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21 septembre 2008 7 21 /09 /septembre /2008 00:00

El Mokrani (Hadj Mohammed) A l?époque du bachaga El Hadj Mohamed El Mokrani, l?Algérie a connu une situation de troubles suite à la chute en 1870 du régime militaire qui s?était appuyé sur les bureaux arabes, lesquels, dans une sorte de défi lancé aux colons, avaient tenté de rapprocher les affaires des indigènes musulmans de l?administration coloniale. Cette politique fut contestée par les colons qui servait ?selon eux- plus les intérêts des indigènes que les leurs, même si c?est pour une part infime. Partant de ce principe, l?administration civile avait pris la relève et fut chargée par les colons de transformer l?Algérie en patrie des colons, d?accaparer les biens des indigènes et de renvoyer ces derniers vers des régions tout justes bonnes pour y séjourner. A côté de cela, les conditions de vie dramatiques des Algériens, la spoliation des terres qui avaient entraîné des famines, des épidémies et la misère ont fini par avoir raison de ce qui subsistait du peuple algérien qui a souffert des conditions politiques inspirées par les colons et mises en place par l?administration coloniale. Les causes de la résistance d?El Mokrani Après la chute de l?Empire et la naissance de la république et après la défaite de Napoléon III face à Bismarck, le renversement du régime en place en France a eu un effet direct sur la situation intérieure en Algérie, caractérisée par la montée en puissance des colons à travers l?influence exercée par eux sur le gouvernement de Paris et l?appel fait aux autorités en Algérie ; situation inacceptable par le chef de Majana, le bachagha Mohamed El Mokrani. Par ailleurs, Mohammed El Mokrani avait reçu en 1864 du général Devaux un blâme en raison de l?aide qu?il avait apportée à l?un des amis de son père, le cheikh Bouakkaz ben Achour. El Mokrani considéra cela comme une humiliation pour lui, pour sa famille et pour les habitants de sa région. D?autre part, les autorités coloniales n?ayant aucune confiance en El Mokrani avaient procédé à la création d?une commune mixte à Bordj Bou Arréridj à la tête de laquelle avait été nommé l?officier Olivier. Cheikh El Mokrani a jugé que cette mesure portait atteinte à son influence politique dans la région, puisqu?il devenait ainsi un simple membre au sein du conseil municipal de la ville de Bou Arréridj, sans avis ni poids à opposer à la force des colons en matière de représentativité. Les autorités d?occupation visaient, de ce fait, à réduire l?influence d?El Hadj El Mokrani en tant que leader politique. Celui-ci s?empressa donc de présenter sa démission de sa fonction de bachaga. Elle fut rejetée le 09 mars 1871 sous prétexte qu?elle n?était pas assortie d?un engagement de sa part à assumer la responsabilité de tous les évènements pouvant survenir dans les zones placées sous son autorité. Cette attitude constitua également une autre cause du déclenchement de la résistance car elle était perçue comme une atteinte à sa dignité. Par ailleurs, il y eut la famine qui avait touchée la région entre 1867 et 1868 faisait des milliers de victimes parmi les Algériens, dans l?indifférence totale de l?administration coloniale qui ne jugea pas nécessaire de porter secours aux indigènes. Ceci confirma une fois de plus à El Mokrani que pour la France, seuls ses intérêts en Algérie comptaient. Parmi les causes objectives, il y avait également un motif religieux. En effet, l'Eglise exploitant les conditions sociales dramatiques des populations est allée vers elles , portant l'Evangile dans une main et les aides dans l'autre. Les indigènes se virent quasiment obligés de confier leurs enfants aux Pères Blancs pour leur éviter de mourir, même si c?est au prix de leur christianisation. Parmi les causes politiques citées précédemment, le bachaga El Mokrani a vu dans le remplacement du régime militaire par le pouvoir civil le moyen d'asseoir la domination des colons européens sur les Algériens et les asservir. Ceci était stipulé par le décret du 24 octobre 1870 qui renforça El Mokrani dans sa conviction que cela allait accroître les souffrances endurées par le peuple algérien du fait des colons et des juifs naturalisés aux termes du décret de naturalisation promulgué par Crémieux lui-même juif. Ce qui fit dire au chef de l'insurrection de 1871, Cheikh Mohamed El Mokrani, sa célèbre phrase: " Je préférerais être sous un sabre qui me trancherait la tête mais jamais sous la houlette d'un juif». Suite à cela, il préféra s'en remettre à l'arbitrage de l'épée face à la nouvelle administration civile. A cela, il faut ajouter les prêts contractés par El Mokrani auprès de la Banque d'Algérie et du juif Mesrine en raison de la famine qui avait décimé les populations de la région. Ce prêt étant destiné à aider les nécessiteux et les victimes de la famine, mais après le départ du gouverneur général militaire Mac Mahon et la prise en main du pouvoir par les autorités civiles, celles-ci refusèrent d'honorer l'engagement d'El Mokrani, lui créant ainsi une crise financière et l'obligeant, pour les habitants de sa région, à hypothéquer ses biens et devenir ainsi victime des abus de pouvoir des colons et des juifs. D'autre part, la politique raciste appliquée par la nouvelle administration à l'égard des Algériens employés dans la réalisation de la route reliant Alger à Constantine a accéléré le déclenchement de l'insurrection. En effet, l'administration pratiquait de fait une ségrégation en matière de salaires et de nature des travaux. Ainsi, les salaires les plus bas étaient attribués aux Algériens qui étaient affectés aux travaux les plus pénibles, sachant que les ouvriers issus pour la plupart de la ville d'El Bordj feraient part de leurs souffrances au bachaga El Mokrani pour qu'il y mette un terme. Il y procéda en utilisant une partie de ses biens propres afin de soulager leurs souffrances. Les étapes de la résistance d'El Mokrani et rôle du Cheikh El Haddad 1- Phase de déclenchement Après l'encerclement au cours du mois de février 1871 des troupes françaises dans le fort de la ville d'El Milia par les habitants d'Ouled Aïdoun, l'insurrection déclenchée à Souk Ahras sous la direction de Mohammed El Kablouti et les spahis ainsi que la résistance à Laghouat de Bennaceur Ben Chohra et du Chérif Bouchoucha , furent autant d'évènements importants qui constituèrent les prémices de la première phase de l'insurrection d'El Mokrani, déclenchée le 16 mars 1871 après qu'il eut présenté pour la deuxième fois sa démission de son poste de bachaga le 27 février 1871. Le déclenchement effectif fut marqué par la restitution au ministère de la guerre de son insigne de bachaga à savoir le burnous, ainsi que la tenue d'une série de réunions avec ses hommes et les hauts dirigeants dont la dernière fut la réunion élargie à caractère martial tenue le 14 mars 1871. Le 16 mars, débuta son avancée vers la ville de Bordj bou Arréridj à la tête d'une troupe estimée à sept mille cavaliers dans le but de l'encercler et faire ainsi pression sur la nouvelle administration coloniale. 2- Phase de généralisation de l'insurrection; émergence du Cheikh El Haddad et des frères de la Rahmania Après l'encerclement de la ville d'El Bordj, l'insurrection s'est étendue à travers de nombreuses régions de l'Est Algérien, arrivant jusqu'à Miliana, Cherchell, Jijel, Collo ainsi qu'El Hodna, M?sila, et Bousaâda auxquelles il faut ajouter Touggourt, Biskra, Batna et Ain Salah. C'est dans de telles circonstances que quelques dissensions sont apparues entre les zaouias de la région de Kabylie, dont la zaouia Rahmania à Seddouk et les zaouias de Chellata et Illoula. Ces dissensions se propagèrent au sein même de la famille d'El Mokrani, divisée en deux fractions : la faction du bachaga El Mokrani avec pour siège Majana, alliée au bachaga de Chellata, Ben Ali Chérif, et la faction du bachaga Mohamed Ben Abdesslam El Mokrani, caïd de Ain Taghzout, à l'est de Bordj Bou Arréridj qui était l'ami de Cheikh Aziz, caïd de Amoucha et la famille de Cheikh El Haddad. Devant cette situation qui ne servait pas la lutte déclenchée par El Mokrani contre l'administration coloniale, celui-ci tenta de rallier Cheikh El Haddad et la confrérie des Rahamania, grâce auquel il commença à mobiliser les populations pour le djihad. Le fils du Cheikh Mohamed Améziane ibn Ali el Haddad a joué un rôle éminent aux côtés d'El Mokrani et pu ainsi convaincre son père de proclamer la guerre sainte le 08 Avril 1871. Ceci amena certains membres de la confrérie Rahmania à rallier les rangs de l'insurrection, devenant ainsi une force de frappe. Ils participèrent aux côtés du bachaga Mohamed El Mokrani à de nombreuses batailles dont ils sortirent victorieux contre les troupes de l'ennemi. Les batailles d'el Mokrani, de son frère Boumezrag et du Cheikh Aziz, en plus de la confrérie Rahmania figurent parmi celles qui ont démontré aux dirigeants du colonialisme, l'étendue de cette révolte qui n'était pas seulement limitée à Majana et El Bordj mais avait atteint Dellys, Tizi Ouzou, Sour El Ghozlane, Draâ el Mizan , Bouira, parvenant jusqu'aux abords de la capitale. Les membres de la confrérie Rahamania, disciples du Cheikh El Haddad jouèrent un rôle éminent dans les succès de l'insurrection d'El Mokrani, notamment après que Cheikh El Haddad eut proclamé la guerre sainte le 08 Avril 1871 à la zaouia de Seddouk et sur l'insistance de son fils Aziz. L'insurrection eut tendance à acquérir un caractère global à travers l'accroissement du nombre de combattants qui l'ont ralliée et son extension à l'ouest, au nord et à l'Est où bon nombre de postes de l'armée coloniale furent encerclés dans plusieurs régions. Le nombre de combattants, partisans de Cheikh El Haddad et membres de la confrérie Rahmanya avait atteint plus de cent vingt mille (120000)hommes, issus de deux cents cinquante (250)tribus, puisque le Bachaga El Mokrani avait réussi à mobiliser 25 mille cavaliers des tribus de Bordj Bou Arréridj, Bousâada et Sour El ghozlane. Grâce à cette force dont le mérite revient à la zaouia Rahmania et aux partisans de Cheikh El Haddad et de son fils Aziz, l'insurrection avait enregistré de nombreuses victoires qui engendrèrent des craintes chez l'administration coloniale et devinrent un danger pour ses intérêts et les colons dans la région. - Phase de repli En dépit des capacités de mobilisation pour le combat de Cheikh El Haddad et son fils Aziz et le rôle joué par leurs partisans au sein de la confrérie des Rahmania, outre le rôle joué par le bachaga Mohamed El Mokrani et son frère Boumerzag, les dissensions ont refait surface, entretenues grâce à ses méthodes spécifiques par l'administration coloniale, notamment après la mort au champ d'honneur du héros de la résistance, le Bachaga El Mokrani, au cours de la bataille de Oued Souflat qui a eu lieu près de Aïn Bessam , le 05 Mai 1871, tué par l'un des traîtres à la solde de l'administration française. Ces dissensions étaient centrées au premier degré autour de deux personnalités ayant chacune son poids dans cette insurrection, à savoir Aziz, fils de Cheikh El Haddad, et Boumezrag El Mokrani, frère de Mohammed El Mokrani, leader de la résistance, auquel a été remis l'étendard du djihad après le décès de son frère. Cheikh Aziz rejeta cette nouvelle situation, briguant la direction de la résistance surtout qu'il était l'une des personnalités les plus éminentes autour de laquelle s'étaient regroupées les frères de la Rahmania. Cependant, la situation était maîtrisée par Boumezrag, ce qui poussa Cheikh Aziz à s'empresser de demander la reddition. L'autre cause d'affaiblissement de la résistance et de son recul fut le conflit interne aux zaouias de la confrérie Rahmanya, dont celui entre la zaouia de Seddouk dirigée par Aziz , celles de Chérif Ben el Mouhoub et celle de Chellata qui furent attaquées par lui entre le 15 avril et le 24 mai. Les conséquences de ces conflits sur le processus insurrectionnel furent désastreuses dans la mesure où Boumezrag poursuivait la résistance à travers des batailles qui réduisaient progressivement son potentiel de combat. Il ne put donc pas ontinuer la guerre contre les troupes de l'ennemi, surtout après la reddition d'El Haddad qui a influé sur le moral de Boumezrag El Mokrani. Ses tentatives de resserrer les rangs des dirigeants des zaouias de la confrérie des Rahmanya furent vouées à l'échec et après sa défaite au cours de la bataille qui eut lieu près de la kalâa des Béni Hammad, le 08 octobre 1871, il se dirigea vers le Sahara. Les Français en ayant eu vent, il fut arrêté le 20 janvier 1872 près de Rouissate à Ouargla et transféré au camp du Général Delacroix puis envoyé au bagne de Nouvelle Calédonie. Conséquences de la résistance d'El Mokrani Après que les conditions internes eurent aidé l'armée française à mettre fin à l'insurrection d'El Mokrani, les répercussions sur l'ensemble des populations des régions qui avaient soutenu et aidé l'insurrection commencèrent à se faire sentir. Ainsi, les tribus ayant participé à l'insurrection furent soumises à des impôts de trois sortes, en fonction de leur degré de participation contre les troupes françaises. - 70 francs à payer par les personnes qui avaient attiré l'attention des responsables de l'administration française. - 140 francs pour toute personne qui s'est mobilisée et a fourni de l'aide à l'insurrection. - 210 francs pour toute personne ayant participé à la guerre et déclaré publiquement son opposition à la France. - Par ailleurs, des montants à payer par chaque famille avaient été arrêtés et en cas de refus de payer, il était procédé à la saisie des biens , ceci parallèlement aux mesures de saisie et de réserve prises à l'encontre des femmes et des enfants. Les montants payés par les différentes régions suite à l'insurrection se répartissent comme suit: - Région de Dellys: 1444100 francs - Territoire civil : 254450 francs - Région de Tizi Ouzou : 3070630 francs - Région de Draâ El Mizan : 1325200 francs - Région d'Alger : 1260000 francs - Territoire civil : 210000 francs - Région de Sour El Ghozlane : 668292 francs - Région de Béni Mansour : 561330 francs - L'ensemble des tribus qui avaient porté l'étendard de la révolte furent quant à elles soumises au paiement global de leurs contributions, le montant total ayant été estimé à 26844220 francs, outre le dépouillement des tribus de leurs armes dont 6365 fusils, 1239 revolvers, 1826 sabres et trois canons. Les conséquences furent les suivantes: - Les personnes arrêtées parmi les principaux dirigeants de l'insurrection furent traduites devant les tribunaux civils et militaires, réprimées et humiliées. - Les populations continuèrent à être soumises au paiement d'amendes dont le montant fut estimé à 36,5 millions francs consacrés essentiellement à l'implantation des colonies notamment entre 1871 et 1880. Ce sont plus précisément les colons venus d'Alsace ?Lorraine et ceux venus du sud de la France qui en bénéficièrent. - Les terres appartenant aux tribus furent mises sous séquestre et les biens de leurs membres saisis et distribués aux nouveaux colons. - Ceux qui avaient participé à l'insurrection furent emprisonnés sans jugement parmi lesquels l'épouse du bachaga Mohamed El Mokrani, sa fille ainsi que sa nièce, la fille de son frère Boumezrag. - Application de la politique de la déportation en Nouvelle Calédonie, notamment à l'égard Boumezrag El Mokrani et des deux fils de Cheikh El Haddad, Aziz et Mohamed. - Des peines de mort furent prononcées, comme ce fut le cas pour Boumezrag El Mokrani, condamné à mort par la Cour d'assises de Constantine le 07 janvier 1872, peine commuée en déportation assortie de travaux forcés dans la ville de Nouméa , en Nouvelle Calédonie. - Une peine de prison dans l'isolement pour une durée de cinq ans fut prononcée à l'encontre de Cheikh El Haddad le 19 Avril 1873 mais compte tenu de son âge avancé, il ne supporta pas la prison et mourut dix jours seulement après sa détention. - Suite à cette insurrection, la loi portant démembrement des terres indivises fut promulguée le 26 juillet 1873 aux termes de laquelle 200 hectares par personne furent affectés à chaque colon. - En 1872, les membres de 33 tribus étaient passés du statut de propriétaires terriens à celui de salariés après la saisie de leurs terres dont la superficie totale avait atteint 611130 hectares y compris tous les biens meubles et immeubles des familles d'El Mokrani et de Cheikh El Haddad. Décret du 24 octobre 1870: Ce décret, promulgué à l'instigation des colons, stipulait ce qui suit: 1- Suppression du régime militaire et son remplacement par le régime civil 2- Suppression des bureaux arabes dirigés par des officiers français 3- Attribution de la nationalité française aux juifs d'Algérie de manière collective (Décret Crémieux) Bataille d?Oued Mehada 16 mars 1871 Bataille d?es-sroudj Mars 1871 Bataille d?Oued Afriss Mars 1871 Bataille de Théniat Ouled Daoud / Bataille de Tala Oumalou Avril 1871 Bataille de Tamda 15 Avril 1871 Bataille de Draa el Mizan 20 Avril 1871 Bataille d?El Eulma 24 Avril 1871 Bataille du passage de Béni Ziane Avril 1871 Bataille de Draa Oum Er-rih 28 Avril 1871 Bataille d?El Djelida 02 Mai 1871 Bataille de Oued Souflat Mai 1871 Bataille de Tidjelabine Mai 1871 Bataille de Sebaou Mai 1871 Bataille de Taouarqa Mai 1871 Bataille de Tessala Lefhour 23 Mai 1871 Bataille de Djamaa Ouled Saharidj 27 Mai 1871 Bataille de Takseft 30 Mai 1871 Bataille de Oued Sahel Juin 1871 Bataille de Sidi Rahmoune Juin 1871 Bataille de Akal Aberkane Juin 1871 Bataille de Ouled Atelli Juin 1871 Bataille du col de Tirouda Juillet 1871

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21 septembre 2008 7 21 /09 /septembre /2008 00:00

Abane Ramdane   

Abane Ramdane est l'un des acteurs majeurs de la guerre d'Algérie.


Né en 1920 à Azouza, village de Larbaa Nath Irathen (Tizi Ouzou) en Kabylie (Algérie). Issu d'une famille modeste, il obtient le Baccalauréat en 1941au lycée Duveyrier de Blida. Il est d'abord sous-officier dans l'armée francaise pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1943, il entre au PPA et à l'OS.

Arrêté en 1951, il est condamné à 6 ans de prison d'ou il organise une série de grèves. Libéré en 1955, il rejoint aussitôt le FLN. Il trace alors les grandes lignes du mouvement révolutionnaire et est organise le congrès de La Soummam. Les grandes lignes de son projet consistent à créer un État dans lequel l'élément politique l'emporte sur l'élément militaire. Il a également opté pour le pluralisme politique et linguistique en Algérie. Principal organisateur avec Ben M'hidi du congrés de la Soummam le 20 Aout 56, Abane Ramdane etait connu comme un fin politicien, mais son franc-parler et sa grande instruction, outre sa vision moderne de la future Algerie indépendante lui valent des inimitiés. Victime des luttes internes entres les colonels, partisans du pouvoir militaire, et les défenseurs du primat accordé au politique, il est isolé puis attiré dans un guet-apens au Maroc. Sur l'ordre des "colonels" du CCE , notamment Lakhdar Ben Tobbal, Abdelhafid Boussouf et Belkacem Krim, Abane y est étranglé le 26 décembre 1957. Belkacem Krim niera plus tard avoir approuvé le projet de la liquidation d'Abane. En fait, une vingtaine de dirigeants de l'époque dont Ahmed Ben Bella avaient approuvé l'exécution de cet héros national dont le projet de société reste toujours à construire.

Abane Ramdane (1920-1957) voit le jour le 20 juin 1920 à Azouza dans la commune de Larbaa Nath Iraten appelée alors Fort National (Tizi-Ouzou). Il passe une enfance heureuse au sein d’une famille relativement aisée, dans une société villageoise rongée par la pauvreté et la misère. Ecolier doué, il est remarqué par son maître pour ses bons résultats, mais aussi et déjà pour sa forte personnalité et son caractère entier. Au collège colonial de Blida où il effectue de brillantes études secondaires, il prend conscience du sort inique fait à son peuple. Au contact d’autres jeunes Algériens, se forge alors et se cimente sa conscience politique et nationale. Après avoir obtenu son baccalauréat, il est mobilisé et affecté, avec le grade de sous-officier, dans un régiment de tirailleurs algériens stationné à Blida, en attendant le départ pour l’Italie. Démobilisé, il entre au PPA et milite activement tout en travaillant comme secrétaire de la commune mixte de Châteaudun du Rhummel (Chelghoum Laïd). Fortement marqué par les massacres du 8 mai 1945, il abandonne ses fonctions, rompt définitivement avec l’administration coloniale et entre en clandestinité pour se consacrer corps et âme à la cause nationale au sein du PPA /MTLD. Il est désigné, en 1948, comme chef de wilaya, d’abord dans la région de Sétif, puis dans l’Oranie. Durant cette période, il est également membre de l’organisation spéciale (OS), bras armé du Parti, chargé de préparer la Révolution. Recherché par la police coloniale dans l’affaire dite du « complot de l’OS » (1950), il est arrêté quelques mois plus tard dans l’ouest du pays. Il est jugé en 1951, après avoir subi plusieurs semaines d’interrogatoire et de torture, et condamné à 5 ans de prison, 10 ans d’interdiction de séjour, 10 ans de privation des droits civiques et 500 000 francs d’amende pour « atteinte à la sûreté intérieure de l’état ». Commence alors un long calvaire dans les prisons coloniales d’Algérie (Bougie, Barberousse, Maison Carrée) et de métropole. Après un court séjour aux Beaumettes (Var) au début de l’année 1952, il est transféré à Ensisheim (Haut Rhin, Alsace) dans une prison de haute sécurité. Soumis à un régime de détention, de droit commun, extrêmement sévère, il entame l’une des plus longues grèves de la faim jamais connues dans les prisons françaises. A l’article de la mort, il est soigné et sauvé in extremis, et obtient gain de cause. Prisonnier politique, il est transféré en 1953 à la prison d’Albi dans le Tarn (Sud ouest de la France) où le régime carcéral, plus souple, lui permet de s’adonner à son loisir favori, la lecture, qui lui permet de forger sa culture et sa formation politiques. Il y découvre, notamment, la condition injuste et dramatique faite à la nation irlandaise, à maints égards semblable à celle que subit le peuple algérien depuis plus d’un siècle, et le sort d’Eamon de Valera qui connut, comme lui, les geôles de l’oppresseur britannique. Transféré à la prison de Maison Carrée au cours de l’été 1954, il est régulièrement tenu au courant des préparatifs de Novembre. Il est même désigné d’office comme l’un des douze membres d’un comité chargé de prendre en mains les destinées de la résistance algérienne contre le régime colonial, pour l’indépendance de l’Algérie. C’est à ce titre que les dirigeants de la zone III (Kabylie, future Wilaya III historique) prennent contact avec lui quelques jours après sa sortie de prison, le 18 janvier 1955, alors qu’il est assigné à résidence à Azouza. Après quelques jours passés auprès de sa mère paralysée, il quitte Azouza, entre en clandestinité et prend en charge la direction politique de la capitale. Son appel du 1er avril 1955 à l’union et à l’engagement du peuple algérien, signe l’acte de naissance d’un véritable Front de libération et son émergence en tant que mouvement national. Il y affirme son credo unitaire, « la libération de l’Algérie sera l’œuvre de tous », qu’il n’aura de cesse que de mettre en œuvre. Travailleur infatigable, organisateur hors pair, il devient vite l’âme de la direction intérieure installée à Alger. Chargé des questions d’animation de la Révolution au niveau national en assurant la coordination interwilayale, il anime également la liaison avec la Délégation Extérieure du FLN établie au Caire, les fédérations de France, de Tunisie et du Maroc. Il a ainsi, la haute main sur toutes les grandes questions d’ordre national et international. Il consacre également son énergie à organiser et à rationaliser la lutte, et à rassembler toutes les forces politiques algériennes au sein du FLN pour donner à la « rébellion » du 1er novembre la dimension d’un grand mouvement de résistance nationale et l’allure d’une fière et digne révolution. Secondé par Ben Youssef Ben Khedda, il impulse la création d’El Moudjahid, le journal clandestin de la Révolution, de l’hymne national, Quassaman, appuie la naissance des organisations syndicales ouvrière (UGTA), commerçante (UGCA) et estudiantine (UGEMA), qui deviendront, elles aussi, un terreau pour la Révolution. Il met également en chantier et supervise la rédaction d’une base doctrinale destinée à compléter et à affiner les objectifs contenus dans la Proclamation du 1er Novembre. Appuyé par Ben M’hidi, il fait adopter au Congrès de la Soummam du 20 août 1956 un statut pour l’armée de libération nationale (ALN) qui devient ainsi une armée révolutionnaire moderne, respectueuse des lois de la guerre, et surtout une plateforme politique dans laquelle est affirmée la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur. Il est désigné comme l’un des 5 membres d’un directoire politique national (CCE), chargés de coordonner la Révolution et d’exécuter les directives de son conseil national (CNRA) créé à cet effet. Durant la bataille d’Alger, de concert avec Larbi Ben M’hidi chargé de superviser l’action militaire, il coordonne l’action et la propagande politiques en direction de la population algérienne. En mars 1957, après l’arrestation et l’assassinat de Ben M’hidi, il quitte Alger quadrillée par la 10eme division parachutiste du général Massu, avec les 3 autres membres du CCE, pour se mettre à l’abri de la répression terrible qui s’abat sur la population algéroise et l’encadrement du FLN. Il gagne Tunis via le Maroc, après une longue marche de plus d’un mois, et la traversée de tout l’ouest algérien. Dans la capitale tunisienne, il se heurte aux colonels de l’ALN. A ces derniers qui investissent en force les organes dirigeants de la Révolution (CCE et CNRA), il reproche une dérive autoritariste et l’abandon de la primauté du politique et de l’intérieur, adoptée à la Soummam. Attiré dans un guet-apens organisé par les colonels du CCE (Krim,Boussouf, Ben tobbal, Mahmoud Chérif,Ouamrane) encouragés par Ben Bella alors détenu à la prison de la Santé, il est sauvagement assassiné le 27 décembre 1957 dans une ferme proche de la ville marocaine de Tétouan. Son corps, disparu, est symboliquement rapatrié en Algérie, en 1984, pour être "inhumé" au carré des martyrs du cimetière d’El Alia, à Alger. Le projet soummamien de ce héros national (république citoyenne fondée sur le primat du politique, transcendant les identités et les croyances...)est d'une brûlante actualité dans l'Algérie du début de ce XXIe siècle.   

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21 septembre 2008 7 21 /09 /septembre /2008 00:00

Colonel Mohand Oulhadj (AKLI Mohand Oulhadj)

RACHID ADJAOUT, ANCIEN OFFICIER DE L’ALN TÉMOIGNE
«Ce que je sais de Si Mohand Oulhadj...»
23-01-2005 - Page : 14

Pour ma part, je tiens à saluer ces deux compagnons de la lutte de Libération nationale pour leur témoignage, ô combien émouvant, sur cet illustre héros que l’histoire semble avoir mis aux oubliettes comme tant d’autres d’ailleurs... Ayant vécu une longue période de la lutte de Libération nationale avec Si Mohand Oulhadj, je me sens dans l’obligation morale de livrer moi aussi, quelques témoignages sur ce « vieux», nom que tous les maquisards qui le côtoyaient lui avaient respectueusement donné.
J’ai connu Si Mohand Oulhadj lors du congrès de la Soummam et depuis jusqu’au cessez-le-feu, nous avons vécu ensemble des périodes mouvementées, jalonnées de moments de joie, de gloire et parfois de détresse, mais nous n’avons jamais douté de l’issue finale de notre combat. Il était très heureux d’avoir été promu commandant, adjoint direct du colonel Si Mohammedi Saïd (Si Nacer) puis de Si Amirouche ; à ce titre, il se dépensa sans répit pour mettre en place les résolutions du congrès de la Soummam et participa à toutes les phases de la structuration et de l’organisation de la Wilaya III. Il était très lié avec Si Mohammedi Saïd, homme pieux comme lui et ayant approximativement le même âge.
Dès le départ de Si Nacer en Tunisie au cours de l’année 1957, Si Amirouche le prit comme adjoint de wilaya et fit de lui son homme de confiance. A la mort de Si Amirouche en 1959, Si Mohand Oulhadj assura l’intérim de chef de la Wilaya III jusqu’à sa nomination définitive par le Gpra en qualité de chef de wilaya. A ce titre, il assuma ses responsabilités ès qualité jusqu’au cessez-le-feu.
Au cours des années 1957 et 1958, il était le plus heureux des hommes car un convoi d’armes et de munitions, venant de Tunisie, parvint à nous avec peu de pertes parmi nos hommes. 1957 et 1958 étaient aussi les années glorieuses de l’ALN qui moissonnait les victoires sur à peu près tous les champs de bataille. C’était aussi la période où les forêts d’Akfadou, Tigrine, Bounaâmane et Atrouche se remplissaient d’unités de l’ALN, où chacune venait exhiber devant les responsables son lot d’armes récupérées sur l’adversaire.
Au poste de commandement de la Wilaya III qui se trouvait du côté de «Tamda Taberkants» ou Atrouche, les discussions nocturnes étaient longues dans les huttes de bois, sous un froid glacial autour d’un plat de lentilles (lorsqu’il y en avait). Je me rappelle, un souvenir vivace et profond, les encouragements que nous prodiguait le «vieux» tout en écoutant les commentaires de Geniève Taboui sur une chaîne de radio française.
C’est là aussi que j’ai eu à connaître et à apprécier le courage du jeune Amar Azouaou appelé le « petit Amar » à cause de son jeune âge ; il ne se séparait pas de sa machine à écrire et était le boute-en-train de tant d’autres jeunes Si Ouali Aït Ahmed, Saâda, Messous, Si Hamel Lamara, Si Youcef Benabid, Si Smaïl, Si Salah Mekacher, Si Amardjia...
Que mes compagnons moudjahidine dont j’ai oublié le nom m’excusent car nous faisions tous partie de cette élite qui entourait Si Mohand Oulhadj et avant lui, Si Amirouche. Tous intellectuels, ils composaient le service de presse de la Wilaya III ou le secrétariat du poste de commandement que dirigeaient d’une main de maître Si Tahar Amirouche et Si Hocine Salhi. C’était aussi la période où des compagnies entières de jeunes étudiants étaient envoyées en Tunisie pour la poursuite de leurs études et nombreux sont de nos jours de hauts cadres de la nation ou des généraux de l’ANP.
Ensuite, les convois d’acheminement d’armes se succédèrent et de nombreux moudjahidine qui partaient les mains vides pour ramener des armes de Tunisie, mouraient en cours de route ou au retour. La ligne «Maurice/Challe» décimera des milliers de nos moudjahidine, mais nos jeunes continuèrent à se sacrifier pour le pays sur cette barrière infranchissable.
A la mort de Si Amirouche, Si Mohand Oulhadj a été très affecté par la mort de ce valeureux responsable. Il lui a fallu des efforts surhumains pour remonter le moral de ses troupes et de la population, l’adversaire profite de cette perte pour lancer des opérations de plus en plus meurtrières sur l’ensemble de la Wilaya III. L’opération «Jumelles» déclenchée par le général Challe, commandant en chef des troupes françaises en Algérie, le 22 juillet 1959, décima des unités entières de l’ALN ; les cadres moururent les uns après les autres, mais l’ennemi ne vint jamais à bout de notre résistance malgré toute l’armada qui a été déployée.
Le général de Gaulle s’illustra par plusieurs tournées en Kabylie et du haut du «PC Artois» au col de Chellata, lança sa «fameuse» paix des braves qui n’eut aucun résultat. C’est aussi en cette période que l’adversaire lança des opérations de noyautage de l’ALN (affaire de la bleuite) qui causèrent beaucoup de dégâts dans les rangs de l’ALN. A cette opération de déstabilisation s’ajouta une autre affaire de dissidence montée par quelques officiers de la région 4 ; mais cette dernière affaire fut vite réglée par la clairvoyance de Si Mohand Oulhadj et de quelques cadres qui servirent d’intermédiaires entre les différents belligérants.
N’étant pas parvenu à écraser la Wilaya III par les armes et la déstabilisation psychologique, le général de Gaulle tenta une dernière diversion en envoyant comme émissaire le colonel Si Salah alors chef de la Wilaya IV auprès de Si Mohand Oulhadj. Faut-il rappeler que Si Salah a voulu négocier «la paix des braves» avec les autorités françaises qui lui demandèrent de rallier à sa cause les responsables de la Wilaya III? Si Salah, dès sa sortie de l’Elysée, est venu discrètement faire ses offres à Si Mohand Oulhadj qui, imperturbable, le renvoya en lui conseillant de poursuivre la lutte armée jusqu’à la victoire finale malgré toutes les pertes subies.
Dans cet univers de violence et de coups bas, les populations payèrent le plus lourd sacrifice à la révolution, des villages entiers ont été détruits et les populations sorties indemnes étaient regroupées dans des centres entourés de barbelés où l’officier SAS régna en maître des lieux en distribuant au compte-gouttes des tickets de rationnement.
La Wilaya III connut à partir de la fin de l’année 1959 sa descente aux enfers ; plus de 80% de l’ALN et de ses cadres furent décimés au cours de l’opération «Jumelles» et la résistance à l’ennemi devint aléatoire ; les djounoud ne recevaient plus d’armes et de munitions de l’extérieur, ils devaient coûte que coûte survivre et tenir le plus longtemps possible face à l’armée française et à ses commandos de chasse constitués de harkis et d’officiers français.
Dans ce contexte, l’ALN perdait du terrain, mais l’action diplomatique, elle, en gagnait, avançait même à pas de géant alors que les manifestations de décembre 1960-1961 en Algérie et en France réussirent à imposer une nouvelle tournure à la guerre, ce qui obligea la France à tenter des négociations avec le Gpra. Ce fut un réconfort inestimable pour les moudjahidine, et les gens avertis voyaient venir la fin du calvaire.
A la même période, un événement important s’est produit : j’étais alors responsable du PC des transmissions qui se trouvait dans la forêt d’Atrouche et nous possédions un poste émetteur-récepteur de type «Angrc.9» assez puissant pour émettre jusqu’au Caire ou plus facilement avec les bases de l’Est (Ghardimaou ou Nador) au Maroc. Ce poste nous a été envoyé par Si Abd Elhafid Boussouf du Maroc avec 3 opérateurs radio, un jeune Tlemcénien Tayeb et deux autres djounoud de la région dont Nourredine Khodja. Nous étions en contact permanent avec l’extérieur et en plus, nous nous servions de ce poste pour diffuser nos communiqués et très brièvement de la propagande car on craignait d’être repérés par l’ennemi grâce à leur gonio aérienne qui sillonnait la région.
Si Abd Elhafid Amokrane, éminent orateur, était chargé de cette mission de propagande et à force d’utiliser le poste, nous avions régulièrement droit aux bombardiers B.26 qui larguaient leurs bombes sur la région et aux salves d’artillerie lourde à partir du poste d’Acif-El-Hamam.
Nos jeunes opérateurs nous avaient bien mis en garde: il fallait réduire nos émissions au strict minimum de messages chiffrés. Notre code était à la portée des services français; à ce sujet, des mesures draconiennes ont été prises mais le danger était en fait à côté de nous sans que personne ne s’en rende compte.
L’utilisation de ce poste se faisait de deux manières, soit avec la génératrice, soit avec de grosses piles de 90 volts qui étaient introuvables. Un semblant d’opération militaire française a été déclenchée du côté de Larbaâ Nath Irathen et une pile piégée de 90 volts, celle justement qui nous manquait, une pile d’origine de Angrc-9 a été abandonnée sur le terrain ; elle a été trouvée et remise au commandant Si Ahcène Mahiouz par des citoyens, lequel l’a transmise au PC des transmissions. Par manque de ces piles d’origine, nos opérateurs ont modifié les fiches d’adaptation depuis déjà longtemps afin d’utiliser des piles civiles que les zones nous envoyaient. Nous avions un petit stock dans un abri et cette pile d’origine, tombée des cieux, nous la laissâmes de côté et en réserve pour une éventuelle pénurie. Entre-temps, elle me servit pendant quelques mois d’oreiller dans notre refuge sans me rendre compte que je dormais sur 2 kg de TNT.
Un jour, Si Mohand Oulhadj et Si Abdelhafid Amokrane étaient de passage au PC. Ils avaient l’intention d’y passer la nuit en notre compagnie comme ils avaient d’ailleurs l’habitude de le faire. Pour compléter la «djemââ» Si Mohand Oulhadj me demanda d’aller chercher le docteur Si Ahmed Benabid qui était dans son infirmerie à quelques encablures de là. Au retour, nous entendîmes une très forte explosion du côté d’où j’étais parti ; nous accélérâmes le pas et quelle ne fut notre horrible surprise lorsque nous découvrîmes des tôles de zinc éparpillées sur des centaines de mètres ; nos trois opérateurs furent déchiquetés par la déflagration et des morceaux de chair étaient accrochés aux arbres. Si Mohand Oulhadj et Si Abdelhafid Amokrane étaient grièvement blessés et se trouvaient projetés loin, gémissant sans secours dans cette immense forêt. Ils reçurent les premiers soins du Docteur Benabid et nous les emportâmes aussitôt à l’infirmerie de la Wilaya.
Plus de message, plus d’émission, plus de B.26 non plus. Tout contact avec l’extérieur était terminé, malgré l’apport d’un poste émetteur que Si Abderrahmane Mira nous ramena de Tunisie car nous n’avions plus d’opérateur radio.
Si Abdelhafid Amokrane et Si Mohand Oulhadj me racontèrent par la suite qu’en voulant entrer en contact avec le colonel Si Nacer alors chef d’état-major à Ghardimaou, les opérateurs radio ont voulu utiliser la pile qui me servait « d’oreiller », elle explosa entre leurs mains, quant à nos deux responsables, ils garderont définitivement les séquelles de leurs profondes blessures.
Lorsque le cessez-le-feu fut annoncé, nous nous sommes retrouvés ensemble dans cette forêt d’Akfadou qui nous a abrités pendant de si longues années. Personne ne croyait plus à ce miracle et ce jour-là, il y avait plus de larmes que de joie sur nos visages.
Le 19 mars 1962, au matin, nous étions tapis du côté de Tigounatine lorsque, pour la dernière fois, deux avions T.28 vinrent larguer leurs dernières bombes pas loin de l’endroit où nous étions : il était 11h45, nous sommes restés au même endroit, attendant la suite des événements jusqu’à fin avril. Le cessez-le-feu semblait respecté partout et Si Mohand Oulhadj qui avait reçu un message du «Rocher Noir» nous ordonna de monter au village le plus proche du côté d’Azazga, «Chorfa».
Nous étions une quinzaine de maquisards et nous nous mîmes à marcher par cet après-midi brumeux à travers la forêt lorsque nous fûmes surpris par des rafales d’armes automatiques: notre vieux cuisinier tomba, touché à mort. C’était le capitaine Si Amira qui venait en sens inverse et qui tira sur nous par mégarde croyant apercevoir une unité de l’armée française. Le destin a voulu, que ce vieux compagnon, qui nous a servi ses plats durant toute la guerre de Libération, ne partage pas avec nous la joie des fêtes de l’indépendance, tué par les siens! Ironie du sort! Une fois à Cheurfa, les liaisons se sont succédé avec «Rocher Noir» (actuellement Boumerdès). Nous étions enfin au milieu du peuple et nous eûmes droit à tous les honneurs.
Si Mohand Oulhadj convoqua son comité de wilaya pour consultation et au cours de la journée, un hélicoptère de l’armée française en provenance de Boumerdès vint se poser au village. A son bord, le colonel Allahoum, et quelques officiers de l’ALN. Ils nous avaient ramené tout un stock des accords d’Evian que nous devions distribuer aux zones pour application et en même temps ils devaient prendre les noms des officiers de la Wilaya III, qui devront siéger dans les différentes commissions de cessez-le-feu. A ce titre, je fus désigné avec Si Hamel Lamara comme représentant de la Wilaya III des sous-commissions locales devaient être également installées au niveau des zones.
Le colonel Allahoum et Si Mohand Oulhadj nous donnèrent lecture du contenu des «Accords d’Evian» et insistèrent sur leur stricte application ; nous devions faire face aux officiers français sans complexe et rendre compte de toutes les difficultés rencontrées. Après quoi, la délégation venue du Rocher-Noir devait repartir en fin de journée ; malheureusement, une épaisse brume est venue couvrir la région et l’hélicoptère ne put repartir: c’est ainsi qu’avec les deux pilotes français nous passâmes la nuit à Cheurfa après avoir mangé autour de la même table. Dans le courant de la nuit, des blindés sont venus en renfort d’Azazga pour assurer la sécurité de l’hélicoptère et de ses occupants. Le lendemain, à la faveur du beau temps, l’hélicoptère décolla avec ses passagers et Si Mohand Oulhadj nous acheta à Tizi Ouzou deux tenues civiles à Si Lamara et à moi-même.
Nous avions pour instruction de prendre attache avec un général français à Tizi Ouzou en ce qui concerne Si Lamara et un autre à Aïn-Arisa, (Sétif) par mon intermédiaire. Des «laisser-passer» en qualité de membres de commission de cessez-le-feu nous furent remis.
Pour ma part, je fis appel à Si Ahmimi Bencheikh de Seddouk pour venir me chercher et me déposer à Aïn Arnat en compagnie du commandant Si Ahmimi Fedal. A peine sortis d’Azazga, sur la route nationale, on se heurta à un barrage de l’armée française; surpris, nous ne savions quoi répondre aux soldats qui nous demandaient nos pièces d’identité. Je me suis souvenu alors du laisser-passer que j’avais en poche et tout fièrement je l’ai exhibé; le soldat se mit tout de suite à appeler ses camarades en criant: «Venez voir un fellaga.» Un capitaine qui se trouvait non loin de là vint à sa rescousse et par curiosité me posa quelques questions oubliant du coup le commandant Si Ahmimi, assis à mes côtés. Le soldat qui avait insisté pour la présentation des pièces d’identité s’éclipsa devant son capitaine qui lui fit savoir que le «fellaga» en question parle peut-être mieux que lui le français ; il nous salua et nous ouvrit la route.
Au carrefour de «Bourbatach» (au-dessus d’El Kseur), nous eûmes droit au même scénario devant un barrage de soldats français, mais nous ne rencontrâmes pas de difficulté et nous continuâmes notre route jusqu’à Takerietz, où un gros camion surgissant d’un tournant nous éjecta hors de la route, dans un fossé, ne causant que quelques dégâts à la voiture de Si Ahmimi Bencheikh. Le commandant Si Ahmimi Fadel, énigmatique comme d’habitude, observa : «La France ne nous a pas tués durant sept années de guerre et aujourd’hui nous avons failli périr dans un fossé». Par précaution, je ne me rendis pas directement chez moi à Seddouk et nous avons préféré être déposés au village de Takaatz.
Ce n’est qu’à la nuit tombée que je rentre à Seddouk, à la joie et à la surprise de toute ma famille qui sanglotait en me prenant dans ses bras ; mais parmi ces membres, un personnage important, mon père, manquait. Je compris tout de suite le grand silence qui répondit à ma question: «Où est mon père?» J’appris par la suite qu’il est décédé des suites des tortures subies au camp «DOP» de Béjaïa. La fête fut bien sûr gâchée et le lendemain, j’ai continué ma route sur Sétif. Dès que je me suis présenté à la base militaire d’Aïn-Arnat, je fus «royalement» reçu par le général commandant la 19e division d’infanterie.
Il était flanqué de quelques officiers dont un colonel et un commandant qui feront partie de la commission de cessez-le-feu. Nous discutâmes d’un peu de tout mais particulièrement du respect des «Accords d’Evian». Le général me demanda d’installer mon PC non loin de la base pour des commodités évidentes. Je lui ai proposé alors la maison de Laouamri qui se trouvait à quelques kilomètres de là, dans le petit village d’Aïn-Messaoud que je connaissais déjà pour y avoir séjourné pendant la guerre.
Aussitôt, le commandant Goussot, avec une équipe de soldats, m’accompagnèrent au village et une ligne téléphonique militaire fut installée entre Aïn-Arnat et Aïn-Messaoud. Tous les moyens ont été mis à ma disposition, dont un véhicule et un hélicoptère. Depuis ce jour, les contacts furent permanents entre nous et nos rapports étaient des plus conviviaux. Chaque réunion ou chaque déplacement était sanctionné par un procès-verbal conjointement signé.
Pour les premières missions, nous nous sommes surtout préoccupés de la libération des détenus qui se trouvaient dans différents centres d’internement et particulièrement celui de Ksar-Tir. La première visite de la commission, en présence cette fois du représentant de la Wilaya I, le capitaine Douadi Benali, nous avons obtenu la libération de plus de 700 prisonniers issus de différentes régions du pays.
Nous n’avons pas eu de gros problèmes à résoudre durant la période précédant le référendum d’auto-détermination. Il n’y a eu que quelques petits incidents dans la vallée de la Soummam et du côté de Tichy entre des unités de l’ALN et l’armée française, sans gravité, car nous intervenions très rapidement sur les lieux et les choses rentraient dans l’ordre.
Le gros problème que nous avons eu à résoudre à cette époque, c’était le départ des unités de l’armée française car à chaque fois, il fallait faire un état des lieux, établir des plans, signer les procès-verbaux et remplacer les unités de l’armée française par une unité de l’ALN ou tout au mieux assurer le gardiennage des lieux. Parmi les grandes bases que j’ai eu à réceptionner, citons l’émetteur de télévision de Megris sur les hauteurs de Sétif, la nouvelle piste d’atterrissage de l’aérodrome de Béjaïa non achevée ainsi que plusieurs casernes.
J’ai eu à traiter, comme me l’avait recommandé le colonel Si Mohand Oulhadj, de l’affaire de la récupération des corps des colonels Si Amirouche et Si Lhouès. La demande écrite de ma part à la partie française est restée lettre morte mais des assurances verbales m’ont été données à savoir que les corps ont été enterrés à Boussaâda et qu’il faudra faire revenir sur les lieux le commandant de ce secteur pour nous indiquer l’endroit exact. Les membres français de la commission ne voulaient pas s’engager dans cette affaire et nous répondaient souvent que l’on pouvait nous adresser aux citoyens de la région, faisant par là, allusion aux harkis qui avaient assisté à l’accrochage et qui pouvaient nous montrer l’endroit précis. C’est ce qui a été fait d’ailleurs quelques dizaines d’années après.
Pour ma part, j’ai rédigé dans ce sens un compte-rendu détaillé de mes démarches au colonel Si Mohand Oulhadj qui en a transmis une copie au ministère de la Défense.
Ce modeste témoignage s’adresse à la jeunesse de ce pays, à tous les vivants qui ne connaissent que partiellement l’histoire de la glorieuse révolution algérienne, aux compagnons de la lutte pour la Libération nationale accusés parfois de n’avoir rien dit, rien écrit pour la connaissance réelle de ce que furent sept années de guerre.
A notre «petit Amar» mais aussi grand que la majestueuse forêt d’Akfadou.
A Si Makhlouf, le sage fils de Si Mohand Oulhadj, je dis en votre nom à tous au «vieux père» de tous les moudjahidine qu’il repose en paix et que bientôt, nous le rejoindrons pour achever ce récit dans la stricte intimité de l’Au-delà.



Rachid ADJAOUT

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16 janvier 2008 3 16 /01 /janvier /2008 00:00

Tacite – La Guerre de Tacfarinas " Extrait de : " Les Annales " (livre II - IV) par Tacite (Historien latin , 55 / 120) ________________________ Livre II / (LII) : Cette même année la guerre éclate en Afrique : l'ennemi était commandé par Tacfarinas. Numide de nation, soldat auxiliaire dans les armées romaines, puis déserteur, Tacfarinas rassembla d'abord pour piller et voler des vagabonds accoutumés au brigandage. Bientôt il les distribua, comme dans les armées romaines, par enseignes et par compagnies; et enfin de chef de bandes indisciplinées, il devint général des Musulames . Cette nation puissante qui confine aux déserts de l'Afrique, et qui, à cette époque, n'avait point encore de villes, prit les armes et contraignit à la guerre les Maures, ses voisins. Ceux-ci avaient Mazippa pour chef. L'armée fut partagée en deux corps, de sorte que Tacfarinas pût garder dans le camp des hommes d'élites, armés à la manière des Romains, pour les habituer à la discipline et à l'obéissance, tandis que Mazippa avec les troupes légères, portait au loin l'incendie, le meurtre et la terreur. Ils avaient soulevés les Cinithiens, peuple redoutable, lorsque Furius Camillus, proconsul d'Afrique, fit marcher en un seul corps sa légion et tous les auxiliaires qui se trouvaient sous les drapeaux; cette troupe était faible sans doute si on la compare à la multitude des Numides et des maures; mais on avait qu'une chose sérieuse à craindre, c'est que la peur ne leur fit éviter le combat; et en espérant la victoire, ils se firent battre. La légion se plaça au centre et les deux divisions de cavalerie sur les ailes. Tacfarinas accepta la bataille : les Numides furent mis en déroute. Livre III / (XX) : Cette même année, Tacfarinas, battu l'été précédent, comme je l'ai dit, par Camillus, recommença la guerre en Afrique, courant et pillant d'abord, et par la rapidité se dérobe à notre vengeance. Il ruina ensuite les bourgades, enleva un butin considérable, et enfin près du fleuve Pagide , il assiégera une cohorte romaine. le fort était commandé par Decrius, homme d'action, formé par l'expérience de la guerre, et qui regardait ce siège comme un affront. Decrius engage les soldats à combattre à découvert, et range sa troupe en avant des retranchements. mais au premier choc, la cohorte plie; Decrius se lance à travers les traits, courts aux fuyards, crie aux porte-enseignes : " qu'il est honteux que le soldat romain tourne le dos devant des bandes sans disciplines ou des déserteurs ! ". Au même moment il reçoit plusieurs blessures; l'oeil crevé, il fait encore face à l'ennemi et continue le combat, jusqu'à ce qu'il tombe abandonné des siens. --- / (XXI) : A cette nouvelle, L. Apronius, qui avait succédé à Camillus, plus affligé de la honte des siens que du succès de l'ennemi, eut recours à cette rigueur rare à cette époque et qui rappelait les âges antiques; il décima la cohorte qui s'était déshonorée , et fit périr sous les verges ceux qu'avaient désigné le sort. Cette sévérité produisit tant d'effet qu'un détachement de vétérans de cinq cents hommes, au plus, mit en fuite ces mêmes troupes de Tacfarinas, qui avait attaqué un fort nommé Thala . Tacfarinas cependant, en voyant ses Numides découragés et peu disposés à faire des sièges, fit une guerre de partisans, fuyant devant les attaques et reparaissant bientôt sur les arrières de l'armée. Aussi longtemps que le Barbare suivit cette tactique, il se joua des Romains qui se fatiguaient en vain à le poursuivre. Mais lorsqu'il se fut rapproché des côtes, le butin qui l'embarrassait le força de s'arrêter pour camper. Apronius Cesianus, envoyé par son père avec des cavaliers, des cohortes auxiliaires et les légionnaires les plus agiles, livra aux Numides un combat heureux et les rejeta dans le désert. --- / (XXXII) : Peu de temps après Tibère envoya une lettre au Sénat pour l'informer que l'Afrique était de nouveau troublée par les incursions de Tacfarinas; " Les Pères, disait-il, devaient choisir pour consul un homme expérimenté dans la guerre, vigoureux et capable de résister aux fatigues de la campagne ". --- / (LXXII) : ... et quelques temps après, César en donnant à Blesus, proconsul d'Afrique, les ornements du triomphe, déclara qu'il lui accordait ces marques d'honneur en l'honneur de Séjan, dont il était l'oncle. --- / (LXXIII) : Les exploits de Blesus cependant méritaient bien cette distinction; car Tacfarinas, quoique toujours repoussé, trouvait toujours au fond de l'Afrique des ressources nouvelles, et son insolence était telle qu'il envoya des députés demander à Tibère qu'on lui cédât de bonne grâce un lieu pour s établir, lui et son armée; en cas de refus, il le menaçait d'une guerre interminable. On dit que jamais insulte envers sa personne et le peuple romain ne blessa plus profondément César de cette audace d'un déserteur et d'un brigand qui agissait comme les puissances ennemies. " Le vainqueur de tant d'armées consulaires, Spartacus lui-même, brûlant l'Italie restée sans vengeurs, au moment où les grandes guerres de Sertorius et de Mithridate ébranlaient la République, Spartacus n'avait point été admis à traiter de son pardon avec Rome, et le peuple romain, au plus bel âge de sa grandeur, irait acheter la paix d'un brigand comme Tacfarinas, par un traité et une concession de territoire ! ". Tibère donna ordre à Blesus d'offrir la grâce à tous ceux qui mettraient bas les armes, et de s'emparer du chef par tous les moyens . --- / (LXXIV) : La plupart acceptèrent le pardon, et on combattit les ruses de Tacfarinas par la tactique qu'il suivait lui-même. Son armée inférieure à la nôtre, mais plus propre à une guerre de surprise, attaquait et se repliait, dressait ses embuscades en s'aparpillant par bandes. l'armée romaine, partagée en trois corps, se met en marche par trois routes différentes, d'un côté le lieutenant Cornelius Scipion garda les points qui servaient de route aux incursions de l'ennemis dans le pays des Leptins , et à ses retraites dans le pays des Garamantes; du côté opposé, le fils de Blesus, avec des forces suffisantes, se posta pour protéger les bourgades de Cirta; au centre, le général, à la tête des troupes d'élites, établissant, dans des positions avantageuses, des forts et des retranchements, resserra les ennemis, leur présenta de continuels obstacles, et partout ^ù ils partaient, ils trouvaient des détachements de l'armée romaine, sur leur front, sur leurs flancs, et souvent même sur leurs arrières. Grâce à ses dispositions, un grand nombre fut tué ou enveloppé. Blesus partagea ensuite ses trois corps d'armée en petits détachements, qu'il plaça sous les ordres de centurions éprouvés. A la fin de l'été il ne les retira point comme on avait fait jusqu'alors, et, au lieu de les mettre en quartier d'hiver dans notre ancienne province, il les distribua dans des forts, à l'extrémité du pays exposé à la guerre, et fit relancer Tacfarinas de retraite en retraite, par des soldats armés à la légère, et qui connaissaient le désert. Le frère de Tacfarinas ayant été pris, Blesus s'en revint, mais trop tôt pour le bien des alliés, car il laissait les populations prêtes à rallumer la guerre, Tibère, cependant, croyant la guerre terminée, permit que Blesus fut salué par les légions d'impérator. Livre IV / (XXIII) : Cette même année délivra le peuple romain de sa longue guerre contre le Numide Tacfarinas. Jusqu'alors les généraux ne songeaient plus à l'ennemi, du moment où ils croyaient avoir fait assez par eux-mêmes en obtenant les insignes du triomphe. On comptait déjà dans Rome trois statues couronnées de lauriers, et Tacfarins pillait toujours l'Afrique. Il avait trouvé de nouveaux appuis chez les Maures qui, lassés par l'inertie de leur jeune roi Ptolémée, fils de Juba, s'étaient jetés dans la guerre pour échapper aux affranchis, qui s'érigeaient en maîtres, et à la domination des esclaves. Le roi des Garamantes aidait Tacfarinas à piller, et recelait le butin; il ne marchait pas en personne à la tête de son armée, mais il fournissait des troupes légères, et, à cause des distances, on les disait plus redoutables qu'elles ne l'étaient réellement. Toute la population pauvre ou turbulente de la province courait se joindre à Tacfarinas, avec d'autant plus d'empressement que César, après l'expédition de Blesus avait ordonné de retirer de l'Afrique la neuvième légion, comme si le pays eut été entièrement pacifié; et le proconsul de cette armée, P. Dolabella, n'avait point osé la retenir, car les ordres du prince l'effrayaient plus que la guerre elle-même. --- / (XXIV) : Grâce à cette circonstance, Tacfarinas fait courir le bruit que l'empire romain est déchiré par d'autres guerres; que c'est pour cela qu'on rappelle d'Afrique une partie des troupes, et qu'il sera facile d'écraser celles qu'on y a laissées, si tous ceux qui préfèrent la liberté à la servitude veulent frapper un grand coup. Il augmente son armée, puis il vient camper devant Thubusque, et investit cette place. Dolabella rassemble tout ce qu'il a de troupes; la première marche et la terreur du nom romain fait lever le siège aux Numides, qui d'ailleurs ne peuvent soutenir le choc de l'infanterie. Dolabella fortifie les positions avantageuses; en même temps il frappe de la hache les chefs des Musulames, qui menaçaient de trahir. Sachant par l'expérience de plusieurs campagnes, qu'il était impossible d'atteindre avec un seul corps et des troupes pesamment armées, les bandes errantes de l'ennemi, il appelle le roi Ptolémée et ses auxiliaires, et forma quatre divisions, dont il confie le commandement à des lieutenants et à des tribuns. Les Maures les plus braves conduisent les troupes chargées de faire du butin; lui-même était partout pour diriger. --- / (XXV) : Bientôt on apprend que les Numides ont dressé leurs tentes auprès des ruines d'un château nommé Auzéa qu'ils avaient incendiés autrefois, et qu'ils comptent sur cette position, fermée de tous côtés par de vastes forêts. Aussitôt les cohortes et la cavalerie, sans bagages, se portent en avant par une marche rapide, ignorant où on les conduit. Le jour commençait à peine, que les soldats romains abordaient, au bruits des trompettes et avec des bruits terribles, les Barbares à moitié endormis. Les chevaux numides étaient au piquet, ou dispersés çà et là pour paître. Du côté des Romains, tout est disposé pour le combat, l'infanterie serrée, la cavalerie en rang de bataille; les Numides, au contraire, surpris à l'improviste, sans armes, sans direction et en désordre, sont culbutés, tués ou pris comme des troupeaux. Irrité par le souvenir de ses fatigues, contre un ennemi qui fuyait un combat tant de fois souhaité, le soldat s'enivre de vengeance et de sang. L'ordre de s'attacher Tacfarinas circule dans les compagnies : " Tous le connaissaient, après tant de combats; seule la mort de ce chef peut mettre un terme à cette guerre. " Mais le Numide, quand il voit ses gardes tués, son fils déjà enchaîné, les Romains répandus partout, s'élance à travers les traits et par une mort qui ne fut pas sans vengeance, s'affranchit de la captivité. La guerre finit avec lui. Livre IV / (XXVI) : Dolabella demanda les ornements du triomphe. Tibère les refusa; c'était une concession à Sejan, car la gloire de son oncle Blesus pouvait souffrir de la gloire de Dolabella. Mais Blesus n'en fut pas plus grand, et le refus d'une distinction méritée ne fit qu'ajouter à la renommée du vainqueur, car, avec une armée plus faible, il avait fait des prisonniers de marque, tué le chef, et l'honneur d'avoir terminé la guerre lui revenait tout entier. Dolabella était suivi par des ambassadeurs des Garamantes, qu'on avait vus rarement dans Rome. Cette nation, frappée de terreur par la défaite de Tacfarinas, les envoyait pour s'excuser auprès du peuple romain, car elle savait sa faute. On connut alors le zèle de Ptolémée dans cette guerre, et on renouvela en sa faveur un ancien usage. Un sénateur fut désigné pour lui porter le bâton d'ivoire, la toge brodée, antiques présents du Sénat, et le saluer du nom de roi, d'allié et d'ami. Et voici les résumés qu'en font certains historiens : 1 / JULIEN (Charles André) : " l'Histoire de l'Afrique du Nord ", Paris, Payot, rééd., 1975, T.I, pp. 128/130. L'insurrection du berbère Tacfarinas qui, au temps de Tibère, tint sept ans durant, en échec les armées romaines, nous est connu par quelques lignes de Tacite : " Cette même année (17), écrit-il, la guerre commença en Afrique. Les insurgés avaient pour chef un Numide, nommé Tacfarinas, qui avait servi comme auxiliaire dans les troupes romaines et avait ensuite déserté. Il rassembla d'abord quelques bandes de brigands et de vagabonds qu'il mena au pillage; puis il parvint à les organiser en infanterie et cavalerie régulières. Bientôt, de chefs de bandits, il devint général des Musulames, peuplade vaillante qui parcourt des régions dépourvues de villes, en bordure des déserts d'Afrique. Les Musulames prirent les armes et entraînèrent les Maures, leurs voisins qui avaient pour chef Mazippa. les deux chefs se partagèrent l'armée; Tacfarinas garda l'élite des soldats, tous ceux qui étaient armés à la romaine, pour les rompre à la discipline et les habituer au commandement, tandis que Mazippa, avec les troupes légères, portait le fer, la flamme et l'effroi. " Comme tant de chefs d'insurrection, de Jugurtha à Abd el Krim, Tacfarinas avait appris le métier militaire et fortifié sa haine de l'étranger en servant dans les rangs des envahisseurs. Il fut d'abord un chef de bandes. Entendez qu'il se trouva, sans doute, en présence de révoltes spontanées qui se manifestèrent par des razzias, qu'il lui fallut ensuite les discipliner, les organiser et transformer en armée régulière la cohue anarchique des tribus. S'il réussit, comme l'affirme Tacite, ce ne fut point un simple aventurier, mais un chef d'envergure. Le mouvement s 'étendit jusqu'à la Maurétanie, à l'Ouest, à la Petit Syrte, à l'Est. Ce fut une révolte générale des tribus du Sud, qui mordit sur les territoires relevant de Rome. Le proconsul M. Furius Camillus, à la tête de la IIIè légion Auguste et de contingents auxiliaires, battit Tacfarinas en bataille rangée et reçut les honneurs du triomphe (17). Mais une révolte berbère ne s'épuise pas dès le premier combat. Suivant leur tactique éternelle, les Numides se dispersent dès qu'ils eurent le dessous pour se reconstituer dans au désert. De là Tacfarinas poussa des razzias soudaines sur les bourgades et les campagnes des confins. Il réussit même à mettre en fuite une cohorte romaine et à enlever un fort (20). Le proconsul L. Apronius dut intervenir, avec des renforts venus de Pannonie, pour dégager une place assiégée. La poliorcétique n'était pas le fort des Numides. Tacfarinas eut la sagesse d'y renoncer et de revenir aux incursions rapides. les romains ne pouvaient se saisir de cet ennemi qui portait l'offensive là où l'attendait le moins et disparaissant, avec son butin, avant qu'ils aient eu le temps de réagir. une fois cependant, le fils du proconsul, L. Apronius Caesanius, surprit Tacfarinas et le réduisit à se réfugier au désert. Succès précaire qui n'empêcha pas le Numide de reparaître et d'envoyer des députés à Tibère pour lui signifier qu'il eut à lui céder de bonne grâce des terres, à lui et son armée, sans quoi il le menaçait d'une " guerre interminable ". Tacite voit dans cette sommation la manifestation d'une audace singulière. Elle témoigne plutôt de la nécessité vitale pour les Numides de se ravitailler dans les plaines fertiles dont l'occupation romaine leur interdisait l'accès. Tibère se refusa à négocier. " On rapporte, écrit Tacite, que jamais insulte à l'empereur et au peuple romain n'indigna Tibère comme de voir un déserteur et un brigand s'ériger en puissance ennemie. " Il ne pouvait admettre que " l'empire au faîte de sa puissance se rachetât, par la paix et des concessions de territoires, des brigandages de Tacfarinas. " Un nouveau proconsul, Q. Julius Blaesus, mena une double action contre le Numide. Par d'habiles promesses et sans doute par des concessions de terres, il provoqua des dissidences, puis comme plus tard Bugeaud contre Abd el Kader, adapta sa tactique aux nécessités africaines en organisant colonnes mobiles qui harcelèrent l'ennemi. Il installe ses troupes dans des camps retranchés, tout le long des frontières, et put ainsi continuer son offensive même au coeur de l'hiver, mais il ne réussit pas à s'emparer de Tacfarinas, comme le lui avait prescrit l'empereur, et obtint, dit-on le triomphe que parce qu'il est l'oncle du tout puissant préfet du prétoire, Séjan. Après le départ de Blaesus la situation redevint grave. L'avènement de Ptolémée en Maurétanie provoqua une nouvelle révolte des maures, et Tacfarinas, qui n'ignorait pas que les effectifs romains venaient d'être amputés d'une légion, rallia de nouveaux partisans, si bien que la révolte reprit de la Maurétanie à la Grande Syrte. le proconsul P. Cornelius Dolabella suivit la tactique de Blaesus et finit par rejoindre Tacfarinas près " d'un château à demi ruiné et brûlé jadis par les Numides, nommé Auzia, au milieu d'épaisses forêts où il se croyait en sûreté ". On a affirmé, sans preuves suffisantes, que ce castellum occupait l'emplacement d'Aumale, bien qu'il soit vraisemblable qu'il se dressât plus à l'est. Les soldats " enivrés de vengeance et de sang " égorgèrent à l'envie, les Numides surpris au repos. Tacfarinas se jeta au-devant des ennemis " et se déroba à la captivité par une mort qu'il fit payer cher ". Le massacre du chef mit fin à la guerre. 2 / BENABOU (Marcel) : " La résistance africaine à la romanisation ", Paris Maspéro, 1976, pp. 75/83, chapitre intitulé : " Les semi-nomades face aux empiétements romains : Tacfarinas ". Les troubles suscités par l'annexion de la future Numidie, les victoires militaires consécutives à ces troubles avaient transformé à la fois la situation sur le terrain et la stratégie des Romains. Ainsi la nécessité d'asseoir l'occupation militaire sur des bases solides dicté la construction de la voie Haïdra à Gabès par Gafsa, ce qui impliquait la mainmise effective de l'autorité romaine sur une grande partie du sud tunisien. Ceci, se traduit, pour les tribus semi-nomades, habituées à se retirer dans les montagnes en été et à passer l'hiver dans la steppe, par l'impossibilité de continuer leurs déplacements saisonniers. Les Musulames, qui avaient déjà vu leurs terres réduites par Cossus Cornelius Lentulus, se trouvaient maintenant privées par la nouvelle route, d'une bonne moitié de leur territoire. Cette dépossession, qui intervient tandis que par ailleurs s'effectue l'inventaire ordonné par Auguste des ressources de la province , détermine les Musulames à reprendre la lutte. Ils le font donc, mais la guerre qu'ils vont mener semble différer profondément des mouvements qui l'avaient précédée sous le règne d'Auguste. Les Musulames en effet ne sont pas une banale tribu comme il y en tant dans l'Afrique romaine et indigène. Plutôt qu'une tribu, c'est sans doute une confédération : l'on connaît l'une de composantes de cette confédération, la tribu musulames Gubul que mentionne un texte de Theveste. Son importance ne date pas de l'empire, mais remonte bien au-delà dans l'histoire africaine. Bien qu'ils ne soient pas nommés par Salluste, qui s'est peut soucié de donner des noms de tribus africaines, ils durent prendre une part à la guerre de Jugurtha; en effet la ville de Thala, qui est sur le territoire de la confédération musulame, était acquise à Jugurtha, et elle ne fut prise, par Metellus, qu'après une longue résistance. L'importance des Musulames est due à la taille et à la place de leur territoire : ils possèdent en effet la plus grande partie du bassin du Muthul (Oued Mellègue), vaste zone aux multiples utilisations possibles, et dans laquelle l'administration saura tailler pour constituer des domaines publics et privés, des cités et des marchés. Le début du 1er siècle marque pour les Musulames un tournant : ils se décident à la résistance armée, mais à une résistance d'un type nouveau. Pour la première fois en effet, des Africains vont tenter d'emprunter aux Romains, très maladroitement sans doute, mais avec une indéniable détermination, une partie de leur technique guerrière. Armement, organisation d'unités diversifiées, utilisation d'une tactique adaptée aux circonstances mouvantes du combat, autant d'éléments qui donnent à cette guerre de sept ans une importance particulière de la résistance africaine à la romanisation. La guerre qui va commencer en 17 sera toute entière dominer par la personnalité de Tacfarinas. Celui-ci qui avait servi dans l'armée romaine -dans un corps d'auxiliaires-, sut mettre à profit les leçons qu'il avait apprises auprès des Romains pour les retourner contre eux. Sa compétence, dont témoignait l'organisation paramilitaire qu'il avait su donner aux premières " bandes " dont il s'était entouré après avoir déserté l'armée, lui valut de devenir, après ses premiers succès, chef de la puissante tribu des Musulames. peut-être y a-t-il là autre chose qu'un hasard, autre chose que la rencontre fortuite d'un condottiere en mal de troupes et d'une tribu en mal de pillage. N'est-il pas plus logique de penser qu'il s'agit d'une union dictée par une conscience claire des nécessités de la situation ? Pour les Musulames, en effet, la guerre était inévitable, puisqu'elle devait permettre de récupérer les terrains de parcours indispensables à la survie de la tribu dans son mode de vie traditionnel. Or , cette guerre sentie comme vitale, ne pouvait être menée avec les moyens et les méthodes traditionnels (pillages, razzias, etc.), dont l'inefficacité relative avait pu apparaître tout au long du règne d'Auguste. il était donc normal qu'une guerre qui avait changé de sens, changeât aussi de méthode : l'appel de Tacfarinas n'est que la conséquence de cette transformation, le symbole d'une volonté déterminée de résistance. Ainsi seulement peut s'expliquer la durée exceptionnelle de la guerre et son extension, qui sont, l'une et l'autre sans commune mesure avec les " opérations de brigandages " que les autorités romaines (ainsi que Tacite, qui rapporte leurs paroles) affectaient d'y voir. Il semble bien tout d'abord que le déclenchement des opérations n'ait pas été improvisé; il fut sans doute précédé d'une préparation, que nous dirions diplomatique, fort sérieuse. En effet les Musulames ne se lancent pas seuls dans la bataille. Pour éviter d'être tournés sur leurs ailes, ils s'allient à l'ouest avec les Maures, commandés par Mazippa, à l'Est avec les Cinithi , proches des Syrtes : une sorte de front s'étendant des confins méridionaux du royaume de Juba jusqu'à la Petite Syrte est ainsi créée. A l'intérieur même de ce front, une sage " division du travail " est aménagée : les troupes de Tacfarinas sont organisées à la romaine, avec des unités de fantassins et des ailes de cavaliers, habitués à manoeuvrer en ordre, bien formés et bien entraînés; les troupes de Mazippa, elles, restent fidèles à la tactique traditionnelle des cavaliers maures qui fondent sur l'ennemi et le harcèlent en groupes légers, mobiles, insaisissables. En se réservant ainsi la possibilité de jouer sur les deux registres, et de mener alternativement, selon les circonstances, les deux types de combat, Tacfarinas comptait sans doute embarrasser le commandement romain et bénéficier de l'effet de surprise que ne manqueront pas de provoquer chez l'ennemi cette organisation bifide. Ainsi préparé diplomatiquement et militairement, Tacfarinas, en 17, ne craint pas, lorsque le proconsul Furius Camillus entre en campagne contre lui, de livrer bataille à découvert, alors qu'il aurait pu éluder le combat. Mais cet acte d'audace, quoique appuyé sur un dispositif qui eût pu garantir le succès se révéla présomptueux, ou peut-être seulement prématuré : dans une bataille de type classique, la supériorité de l'expérience romaine sur la neuve discipline des Musulames ne se démenti pas. Furius Camillus remporta là une victoire qui lui valut les ornementa triomphalia et l'érection d'une statue à Rome. Juba II avait dû, de son côté, participer directement ou indirectement à cette opération, puisqu'il frappe en 18 des monnaies à l'effigie de la victoire. Tacfarinas avait perdu sa première bataille; il se retira pour préparer, avec des forces nouvelles, la bataille suivante que de multiples escarmouches durent précéder entre 18 et 20. On en connaît le plus célèbre épisode, la défaite de la garnison qui tenait un fort proche du fleuve Pagyda. Ce petit désastre, qui illustrait d'une manière significative l'insécurité de la région et la vulnérabilité des positions romaines, détermina le commandement romain à prendre des mesures : une nouvelle légion, la IX Hispana, prise sur les armées de Pannonie et commandée par P. Cornelius Lentulus Scipion fut envoyée pour renforcer les troupes du nouveau proconsul, L. Apronius. Lorsqu'en en 20, Tacfarinas tente la prise du fort de Thala (le même probablement que l'actuelle Thala, non loin d'Ammaedara), il subit un échec dont il sut rapidement tirer la leçon : il fallait changer de tactique, abandonner l'espoir de battre les Romains dans leur propre spécialité, revenir donc au harcèlement, multiplier les opérations et répandre la guerre sur l'ensemble du territoire. Ce qui fut fait : spargit bellum, dit Tacite de Tacfarinas. Ce petit jeu toutefois ne dura guère; alors qu'il s'était retiré non loin de la côte, Tacfarinas est attaqué par surprise, et une colonne légère commandée par L. Apronius Caesianus, le fils du proconsul, lui inflige une défaite assez grave pour le contraindre de se retirer une nouvelle fois. Le proconsul obtient les ornementa triomphalia et une statue, tandis que son fils reprit le septemvirat epulonum. Cette victoire pourtant n'a rien résolu : la situation est toujours aussi grave et l'empereur Tibère aussi bien que le Sénat souhaiteraient l'envoi en Afrique d'un homme capable de mettre Tacfarinas hors de combat. Ce fut finalement sur ordre de Tibère que le sénat, qui essayait d'engager le moins possible sa responsabilité choisit Q. Junius Blaesus, l'oncle de Séjan. Son gouvernement est marqué par quelques faits d'importance. Le plus significatif est sans doute la tentative faite par Tacfarinas pour négocier avec Tibère. Tacfarinas, quoique vaincu à deux reprises, pensait apparemment se trouver en position relativement forte : il avait fait la preuve, sinon de son invincibilité, du moins de son aptitude à faire durer indéfiniment la guerre et à en sortir indemne avec des forces renouvelées. Conscients de l'inutilité de la poursuite des opérations dont aucune n'est déterminante, il propose un accord et demande, pour cesser les combats, l'octroi des terres pour lui et son armée. il s'agit sans doute de ces terres dont l'avance de la domination romaine avait privé les Musulames ; la requête de Tacfarinas éclaire donc rétrospectivement ses véritables buts de guerre. Mais, si fondée qu'elle fut, elle devait nécessairement apparaître comme scandaleuse à Tibère, qui affectait de ne voir en Tacfarinas que le déserteur et le brigand qu'il faut, non pas écouter, mais punir. Il semble pourtant qu'à Rome comme en Afrique certains commençaient à se lasser de cette guerre qui portait préjudice à leurs activités : les commerçants notamment reprirent leur fructueux négoce avec les Musulames et certains passèrent devant les juges pour cette raison. il serait à coup sûr excessif et hasardeux de tirer parti de cette observation pour en conclure qu'il existait à Rome un parti prêt à faire la paix avec Tacfarinas; du moins est-il légitime de dire que la guerre qui durait depuis plusieurs années devait léser sérieusement quelques intérêts romains et qu'on devait souhaiter dans certains milieux la reprise de relations normales avec les régions où sévissait la guerre. Peut-être est-là ce qui explique, au moins en partie, la tentative de Q. Junius Blaesus, de détacher les " rebelles " de leur chef en leur promettant le pardon s'ils se ralliaient. Tentative qui fut, au dire de tacite, suivie de quelques succès : l'octroi de terres récompensa peut-être ces transfuges. La capture de Tacfarinas restait néanmoins le but principal du proconsul qui, instruit par les échecs et les demi-succès de ses prédécesseurs, décida d'adopter la tactique de son ennemi, c'est-à-dire celle-là même qui avait permis à Metellus et à Marius de venir à bout de Jugurtha : le fractionnement des troupes en plusieurs corps très mobiles. Trois colonnes sont formées : celle de l'est, protégeant les Syrtes, celle de l'ouest, destinée à défendre le territoire de Cirta, celle du centre enfin, chargée de la région de Théveste et d'Ammaedara. la tactique réussit en partie à affaiblir Tacfarinas. Blaesus, sur sa lancée, fractionne encore ses troupes, et en plein hiver (22 - 23) n'hésite pas à faire campagne ce qui lui valut quelques succès. Mais Tacfarinas, dont le frère fut tué, reste insaisissable. Lassé, et sans doute déçu, Blaesus quitte son commandement, pourvu bien entendu des ornements triomphaux et de la statue, qui avaient déjà récompensé les éphémères succès de ses deux prédécesseurs. Quand arrive juillet 23, le nouveau proconsul P. Cornelius Dolabella, la situation de Tacfarinas s'est nettement modifiée. D'une part, la mort de Juba II a mis sur le trône de Maurétanie le jeune Ptolémée dont le comportement provoque la colère et le mécontentement chez les Maures; d'autre part, Tacfarinas à réussi à obtenir la participation effective des Garamantes et de leurs troupes, sans compter celle de nombreux mécontents issus de l'Afrique même. Ainsi la presque totalité du sud et de l'Africa se trouve liguée contre les Romains. En outre le rappel de la IX Hispana en Pannonie dégarnit partiellement le front africain. Tacfarinas, décidément fort habile dans tous les domaines, ne manque pas de tirer argument de cette bévue. Il y voit, ou feint d'y voir, la preuve que l'empire est aux abois et que l'Afrique est bonne à prendre. il alimente une sorte de campagne de propagande sur ce thème. Le fait de recourir à une campagne de cet ordre est particulièrement intéressant, en ce qu'il traduit l'aptitude Tacfarinas à penser en terme de stratégie globale, et à définir la situation africaine dans le cadre plus vaste des difficultés que connaît Rome avec son empire. ici encore, nous voyons à l'oeuvre non le chef turbulent d'une horde de pillards, mais un dirigeant avisé, bien informé, luttant, avec souplesse et ténacité à la fois, au service d'une cause précise. Il est vraisemblable que la coïncidence d'événements favorables à encouragé Tacfarinas à reprendre l'initiative des hostilités contre Dolabella et même de tenter de porter un grand coup contre celui-ci. le siège de Thubuscum -c'est-à-dire presque certainement Thubursicu Numidarum- paraît correspondre à cette ambition. mais la résistance de la place et l'arrivée de Dolabella obligent Tacfarinas à lever le siège et à se réfugier près d'Auzia (Aumale). La phase ultime de cette interminable guerre commence alors. Dolabella reprend la tactique de Blaesus et forme quatre colonnes, dont une comprend des auxiliaires fournit par Ptolémée. Quelques chefs Musulames, sans doute ceux que les promesses de Blaesus avaient ralliés à l'autorité romaine, ayant fait mine de fléchir, il les fait exécuter pour s'assurer la fidélité des hommes. Puis à la hâte et par surprise, il se porte contre Auzia où se déroule la dernière bataille, qui voit la mort de Tacfarinas et la fin de la guerre. L'échec de Tacfarinas est lourd de conséquences, non seulement les tribus ne récupèrent pas la portion de territoire qui leur avait été enlevé, mais encore les autorités romaines, tirent la leçon des années de luttes, étendent plus loin encore leur zone d'occupation, comme le prouve l'oeuvre de centuriation poursuivie par la légion sous le proconsul C. Vibius Marsus.

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16 janvier 2008 3 16 /01 /janvier /2008 00:00

PROCOPE HISTOIRE DE LA GUERRE DES VANDALES (STOZAS) LIVRE DEUXIÈME. CHAPITRE PREMIER. 1. Intelligence de Gélimer dans Carthage. 2. harangue de Bélisaire. 1. Dès que Gélimer eut réuni tous ses Vandales, il marcha vers Carthage avec son armée. Arrivés près de la ville, ils coupèrent l'aqueduc, ouvrage d'une structure admirable,[44] y restèrent campés pendant quelque temps, et se retirèrent ensuite lorsqu'ils virent que l'ennemi se tenait obstinément renfermé plans ses murailles. Ils se divisèrent alors en plusieurs corps, et occupèrent toutes les routes, dans l'espérance de réduire Carthage par la famine. Ils ne pillaient ni ne ravageaient les campagnes; ils les ménageaient et les conservaient au contraire comme leur patrimoine. Gélimer comptait encore sur quelque trahison en sa faveur de la part des Carthaginois, et même des soldats ariens de l'armée de Bélisaire. Il avait fait aussi de grandes promesses aux chefs des Massagètes, pour les attirer sous ses drapeaux. Ces barbares, peu affectionnés à l'empire, ne se soumettaient qu'à regret au service militaire, car ils affirmaient qu'ils avaient été attirés à Constantinople par un serment du général Pierre, qui s'était ensuite parjuré. Ils avaient donc accédé aux propositions des Vandales, et promis que, lorsque le combat serait engagé, ils tourneraient leurs armes contre les Romains. Bélisaire, instruit par les transfuges de ces menées secrètes, ne voulut pas se hasarder à faire de sortie contre l'ennemi avant d'avoir achevé la réparation des murailles, et affermi son pouvoir dans l'intérieur de la ville. D'abord il fit pendre, sur une colline voisine de Carthage, un citoyen nommé Laurus, qui avait été convaincu de trahison par le témoignage de son secrétaire. Cet exemple porta l'épouvante dans tous tes cœurs, et y étouffa tous tes germes de trahison. Enfin il sut si bien gagner les Massagètes en les admettant à sa table, en les comblant de présents et de caresses, qu'il obtint d'eux-mêmes l'aveu des promesses que leur avait faites Gélimer, et de la défection qu'ils avaient méditée. Ces barbares ne lui dissimulèrent pas qu'ils ne se sentaient pas beaucoup de zèle pour cette guerre, parce qu'ils craignaient que les Romains, même après la ruine des Vandales, ne leur permissent pas de retourner dans leur patrie, et ne les contraignissent à vieillir et à mourir sur le sol africain. Ils témoignèrent aussi la crainte d'être privés de leur part dans le butin. Alors Bélisaire leur engagea sa parole que, la guerre finie, il les renverrait aussitôt dans leur pays avec tout leur butin; et, à leur tour, ils jurèrent qu'ils le serviraient avec zèle et fidélité. Bélisaire ayant tout remis en bon ordre et terminé la reconstruction des remparts, rassembla toute son armée, et l'encouragea en ces termes, [en lui retraçant le tableau de ses victoires et des désastres de ses ennemis, à combattre vaillamment les Vandales.[45]] 2. Mes compagnons, je n'estime pas qu'il soit besoin d'animer vos courages par un grand discours, en un temps où vous voyez Carthage et toute l'Afrique conquise par votre valeur. Les victorieux n'ont pas accoutumé de manquer de coeur. J'ai cru seulement qu'il était bon de vous avertir , que si vous demeurez semblables à vous-mêmes et que vous vous comportez normalement, ce sera pour les Vandales la fin de leurs espoirs, et pour vous la fin des combats. C'est pourquoi vous devez y aller avec le plus grand enthousiasme. La tâche est toujours douce pour les hommes quand elle touche à sa fin. Maintenant examinons ce qu'il en est des Vandales. Ce n'est pas sur le nombre d'hommes, ni sur la force des corps, mais sur la vaillance de l'âme que se décide le sort de la guerre. Le plus fort motif qui fait agir les hommes, quand on y pense, c'est la réalisation des exploits du passé. Car il est honteux, du moins pour ceux qui ont de la raison, de ne pas être égal à soi-même et d'être inférieur à son propre niveau de courage. Car je sais bien que la terreur et la mémoire de leurs malheurs ont tenu l'ennemi à l'écart et les a obligés à moins de courage : les uns étaient terrifiés de ce qui s'était produit, les autres laissaient de côté le moindre espoir de succès. Quand la fortune est contre quelqu'un, elle asservit son esprit. Et je vais vous expliquer pourquoi la lutte actuelle vous intéresse beaucoup plus qu'auparavant. Dans les précédentes batailles le danger était, si les choses tournaient mal, de ne pas s'emparer de terres ennemies. Mais maintenant, si nous ne gagnons pas le combat, nous perdrons la terre qui est la nôtre. Il est en effet plus facile de ne rien posséder que d'être privé de ce que l'on a : c'est pourquoi nous avons plus de soucis qu'auparavant de garder ce que nous possédons. Autrefois, nous avons eu l'occasion de remporter la victoire sans infanterie, alors que maintenant, nous allons engager le combat avec l'aide de Dieu et avec l'ensemble de notre armée c'est pourquoi j'ai l'espoir de capturer le camp de l'ennemi, et tous ses soldats. Et comme la fin de la guerre est à portée de main, il ne faut pas en raison d'une négligence, la remettre à plus tard, de peur d'être obligé de vous demander un moment opportun alors qu'il est déjà passé. Quand la fortune de la guerre est reportée, ordinairement elle ne procède pas de la même manière que précédemment, surtout si la guerre se prolonge par la volonté de ceux qui la font. Le Ciel habituellement châtie toujours ceux qui abandonnent la fortune présente. Mais si quelqu'un considère que l'ennemi, en voyant ses enfants et épouses et ses biens les plus précieux en nos mains, aura d'autant plus d'audace et combattra avec plus de courage que d'habitude : il se trompe. Une violente passion qui s'attaque au coeur, a pour habitude de diminuer la vraie valeur des hommes et ne leur permet pas de tirer pleinement profit de leurs propres forces. En considérant, dès lors, tout cela, il vous appartient d'aller avec le plus grand mépris contre l'ennemi. " CHAPITRE II 1. Le même jour, il fit sortir de Carthage Jean l'Arménien avec l'infanterie légère et toute la cavalerie, dont il ne se réserva que cinq cents hommes. Il lui ordonna d'inquiéter l'ennemi, de le harceler par des escarmouches, s'il en trouvait l'occasion favorable. Il partit lui-même le lendemain avec le reste de l'infanterie et les cinq cents cavaliers. Les Massagètes tinrent conseil entre eux, et, pour se donner l'apparence d'avoir tenu les promesses qu'ils avaient faites à Gélimer et à Bélisaire, ils résolurent de rester inactifs au commencement du combat, et de ne prendre part à l'action que lorsqu'ils en pourraient prévoir l'issue: alors seulement ils se joindraient aux vainqueurs pour achever la défaite de celle des deux armées qui aurait plié la première. 2. L'armée romaine rencontra les Vandales campés près de Tricamara, à cent quarante stades de Carthage.[46] Les deux armées passèrent la nuit à une assez grande distance l'une de l'autre. Au milieu de la nuit arriva, dans le camp des Romains: le phénomène que je vais rapporter. On vit du feu briller à la pointe des lances, dont le fer sembla tout embrasé. Le petit nombre de ceux qui aperçurent ce prodige en furent étonnés, mais ne devinèrent pas ce qu'il présageait. Longtemps après, la même chose arriva en Italie: les Romains, instruits par l'expérience, y virent un présage de la victoire. Mais comme il s'offrait alors à leurs yeux pour la première fois, ils en furent effrayés, et passèrent la nuit entière dans les alarmes. 3. Le lendemain, Gélimer ordonna aux Vandales de rassembler au milieu du camp, quoiqu'il ne fût pas fortifié, les femmes, les enfants, et tout le bagage. Ensuite ayant rassemblé ses soldats, il leur fit un discours en ces termes : [pour les encourager à bien combattre, tandis que, non loin du camp, Tzazon exhortait de son côté les Vandales qu'il avait ramenés de Sardaigne.[47]] Nous n'allons pas combattre pour la possession de la gloire et de l'Empire ; de sorte qu'après less avoir perdus , nous puissions. encore demeurer en repos dans nos maisons, et y jouir de nos biens. Nos affaires sont réduites à un tel malheur, que si nous ne défaisons nos ennemis, ou en mourant nous les laisserons maîtres de nos femmes, de nos enfants, de notre pays et de nos richesses; ou en survivant nous deviendrons leurs esclaves et les témoins de nos propres misères. Que si au contraire, nous remportons la victoire, ou nous vivrons dans l'abondance de toutes sortes de biens, ou nous aurons une mort glorieuse, et nous laisserons des richesses dans nos familles et l'Empire dans notre nation. Si jamais il y a eu de rencontre où il se soit agi de la décision de notre fortune, et où nous ayons dû mettre notre confiance en nous-mêmes ,c'est celle qui se présente. N'appréhendons point pour nos personnes: Le danger n'est pas de perdre la vie, mais de perdre la bataille. Si elle était perdue, il nous serait avantageux de mourir. Que personne ne perde courage, et que chacun préfère une mort honorable à la honte d'une défaite. Quiconque appréhende bien l'infamie n'appréhende point le péril. Ne rappelez point dans votre esprit la mémoire de la dernière journée. Le succès qu'elle eut ne vint pas de notre faute, il ne vint que du malheur. Le cours de la fortune n'est pas égal, il a coutume de changer souvent. Nous pouvons nous vanter de surpasser les ennemis en valeur, comme nous les surpassons aussi en nombre, parce que nous sommes dix contre un. J'ajouterai qu'il y a deux puissants motifs qui doivent animer notre courage, la réputation de nos ancêtres, et la puissance qu'ils nous ont laissée. Leur gloire sera ternie par notre lâcheté, si nous dégénérons de leur vertu. , et leur bien nous sera ravi, si nous n'avons la force de le conserver. Que dirai-je des cris de nos femmes, et des pleurs de nos enfants, qui interrompent mon disours ? Je le finis donc , en vous disant que nous ne reverrons jamais ces personnes qui nous sont si chères , que nous ne soyons victorieux. Retenez , je vous en conjure , cette pensée, et agissez de telle sorte, que vous ne fassiez point de honte au nom du grand Gizéric. Gélimer ayant parlé de cette sorte , manda à son frère Tzazon de haranguer séparément les Vandales qu'ils avait amenés de Sardaigne : Ce qu'il fit ainsi, un peu à l'écart. Mes Compagnons , le discours que vous venez d'entendre regarde tout les Vandales ; mais vous avez des raisons particulières de vous surpasser vous-mêmes. Il n'y a pas longtemps que vous avez remporté la victoire , et que vous avez réduit sous notre puissance une île considérable. Il faut que vous donniez maintenant encore de plus illustres preuves de votre valeur, et que la grandeur du danger fasse davantage éclater la grandeur de vôtre courage. Quand on ne combat que sous le commandement, en perdant la bataille , l'on ne perd rien, dont n ait besoin en absolument ; mais quand on combat pour la conservation de son propre état , on ne saurait perdre la bataille, que l'on ne perde aussi la vie. Vous ne pouvez conserver la réputation que vous possédez d'avoir ruiné la tyrannie de Godas, qu'en vous portant vaillamment et vous la pouvez perdre par le moindre manquement de coeur. C'est ce qui vous oblige à. vous signaler par dessus les autres Vandales. Car ceux qui ont eu du malheur sont effrayés par le souvenir qui leur en reste ; au lieu que ceux qui ont eu du bonheur, en ont aussi plus de hardiesse. Je crois que l'on peut assurer avec raison, que si les ennemis sont défaits, on vous en donnera la gloire , et on vous regardera comme les conservateurs de la nation ; puisqu'il n'y a point de doute, que ceux qui joignant leurs armes avec des alliés qui avaient été vaincus, leur font gagner des batailles, méritent que l'on leur attribue la plus grande partie de la victoire. Je vous prie de faire réflexion sur toutes ces choses, d'arrêter les cris de vos femmes et de vos enfants, et de les exhorter à concevoir de bonnes espérances, et à implorer le secours du Ciel. Pour vous, allez courageusement contre l'ennemi, et donnez à tous vos compatriotes des exemples de générosité. CHAPITRE III. 1. Disposition des deux armées. 2. Défaite des Vandales. 3. Fuite de Gélimer. 1. Les deux princes conduisent aussitôt leurs troupes contre les Romains. C'était l'heure du dîner, et les soldats de Bélisaire, qui ne s'attendaient pas à être attaqués, s'occupaient à préparer leur repas. Les Vandales se rangèrent en bataille à quelque distance du bord d'un ruisseau qui ne tarit jamais, mais dont le cours est si faible que les habitants du pays ne lui ont pas donné de nom. Les Romains s'étant armés et préparés à la hâte, s'avancèrent vers l'autre bord du ruisseau, et se disposèrent pour le combat dans l'ordre suivant: A l'aile gauche étaient placés Martin, Valérien, Jean, Cyprien, Althias, Marcellus, et les autres chefs des fédérés; à la droite, Pappus, Barbatus, Aigan et les autres commandants de la cavalerie romaine. Au centre, autour du drapeau impérial, se tenait Jean l'Arménien, avec un corps de cavalerie d'élite et tous les gardes de Bélisaire. Il y fut rejoint fort à propos par le général lui-même, qui, à la tête de ses cinq cents cavaliers, avait devancé la marche trop lente de son infanterie. Les Massagètes se tenaient à l'écart, séparés des Romains. C'était à la vérité chez eux un ancien usage; mais la résolution qu'ils venaient d'adopter était le principal motif qui les empêchait de se réunir au reste de l'armée. Tel était l'ordre de bataille des Romains. Aux deux ailes de l'armée des Vandales étaient placés les chiliarques, chacun à la tête de leurs corps de mille hommes;[48] au centre, Tzazon, frère de Gélimer; les Maures, sur les derrières de l'armée, formaient un corps de réserve. Gélimer était partout; il exhortait ses soldats, il excitait leur courage; il leur avait interdit la lance et le javelot, et leur avait ordonné de ne se servir que de leurs épées. 2. Les deux armées étaient depuis longtemps en présence, lorsque Jean l'Arménien, par ordre de Bélisaire, passa le ruisseau avec quelques cavaliers d'élite, et attaqua le centre des Vandales. Repoussé et poursuivi ensuite par Tzazon, il se replia sur son corps d'armée; les Vandales, dans leur poursuite, s'avancèrent jusqu'au ruisseau, mais ne le traversèrent point. Jean, à la tête d'un plus grand nombre de gardes de Bélisaire, fait une seconde charge contre Tzazon; il est encore repoussé, et se replie de nouveau sur l'armée romaine. Enfin, saisissant la bannière impériale, il entraîne à sa suite toute la garde de Bélisaire, il s'élance avec des menaces et des clameurs terribles, et attaque l'ennemi pour la troisième fois. Les barbares avec leurs seules épées soutiennent vigoureusement le choc, et la mêlée devient terrible. Les plus braves des Vandales y périrent en grand nombre, et parmi eux Tzazon, frère de Gélimer. Alors toute l'armée romaine s'ébranle, passe le ruisseau, et fond sur l'ennemi. Le centre ayant commencé à plier, tous les barbares lâchèrent pied, et furent mis facilement en déroute par les corps qui leur étaient opposés. A cette vue, les Massagètes, ainsi qu'ils l'avaient résolu, s'élancèrent avec l'armée romaine sur la trace des fuyards. Mais la poursuite ne fut pas longue, car les Vandales rentrèrent promptement dans leur camp. Les Romains, n'espérant pas les y forcer, dépouillèrent les morts, et retournèrent dans leurs retranchements. Nous perdîmes dans cette action moins de cinquante soldats; la perte des Vandales fut d'environ huit cents hommes. 3. Enfin Bélisaire, ayant été rejoint par son infanterie, se mit en marche vers le soir, et avec toutes ses troupes se porta rapidement sur le camp des Vandales. Gélimer, instruit de l'approche de l'armée romaine, sauta sur son cheval, et, sans prononcer une parole, sans laisser aucun ordre, il s'enfuit à toute bride vers la Numidie, avec quelques parents et quelques serviteurs qui le suivaient tremblants et en silence. Les Vandales ignorèrent quelque temps la fuite de leur roi; mais le bruit s'en étant répandu, ce ne fut plus parmi eux que désordre et que tumulte: les hommes criaient, les enfants glapissaient, les femmes hurlaient; tous se sauvaient éperdus, abandonnant le soin de tout ce qu'ils avaient de plus cher et de plus précieux. Les Romains accourent, s'emparent du camp désert, de toutes les richesses qu'il renferme; puis, se mettant à la poursuite des fuyards, pendant toute la nuit ils massacrent les hommes qu'ils rencontrent, enlèvent les femmes et les enfants, qu'ils destinent à l'esclavage. On trouva dans le camp une énorme quantité d'or et d'argent. Depuis longtemps les Vandales ravageaient les provinces de l'empire romain, et rapportaient en Afrique le fruit de leurs rapines et de leurs pillages. De plus, comme cette contrée est extrêmement fertile, qu'elle produit en abondance tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie, ils n'avaient rien dépensé pour leur nourriture, et avaient accumulé les revenus des propriétés, dont ils avaient joui pendant les quatre-vingt-quinze années de leur domination sur l'Afrique. Tous ces trésors entassés par l'avarice furent en ce jour la proie des vainqueurs. Le jour de la bataille où les Vandales furent battus et perdirent leur camp arriva trois mois après l'entrée de l'armée romaine dans Carthage, vers le milieu du dernier mois de l'année, que les Romains appellent décembre. CHAPITRE IV. 1. Bélisaire rappelle ses soldats qui étaient acharnés au pillage. 2. Il envoie poursuivre Gélimer par Jean. 3. Celui-ci est tué par l'imprudence d'Uliaris. 4. Bélisaire fonde une rente à son tombeau. 5. Gélimer se sauve sur la montagne de Papua. 6. Faras y met le siège. 7. Bélisaire est rendu maître des trésors de Gélimer. 1. Bélisaire passa toute la nuit dans de vives inquiétudes. Il voyait toute son armée désunie et dispersée de toutes parts, et craignait qu'elle ne fût taillée en pièces, si les Vandales venaient à se rallier. Pour moi, je suis convaincu que s'ils nous eussent attaqués dans ce moment, aucun de nos soldats n'en eût réchappé, ni profité du butin acquis par la victoire. Les soldats, hommes grossiers et en proie à toutes les passions humaines, se voyant possesseurs de si grandes richesses et d'esclaves d'une beauté si remarquable, ne pouvaient ni modérer ni rassasier leurs désirs; enivrés de leur bonheur, ils ne songeaient qu'à enlever tout ce qui se trouvait devant eux, et à retourner à Carthage. Dispersés de toutes parts, seuls, ou au plus deux ou trois ensemble, ils s'enfonçaient dans les bois, dans les rochers, fouillaient les grottes et les cavernes, dans l'espoir d'y trouver quelque chose à prendre. La crainte de l'ennemi, le respect pour leur général, le sentiment de leurs devoirs, étaient bannis de leur esprit; tout cédait à leur avidité pour le pillage. Bélisaire, considérant cet état des choses et des Esprits, ne savait quel parti prendre. Sitôt qu'il fît jour, il monta sur une éminence voisine de la grande route, et, s'efforçant de rétablir l'ordre, il adressa à tous, soldats et capitaines, de vives réprimandes. Ceux qui étaient à portée de le voir et de l'entendre, et surtout ses gardes, envoient à Carthage leur butin et leurs prisonniers, sous la garde de quelques-uns de leurs camarades, et, entourant leur général, se montrent prêts à exécuter ses ordres. 2. Bélisaire commanda à Jean l'Arménien de prendre deux cents cavaliers, et de poursuivre Gélimer jour et nuit, jusqu'à ce qu'il l'eût pris vif ou mort. Il écrivit au gouverneur de Carthage d'épargner tous les Vandales qui s'étaient réfugiés dans les églises des environs; de se contenter de les désarmer pour leur ôter tout moyen de révolte; de les faire entrer dans la ville, et de les y garder jusqu'à son retour. Cependant il courait de tous côtés avec ses gardes; il redoublait d'activité pour rassembler ses soldats épars, et lorsqu'il rencontrait des Vandales, leur donnait sa parole qu'il ne leur serait fait aucun mal. Déjà tous les Vandales s'étaient réfugies en suppliants dans les églises; on se contentait de les désarmer, et de les envoyer à Carthage avec une escorte et par bandes séparées, pour leur enlever tout moyen de se rallier et de tenter une nouvelle résistance. Après avoir donné ordre à tout, il s'avance lui-même à grandes journées contre Gélimer, et prend avec lui la plus grande partie de ses troupes. 3. Il y avait déjà cinq jours et cinq nuits que Jean poursuivait le prince fugitif; il était près de l'atteindre, et même le lendemain il devait l'attaquer. Mais Dieu, ne voulant pas sans doute que Jean eût l'honneur de la prise de Gélimer, retarda l'événement par un accident fortuit. Il y avait, dans la troupe envoyée avec Jean à la poursuite du prince vandale, un garde de Bélisaire nommé Uliaris, homme très brave, doué d'une force de corps et d'âme remarquable, mais peu réglé dans ses mœurs, fort adonné au vin et à la raillerie. Le matin du sixième jour que l'on poursuivait Gélimer, Uliaris, déjà ivre, vit un oiseau se poser sur un arbre; il tendit à l'instant son arc, et fit partir la flèche; mais au lieu d'abattre l'oiseau, il perça d'outre en outre le cou de Jean l'Arménien. Celui-ci, frappé d'une blessure mortelle, mourut peu de temps après, extrêmement regretté par l'empereur Justinien, par Bélisaire son général, par tous les Romains, et même par les Carthaginois; car cet homme, remarquable par sa grandeur d'âme et ses talents militaires, ne le cédait à personne en douceur et en affabilité. Lorsqu’Uliaris eut repris sa raison, il gagna un bourg voisin, et s'y réfugia dans l'église. Les soldats, suspendant la poursuite de Gélimer, prodiguèrent leurs soins au blessé tant qu'il vécut, célébrèrent ses obsèques après sa mort, et instruisirent Bélisaire de cet événement. 4. Quand il eut appris cette triste nouvelle, il accourut au tombeau de Jean, répandit des larmes sur sa fin déplorable, et assigna une rente annuelle pour l'entretien de ce monument. Il ne sévit point contre Uliaris, les soldats lui ayant assuré que Jean leur avait fait promettre avec serment de faire tous leurs efforts pour obtenir l'impunité de cet officier, qui n'était coupable que d'une imprudence. 5. C’est ainsi que Gélimer échappa, pour le moment, aux mains de ses ennemis. Bélisaire se mit lui-même à sa poursuite. Mais arrivé à Hippone, ville de Numidie, bien fortifiée, bâtie aux bords de la mer, à dix journées de Carthage, il reconnut qu'il lui était impossible de le prendre, parce qu'il s'était réfugié sur le mont Pappua. Cette montagne, située à l'extrémité de la Numidie, est entièrement bordée de rochers aigus, partout escarpés et presque inaccessibles. Elle était habitée par des Maures, amis et alliés de Gélimer. Sur les derniers contreforts s'élève une ville ancienne, nommée Medenos, où le roi des Vandales s'était réfugié avec sa suite. 6. Bélisaire, reconnaissant l'impossibilité de s'emparer de cette forteresse naturelle surtout pendant l'hiver, et jugeant d'ailleurs en ce moment sa présence nécessaire à Carthage, laissa quelques troupes d'élite, mit Pharas à leur tête, et le chargea de bloquer étroitement la montagne. Pharas était actif, vigilant, et, quoique Érule de nation, fidèle et vertueux. Je le remarque, parce que c'est une chose bien rare de trouver un Érule qui ne soit ni ivrogne, ni perfide, ni entaché de vice. Pharas n'en est que plus digne de louanges, puisque tous les Érules qui servaient sous ses ordres suivaient son exemple. Bélisaire, connaissant bien ce capitaine, lui enjoignit de camper tout l'hiver au pied du mont Pappua, et d'y faire une garde vigilante, pour empêcher Gélimer d'en sortir et les vivres d'y entrer. Pharas exécuta fidèlement cet ordre. Un grand nombre de Vandales des plus distingués s'était réfugié dans les églises d'Hippone. Bélisaire, en leur engageant sa parole, les tira de leurs asiles, et les envoya à Carthage, où ils furent soigneusement gardés. 7. Gélimer avait parmi ses domestiques un secrétaire africain, nommé Boniface, natif de la Byzacène, dont il avait éprouvé la fidélité. Au commencement de la guerre, il lui avait confié un vaisseau très léger, chargé de tous ses trésors, et lui avait donné ordre de jeter l'ancre à Hippone. De là, s'il voyait chanceler la puissance des Vandales, il devait se diriger en hâte sur l'Espagne avec le trésor royal, et se rendre auprès de Theudis, prince des Visigoths, chez qui Gélimer se promettait de trouver lui-même, dans sa disgrâce, un asile assuré. Tant que les affaires des Vandales ne furent pas désespérées, Boniface resta dans Hippone; mais, après la bataille de Tricamara et les autres événements que nous avons racontés, il exécuta l'ordre de Gélimer, et fit voile pour l'Espagne. Un vent impétueux l'ayant rejeté dans le port d'Hippone, où il apprit l'approche de l'ennemi, il obtint des matelots, à force de prières et de promesses, qu'ils feraient tous leurs efforts pour gagner soit une île, soit quelque côte du continent. Mais toutes les tentatives furent inutiles. La tempête se déchaînant avec fureur, et les vagues, comme il arrive ordinairement dans la mer Tyrrhénienne, s'élevant à une hauteur immense, Boniface et l'équipage crurent, dans ce désordre des éléments, reconnaître la main de Dieu, qui arrêtait la marche du vaisseau pour livrer aux Romains les trésors des Vandales. Étant sortis du port non sans difficulté, ils jetèrent l'ancre, et s'arrêtèrent, en courant de grands dangers, à peu de distance de la côte. Aussitôt que Bélisaire fut arrivé à Hippone, Boniface y expédia des messagers qui devaient se réfugier dans une église, se dire envoyés par Boniface, dépositaire des trésors de Gélimer; mais cacher le lieu de sa retraite Jusqu'à ce que le général lui eût garanti pleine sûreté pour lui et la jouissance de ses biens propres, moyennant qu'il remettrait les richesses du prince vandale. Bélisaire, ravi de cette proposition, s'engagea par un serment solennel, et envoya quelques-uns de ses affidés pour recevoir le trésor de Gélimer. Boniface s'en était approprié une bonne partie; néanmoins il le laissa partir en liberté avec son équipage. CHAPITRE V. 1. Bélisaire réunit à l'Empire la Sardaigne, la Corse, Césarée de Mauritanie, le fort de Sept, les îles d'Ebuse, de Majorque et de Minorque. 2. Il redemande le promontoire de Lilybée. 3. Lettre de Bélisaire aux Goths, avec la réponse. 1. De retour à Carthage, Bélisaire commanda que tous les Vandales prisonniers fussent prêts à faire voile vers Constantinople au commencement du printemps. En même temps il expédia sur divers points divers corps de troupes, pour remettre l'empire en possession de ce que les Vandales lui avaient enlevé. Il dépêcha ensuite en Sardaigne Cyrille avec un corps de troupes considérable, et la tête de Tzazon. Les insulaires refusaient de se soumettre aux Romains, redoutant le ressentiment des Vandales, et regardant comme une fable le bruit de leur défaite à Tricamara. Cyrille avait aussi reçu l'ordre d'envoyer une partie de son armée en Corse, de purger cette île des Vandales, et d'y reconstituer l'autorité impériale. La Corse, située près de la Sardaigne, portait anciennement le nom de Cyrnus. Cyrille, arrivé en Sardaigne, montra aux habitants la tête de Tzazon, et rétablit sans peine dans les deux îles les tributs qu'elles payaient auparavant à l'empire romain. Jean, à la tête de la cohorte d'infanterie qu'il commandait, fut envoyé par Bélisaire à Césarée dans la Mauritanie, ville maritime, grande, et depuis longtemps bien peuplée, qui est située à trente journées de Carthage. Un autre officier des gardes de Bélisaire, nommé aussi Jean, fut expédié vers le détroit de Cadix, pour s'emparer d'une forteresse appelée Septum,[49] qui en domine l'entrée. L'Italien Apollinaire reçut la mission de s'emparer des îles situées non loin de l'endroit où l'Océan se joint à la Méditerranée,[50] savoir, l'île d'Ébuse et celles qu'en langue vulgaire on appelle Majorque et Minorque. Cet officier, arrivé fort jeune en Afrique, y avait été enrichi par la libéralité d'Ildéric, roi des Vandales. Lorsque ce prince eut été détrôné et jeté dans une prison, ainsi que nous l'avons raconté, Apollinaire se joignit aux fidèles Africains, qui allèrent implorer la protection de l'empereur. Il suivit ensuite la flotte romaine dans son expédition contre Gélimer et les Vandales, se distingua par sa bravoure dans tout le cours de la guerre, et particulièrement à la bataille de Tricamara. Ce fut ce qui décida Bélisaire à lui confier le recouvrement des îles de la Méditerranée. Le général romain expédia ensuite une armée à Tripoli pour aider Pudentius et Thattimulh contre les Maures, et raffermit ainsi dans cette contrée l'autorité des Romains . 2. Il envoya encore des troupes en Sicile , pour reprendre un fort dans le promontoire et Lilybée, dont les Vandales s'étaient emparés; mais les Goths ne le voulurent pas permettre , prétendant que les Vandales n'y avoient jamais eu de droit. Quand cela fut rapporté à Bélisaire , il écrivit en ces termes à ceux qui commandaient dans l'île. 3. Vous commettez, une injustice , de nous priver du fort de Lilybée que possédaient les Vandales. En cela vous agissez, en l'absence de notre Maître, contre ses intérêts et contre ses intentions ; et vous tâchez, de le mettre en mauvaise intelligence avec l'Empereur, dont il a recherché la bienveillance. Gardez-vous de lui rendre ce mauvais office, et considérez, que comme l'amitié dissimule tous les sujets de plainte quelle pourrait avoir, l'inimitié les recherche , et ne souffre jamais que des ennemis demeurent en possession d'un bien qui n'est pas à eux. Elle se venge par les armes: Si elle a du malheur, elle ne perd rien su sien ; et si le succès lui est avantageux , elle apprend aux vaincus à n'être plut si superbes. Ne nous faites point de mal, afin de n'en pas souffrir vous-mêmes , et n'obligez, pas l'Empereur à déclarer la guerre aux Goths, avec qui je souhaite qu'il demeure en paix. Vous savez bien que si vous prétendez retenir ce fort, nous prendrons les armes , non seulement pour le retirer , mais pour vous ôter tout ce que vous possédez, sans juste titre. Voilà ce que contenait la lettre. Après qu'elle eut été communiquée à la Reine-mère d'Atalaric, les Goths y firent cette réponse. Illustre Bélisaire, votre lettre contient un sage avis ; mais il nous convient moins qu'à personne. Nous ne possédons rien qui appartienne à Justinien; Dieu nous garde d'une telle folie. Nous prétendons que toute l'île, dont le Lilybée n'est qu'un promontoire, est à nous. Si Théodoric a donné une portion de la Sicile à sa soeur, lors qu'il l'a mariée au roi des Vandales, n'en faites, s'il vous plaît, aucune considération, parce que cela ne tient pat lieu de loi parmi nous. Vous nous ferez justice, si vous avez agréable de terminer ce différent en ami, et non pas en ennemi. Les amis décident leurs contestations par une conférence, et les ennemis par un combat. Nous consentons que Justinien en soit juge et nous nous nous soumettons à ce qu'il lui plaira d'en ordonner. Du reste, nous vous prions de ne rien précipiter, et d'attendre sa résolution. Voilà la réponse que les Goths firent à la lettre de Bélisaire, qui ne voulut rien faire de lui-même , se contentant d'informer l'Empereur de toute l'affaire. CHAPITRE VI. 1. Faras attaque en vain Gélilmer sur la montagne de Papua. 2. Différence de la vie des Vandales et de celle des Maures. 3. Lettres de Faras et de Gélimer. 1. Cependant Pharas, ennuyé de la longueur du blocus durant les rigueurs de l'hiver, se persuadant d'ailleurs que les Maures ne pourraient lui résister, essaya une attaque de vive force sur le mont Pappua. Ayant donc bien armé tous ses soldats, il se met à leur tête, s'avance sur la montagne, et l'escalade hardiment. Les Maures viennent à sa rencontre, et, favorisés par l'inclinaison d'un terrain si difficile à gravir, si contraire aux assaillants, ils les repoussent avec perte. Pharas s'étant obstiné à une nouvelle attaque, vit tomber à ses côtés cent dix de ses soldats, et fut obligé de faire retraite avec ceux qui lui restaient. A partir de ce moment, il n'osa plus tenter une entreprise trop difficile: il se contenta de bloquer étroitement le mont Pappua, et de n'y point laisser entrer de vivres, pour que la faim contraignit à se rendre ceux qui y étaient renfermés. Alors Gélimer, ses neveux, et les nobles Vandales qui l'avaient suivi, souffrirent des misères si grandes, que la parole est impuissante à les exprimer. 2. Les Vandales sont de tous les peuples que nous connaissons, ceux qui mènent la vie la plus délicate; et les Maures, au contraire, ceux qui vivent le plus misérablement. Ceux-là, depuis qu'ils s'étaient emparés de l'Afrique, s'étaient accoutumés à l'usage journalier des bains, et à des festins où la terre et la mer fournissaient à l'envi ce qu'elles produisaient de plus exquis. L'or brillait sur leurs parures et sur leurs robes de soie, flottantes comme celles des aèdes. Ils employaient presque toutes leurs journées en spectacles, enjeux du cirque, en de frivoles amusements, et surtout à la chasse, qu'ils aimaient avec passion. Des danseurs, des comédiens des pantomimes enivraient leurs yeux et leurs oreilles de toutes les jouissances que procurent aux hommes des spectacles variés et d'harmonieux concerts. La plupart d'entre eux habitaient des maisons de plaisance, entourées de vergers fertiles et abondamment arrosées. Ils se donnaient de fréquents repas, et l'amour était la principale occupation de leur vie. Les Maures, au contraire, passent l'hiver, l'été, toutes les saisons, dans des huttes étroites où l'on peut à peine respirer, et ni le froid, ni la chaleur, ni aucune autre incommodité, ne saurait les en faire sortir. Ils ont pour lit la terre; les riches quelquefois y étendent la peau velue d'un animal. Toujours vêtus d'un épais manteau et d'une tunique grossière, jamais ils ne changent d'habits selon les saisons de l'année. Ils ignorent l'usage du pain, du vin, et des autres aliments que l'homme doit à la civilisation. Le blé, l'orge, l'épeautre, ils les mangent, comme les animaux, sans les moudre ni les faire bouillir. Gélimer et ses compagnons, depuis longtemps renfermés avec ces Maures, étaient tombés du faste de la prospérité sans un abîme de misère. Privés des choses les plus nécessaires à la vie, ils succombaient à l'horreur de leur position, et déjà ne trouvaient plus dans leurs pensées ni la mort pénible, ni la servitude honteuse. 3. Pharas, instruit de leur situation, écrivit ainsi à Gélimer: Je ne suis moi-même qu'un barbare; je n'ai jamais ni étudié les lettres ni appris l'art de la parole; je n'ai reçu d'autres leçons que celles de la nature: c'est elle qui me dicte ce que je vais vous écrire. Comment est-il possible, mon cher Gélimer, que vous restiez plongé, vous et votre famille, dans cet abyme de misère, au lieu de vous soumettre à votre vainqueur ? Vous chérissez la liberté, direz-vous sans doute, et vous la considérez comme un bien qui mérite qu'on s'expose à tout pour le conserver. Mais, dites-moi, n'êtes-vous pas l'esclave de ces misérables Maures, quand vous attendez de leur secours la conservation de votre vie et de votre dignité ? Ne vaudrait-il pas mieux servir ou mendier chez les Romains, que d'être roi des Maures et souverain du mont Pappua? Il est donc dégradant et honteux, selon vous, d'obéir à un prince auquel obéit Bélisaire. Revenez de cette erreur, illustre Gélimer. Je suis né prince, et je me fais gloire de servir l'empereur. On dit que le dessein de Justinien est de vous faire entrer dans le sénat, de vous élever à l'éminente dignité de Patrice, de vous donner de vastes domaines, une fortune considérable; que Bélisaire, vous engagera sa foi, et vous sera garant de tous ces avantages. Peut-être pensez-vous qu'étant homme, vous êtes né pour supporter avec patience tous les caprices de la fortune. Mais si Dieu veut adoucir votre condition malheureuse, pourquoi vous y refuser ? Les faveurs de la fortune ne sont-elles pas faites pour les hommes, aussi bien que ses rigueurs ? L'aveugle et stupide désespoir pourrait seul le nier. Étourdi par des coups si rudes, vous n'êtes peut-être pas en état de prendre conseil de vous-même, car le poids de la tristesse accable l'esprit et le rend incapable de résolution. Si vous pouvez ranimer votre courage, et supporter avec résignation le changement de votre fortune, vous serez délivré des maux qui vous oppriment, et vous jouirez en échange de brillants avantages. » 1. Gélimer ne put lire cette lettre sans la tremper de ses larmes. Il répondit en ces termes: « Je vous remercie de votre conseil; mais je ne puis me résoudre à me rendre l'esclave d'un injuste agresseur. Si Dieu exauçait mes désirs, je voudrais me venger d'un homme qui, sans aucun motif légitime, sans que je l'eusse jamais offensé par mes paroles ou par mes actions, me fait une guerre cruelle, et m'envoie, je ne sais d'où, un Bélisaire pour me réduire en l'état où je suis. Qu'il apprenne de moi qu'étant homme et prince, il peut lui arriver de semblables revers. Je ne puis en écrire davantage; le chagrin qui m'accable me trouble l'esprit. Adieu, cher Pharas; envoyez-moi, je vous en supplie, une cithare, un pain, et une éponge. » Ces derniers mots semblaient une énigme à Pharas, jusqu'à ce que le porteur de la lettre lui eut rendu raison d'une demande si singulière. « Gélimer, dit-il, demande du pain, parce qu'il n'en a ni goûté, ni même vu, depuis qu'il est chez les Maures; il a besoin d'une éponge pour nettoyer ses yeux, enflammés par l'air fétide et malsain de sa demeure; enfin il est habile à jouer de la cithare, et voudrait accompagner de notes plaintives un chant qu'il a composé sur ses malheurs. » Pharas, touché de compassion du déplorable état où était Gélimer, lui envoya ce qu'il demandait. Mais il continua le blocus, et garda attentivement toutes les avenues de la montagne. CHAPITRE VII. 1. Histoire pitoyable de deux enfants pressés par la faim. 2. Lettre de Gélimer à Faras. 3. Gélimer se rend et est mené à Carthage, où il aborde Bélisaire en riant. 4. Jugement de Procope sur cette guerre. 1. Il y avait trois mois que durait l'investissement; l'hiver approchait de sa tin, et Gélimer, agité de continuelles alarmes, s'attendait chaque jour à voir les Romains escalader les rocs qui lui servaient d'asile. Plusieurs de ses jeunes parents avaient le corps presque entièrement rongé par la pourriture. Quelque douleur qu'il en ressentit, il supportait néanmoins ces maux avec une constance inébranlable, et sa résignation opiniâtre trompait toutes les prévisions, lorsque enfin il fut témoin du spectacle que je vais décrire. Une femme maure avait fait un petit gâteau d'un reste d'orge à peine broyé, et l'avait placé, pour le cuire, sous la cendre du foyer, selon la coutume du pays. Devant le feu étaient assis deux enfants, dont l'un était le neveu de Gélimer, et l'autre le fils de la femme qui avait pétri le gâteau. Tous deux, poussés par l'aiguillon de la faim, dévoraient des yeux ce gâteau, tout prêts à s'en saisir sitôt qu'il leur paraîtrait cuit. Le jeune Vandale s'en empare le premier, et, égaré par la faim, il se met à le dévorer avidement, bien qu'il fût encore brûlant et couvert de cendre. Le Maure lui saute aux cheveux, et, le frappant à coups redoublés sur les joues, il lui arrache de force le gâteau du gosier. Gélimer, qui avait assisté dès le commencement à cette scène déplorable, sentit faiblir son courage et sa résolution. Il écrivit aussitôt à Pharas la lettre suivante: 2. « Je suis homme, cher Pharas, et je change de sentiment après avoir supporté l'adversité avec constance. Loin de rejeter aujourd'hui votre conseil, je me décide à le suivre. Je cesse de résister à la fortune, et de lutter contre ma destinée: partout où elle m'appelle, me voici prêt à la suivre. Faites en sorte seulement que Bélisaire consente à me garantir, sur sa parole et au nom de l'empereur, les conditions que vous m'avez récemment offertes. Sitôt que j'aurai reçu sa promesse, je me livrerai entre vos mains avec mes parents et les Vandales qui sont avec moi. » 3. Telle fut la lettre de Gélimer. Pharas l'ayant envoyée, avec les lettres précédentes, à Bélisaire, le prie de lui faire connaître sa décision le plus promptement possible. Le général, gui souhaitait ardemment de conduire à l'empereur cet illustre prisonnier, fut ravi de joie à la lecture de ces lettres. Il envoya, vers le mont Pappua, Cyprien, chef des fédérés, et quelques autres capitaines, avec ordre de promettre en son nom et avec serment que Gélimer et ses parents auraient la vie sauve; que le prince vandale serait même traité avec distinction par l'empereur, et qu'on pourvoirait honorablement à son existence. Ceux-ci, arrivés au camp de Pharas, se rendirent avec lui au pied de la montagne. Gélimer vint les y trouver; et ayant reçu d'eux leur serment et toutes les garanties qu'il pouvait désirer, il partit avec eux pour Carthage. Bélisaire faisait sa résidence dans le faubourg d'Aclas: ce fut là qu'il reçut Gélimer, qui, au moment où il parut devant le général romain, partit d'un grand éclat de rire. Quelques-uns pensèrent que son esprit avait été ébranlé par les violentes secousses de la mauvaise fortune, et que ce rire sans sujet était un indice de folie. Ses amis assuraient ou contraire qu'il avait le plein usage de sa raison. Gélimer, disaient-ils, issu de race royale, roi lui-même, nourri depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse dans les splendeurs et l'opulence, ensuite vaincu, fugitif, accablé de misères, et enfin privé de sa liberté, jugeait, pour en avoir fait une complète expérience, que toutes les grandeurs et les infortunes humaines n'étaient dignes que de risée .... Bientôt Bélisaire informa l'empereur que Gélimer était prisonnier à Carthage, et demanda la permission de le conduire lui-même à Constantinople. En attendant il fit préparer sa flotte, et garder avec honneur le prince et ses Vandales. 4. Je ne sais s'il est jamais arrivé des événements plus extraordinaires que ceux que je viens de raconter. On a vu en effet l'arrière-petit-fils de Genséric, et un empire florissant appuyé sur une armée nombreuse, soutenu par d'immenses richesses, renversés en un clin d'œil par cinq mille étrangers, qui d'abord ne savaient pas même où ils pourraient aborder; car la cavalerie, qui seule prit part à la guerre sous les ordres de Bélisaire, ne dépassait pas le nombre de cinq mille hommes. Œuvre certainement admirable, soit qu'on l'attribue à la fortune, soit qu'on la considère comme le résultat du courage de nos troupes. Maintenant je reviens à mon sujet. CHAPITRE VIII. 1. Bélisaire faussement accusé devant Justinien. 2. Humeur des Maures. 3. Prédiction faite par des femmes de cette nation. 1. La prise de Gélimer termina la guerre des Vandales. Mais l'envie, qui attaque toujours les grandes fortunes, méditait déjà la ruine de Bélisaire, quoique sa conduite fût à l'abri de tout reproche. Quelques capitaines l'accusèrent auprès de l'empereur d'aspirer à se créer en Afrique un État indépendant, ce qui était bien loin de sa pensée. Justinien ne divulgua point cette accusation, soit qu'il la méprisât, soit qu'il crût le silence plus utile à sa politique; mais il lui envoya Salomon, et laissa à Bélisaire le choix ou de venir lui-même à Constantinople avec Gélimer et les Vandales, ou d'envoyer ses prisonniers et de rester en Afrique. Celui-ci, n'ignorant pas les malveillantes accusations de ses capitaines, se hâta de se rendre à Constantinople, pour dissiper la calomnie et confondre les calomniateurs. Je vais expliquer de quelle manière il découvrit la trame ourdie par ses délateurs. Ces derniers, craignant de manquer leur but si le courrier qu'ils envoyaient à l'empereur venait à faire naufrage, écrivirent deux lettres contenant leur dénonciation, et les confièrent à deux messagers qu'ils expédièrent par deux vaisseaux différents. L'un d'eux traversa la mer sans obstacle; l'autre, ayant inspiré quelques soupçons, fut arrêté à Carthage, dans le Mandracium, et, se voyant pris, il livra la lettre dont il était chargé, et révéla toute l'intrigue: c'est ce qui excita Bélisaire à se rendre en toute hâte auprès de l'empereur. 2. Cependant les Maures de la Byzacène et de la Numidie, sans autre sujet que l'inconstance et la mobilité de leur caractère, rompirent les traités, et se soulevèrent à l'improviste contre les Romains. De pareils actes ne sont pas rares chez des peuples lui n'ont ni vénération pour la Divinité, ni respect pour les hommes; qui ne sont retenus ni par les liens sacrés du serment, ni par la crainte de compromettre leurs otages, dont ils s'inquiètent fort peu, lors même qu'ils seraient les enfants ou les frères de leurs rois; qui, enfin, ne sauraient être maintenus dans la tranquillité que par la présence d'un ennemi redoutable. Voici de quelle manière les Maures avaient fait un traité avec Bélisaire, et comment ils le rompirent. 3. Quand le bruit de l'approche de la flotte romaine se répandit parmi eux, les Maures, alarmés pour leur indépendance, consultèrent leurs devineresses. Car chez eux il n'est pas permis aux hommes de prédire l'avenir; ce sont les femmes qui, après avoir accompli certaines cérémonies, remplies de l'esprit divin comme les anciennes pythonisses, ont le privilège de dévoiler les événements futurs. Elles répondirent à ceux qui les interrogèrent: que du sein des eaux sortirait une armée, la ruine des Vandales, la défaite et la perte des Maures, quand les Romains auraient un général sans barbe. D'après cette prophétie, lorsqu'ils virent l'armée impériale s'élancer de la mer, les Maures épouvantés renoncèrent à l'alliance des Vandales, traitèrent avec Bélisaire ainsi que je l'ai dit plus haut, et gardèrent une neutralité complète en attendant l'issue de la guerre. Quand la puissance des Vandales fut abattue, ils envoyèrent des espions dans l'armée romaine, pour s'assurer si elle n'avait point parmi ses commandants un officier sans barbe. Lorsqu'on leur eut assuré que tous les chefs en étaient bien pourvus, ils s'imaginèrent que la prophétie ne s'appliquait pas au moment présent, mais quelle ne devait s'accomplir que dans les générations futures. Ils prirent donc la résolution de rompre les traités, et ne furent contenus que par la terreur que leur inspirait le nom de Bélisaire, et leur intime conviction qu'ils ne pourraient l'emporter sur les Romains tant que ceux-ci auraient ce grand général à leur tête. Lorsqu'ils apprirent que Bélisaire partait avec ses gardes et l'élite de ses troupes, et qu'il avait déjà embarqué les Vandales, ils reprirent tout à coup les armes, et exercèrent contre les indigènes toutes sortes de ravages. Les soldats romains postés sur les frontières n'étaient ni assez nombreux, ni assez bien équipés, pour réprimer les pillages incessants et les incursions furtives par lesquelles ces barbares désolaient tout le pays. Les hommes étaient cruellement massacrés, les femmes avec leurs enfants traînées en esclavage; toutes les frontières étaient ravagées; partout la fuite et la terreur. Bélisaire n'apprit cette nouvelle que lorsqu'il mettait à la voile, et, ne pouvant retourner sur ses pas, il confia à Salomon le gouvernement de l'Afrique, lui laissa les plus braves officiers et la plus grande partie de ses gardes, pour réprimer le plus tôt possible les déprédations des Maures. Justinien envoya de son côté à Salomon un renfort considérable, commandé par Théodore de Cappadoce et par Ildiger, gendre d'Antonine, femme de Bélisaire. Et comme on ne pouvait plus lever les impôts d'après les ordonnances et les registres administratifs établis autrefois par les Romains, car Genséric les avait anéantis au commencement de son règne, l'empereur envoya aussi Tryphon et Eustratius pour faire une nouvelle répartition basée sur la valeur des propriétés, ce qui parut intolérable aux habitants de l'Afrique. CHAPITRE IX. 1. Triomphe de Bélisaire. 2. Justinien donne à l'église de Jérusalem les vases du temple de Salomon. 3. Gélimer est mené devant lui et contraint de se prosterner pour le saluer. 1. Arrivé à Constantinople avec Gélimer et les Vandales, Bélisaire y reçut les honneurs décernés autrefois aux généraux romains qui avaient remporté les plus éclatantes victoires. Personne, depuis six cents ans, n'en avait obtenu de pareils, excepté Titus, Trajan, et les autres empereurs qui avaient ramené à Rome leur armée victorieuse de quelque nation barbare. Il traversa la ville avec une brillante pompe, étalant aux regards le butin et les prisonniers, mais sans observer toutes les antiques cérémonies du triomphe. Il s'avança à pied depuis sa maison jusqu'à l'entrée du cirque, et de là jusqu'au trône de l'empereur. On portait devant lui toute la dépouille des rois vandales: des trônes d'or, les chars de parade qui servaient à la reine, une immense quantité de bijoux ornés de pierreries, des coupes d'or, toute la vaisselle des banquets royaux, des vases précieux de toutes sortes, et plusieurs myriades de talents d'argent. Toutes ces richesses, comme je l'ai dit, avaient été enlevées par Genséric dans le palais des empereurs à Rome. 2. Parmi ces riches dépouilles on remarquait les vases sacrés des Juifs, que Titus, fils de Vespasien, avait transportés à Rome après la ruine de Jérusalem. Un Juif les ayant aperçus, s'adressa à un officier de l'empereur, et lui dit: « Autant que j'en puis juger, il n'est ni utile ni convenable que ces vases soient gardés dans le palais de Constantinople. Ils ne peuvent être conservés que dans le lieu où ils furent placés d'abord par Salomon, roi des Juifs. C'est leur enlèvement sacrilège qui a causé autrefois le pillage de Rome par Genséric, et tout récemment celui du palais des rois vandales par l'armée romaine. » Ces paroles, rapportées à Justinien, lui tirent craindre de retenir ces redoutables dépouilles; il les envoya de suite aux églises de Jérusalem. Les prisonniers marchaient ainsi dans la pompe de ce triomphe 3. Gélimer, revêtu d'un manteau de pourpre flottant sur ses épaules, puis tous ses parents, puis ceux des Vandales qui étaient les plus remarquables par la grandeur de leur stature et la beauté de leurs traits. Quand Gélimer fut entré dans le cirque, qu'il vit l'empereur assis sur un trône élevé, et tout le peuple debout alentour, il sentit plus encore qu'auparavant la grandeur de son infortune, et, sans verser une larme, sans jeter un soupir, il eut toujours à la bouche cette parole empruntée aux livres des Hébreux: Vanité des vanités ! tout est vanité. Lorsqu'il fut arrivé devant le trône impérial, on l'obligea de quitter la pourpre, et de se prosterner devant l'empereur pour l'adorer. Bélisaire rendit à Justinien le même hommage, avec autant d'humilité que Gélimer. L'empereur Justinien et l'impératrice Théodora assignèrent des revenus considérables aux filles d'Ildéric et à toute la famille de Valentinien. Ils donnèrent à Gélimer de beaux domaines en Galatie, où il lui fut permis de se retirer avec ses parents. Mais on n'accorda pas au prince vandale la dignité de patrice, parce qu'il refusa de renoncer à l'arianisme. Peu de temps après, Bélisaire, élevé au consulat, reçut l'honneur d'un second triomphe, gui fut célébré selon les anciens usages des Romains. Il fut porté au sénat dans la chaise curule, sur les épaules des prisonniers; et, pendant sa marche, il distribua au peuple les dépouilles des Vandales. Le peuple s'arracha les vases d'argent, les ceintures d'or, une foule d'objets précieux qui avaient servi à l'usage des vaincus; et ce jour sembla ressusciter de vieilles coutumes que le temps et la désuétude avaient abolies. CHAPITRE X. 1. Aigan et Rufin sont surpris et tués par les Maures. 2. origine des Maures et leur établissement en Afrique. 1. Cependant Salomon, qui avait reçu, comme nous l'avons dit, le commandement de l'armée d'Afrique et le gouvernement de cette province, voyant les Maures en révolte et la nouvelle domination mal affermie, ne savait quel parti prendre, ni quels remèdes apporter à ce désordre. Il avait appris, par des messagers fidèles, que les barbares, après avoir détruit les garnisons de la Byzacène et de la Numidie, brûlaient et ravageaient tout le pays. Mais ce qui lui causa le plus de douleur, ce qui répandit le deuil dans toute la ville, ce fut la cruelle destinée que trouvèrent, dans la Byzacène, le Massagète Aigan et le Thrace Rufin. Ils étaient tous deux attachés à la personne de Bélisaire, et très distingués dans l'armée romaine; Aigan faisait partie de la garde du général: quant à Rufin, sa vigueur et sa bravoure lui avaient mérité l'honneur de porter dans tous les combats la bannière impériale. Ces deux officiers, qui étaient dans la Byzacène à la tête d'un corps de cavalerie, indignés de voir le pays ravagé et les habitants traînés en esclavage, se postèrent en embuscade dans un défilé, surprirent les Maures chargés de butin, les taillèrent en pièces, et délivrèrent tous les prisonniers. Au premier avis de cette défaite, les chefs des Maures Cuzinas, Isdilasas, Juphruthes et Medisinissas, qui n'étaient pas loin de là, accoururent vers la fin du jour, avec toutes leurs forces. Les Romains en fort petit nombre, et resserrés dans un étroit espace par plusieurs milliers d'hommes qui les enveloppaient de toutes parts, ne purent soutenir une lutte aussi inégale. De quelque côté qu'ils se tournassent, ils étaient criblés de traits. Aigan et Rufin, avec quelques-uns de leurs soldats, s'emparent d'une roche élevée, d'où ils arrêtent les Maures. Tant qu'ils purent faire usage de leurs arcs, l'ennemi n'osa ni les attaquer de front, ni en venir aux mains avec eux: il se contenta de les harceler de loin, en leur lançant des traits. Mais quand leurs carquois furent épuisés, ils se virent insensiblement pressés par une multitude de Maures, contre lesquels ils n'avaient plus d'autre arme que leurs épées. Enfin il fallut céder au nombre; Aigan tomba criblé de blessures; Rufin fut pris et emmené par le chef maure Médisinissas, qui, pour se délivrer de la crainte que lui inspirait un si terrible adversaire, lui fit sur-le-champ trancher la tête. Le barbare rapporta en trophée dans sa maison et offrit à ses femmes cette tête, remarquable par la longueur et l'épaisseur de sa chevelure. 2. Puisque le plan de notre histoire nous a conduit à parler des Maures, il ne sera pas hors de propos de reprendre les choses de plus haut, et de dire d'où ils sont partis pour venir en Afrique, et de quelle manière ils s'y sont établis. Lorsque les Hébreux, après leur sortie d'Égypte, atteignirent les frontières de la Palestine, ils perdirent Moyse, leur sage législateur, qui les avait conduits pendant le voyage. Il eut pour successeur Jésus, fils de Navé,[51] qui, ayant introduit sa nation dans la Palestine, s'empara de cette contrée, et, déployant dans la guerre une valeur surhumaine, subjugua tous les indigènes, se rendit facilement maître de leurs villes, et s'acquit la réputation d'un générai invincible. Alors, toute la région maritime qui s'étend depuis Sidon jusqu'aux frontières de l'Égypte se nommait Phénicie; elle avait de tout temps obéi à un seul roi, ainsi que l'attestent tous les auteurs qui ont écrit sur les antiquités phéniciennes. Là, vivaient un grand nombre de peuplades différentes, les Gergéséens, les Jébuséens, et d'autres dont les noms sont inscrits dans les livres historiques des Hébreux. Lorsqu'elles virent qu'elles ne pouvaient résister aux armes du conquérant, elles abandonnèrent leur patrie, et se retirèrent d'abord en Égypte. Mais s'y trouvant trop à l'étroit, parce que, depuis fort longtemps, ce royaume était encombré d'une population considérable, ils passèrent en Afrique, occupèrent ce pays jusqu'au détroit de Cadix, et y fondèrent de nombreuses villes, dont les habitants parlent encore aujourd'hui la langue phénicienne. Ils construisirent aussi un fort dans une ville nommée alors Numidie, qui porte aujourd'hui le nom de Tigisis. Là, près d'une source très abondante, s'élèvent deux colonnes de marbre blanc, portant, gravée en lettres phéniciennes, une inscription dont le sens est: « Nous sommes ceux qui avons fui loin de la face du brigand Jésus, fils de Navé. » Avant leur arrivée, l'Afrique était habitée par d'autres peuples qui, s'y trouvant tirés depuis des siècles, étaient appelés les enfants du pays. C'est de là qu'on a donné le nom de fils de la terre à Antée, leur roi, avec lequel Hercule soutint une lutte à Clipea. Dans la suite, ceux qui émigrèrent de Phénicie avec Didon allèrent retrouver les habitants de l'Afrique, qui leur étaient unis par la communauté d'origine, et, avec leur consentement, ils fondèrent Carthage, et s'y établirent. Ces Carthaginois étant devenus dans la suite des temps puissants en nombre et en richesses, firent la guerre à leurs voisins, qui, comme nous venons de le dire, étaient les premiers arrivés de Palestine, et qu'on appelle aujourd'hui les Maures, les battirent en plusieurs rencontres, et les forcèrent à transporter leurs foyers bien loin de Carthage. Plus tard, les Romains, après avoir subjugué les uns et les autres, assignèrent pour demeures aux Maures les régions les plus éloignées de l'Afrique habitable, et soumirent au tribut les Carthaginois et les autres peuples libyens. Enfin les maures, après avoir souvent défait les Vandales, s'emparèrent du pays nommé aujourd'hui Mauritanie, qui s'étend depuis le détroit de Cadix jusqu'à la ville de Césarée, et de la plus grande partie du reste de l'Afrique. CHAPITRE XI. XI. 1. Lettre de Salomon aux Maures, avec la réponse. 2. Disposition des deux armées. 3. harangue de Salomon. 4. Harangue des commandants des Maures. 5. Victoire des Romains. 1. Quand Salomon eut appris le massacre d'Aigan et de Rufin, il se prépara pour la guerre, et écrivit en ces termes aux chefs des Maures: « Le monde a toujours vu assez d'insensés, qui ont couru à leur perte, sans qu'il leur ait été possible de prévoir l'issue de leurs folles entreprises. Mais vous qui avez devant les yeux l'exemple de vos voisins les Vandales, qui avez été avertis par leur chute, quelle démence vous pousse à sacrifier votre vie, et à prendre les armes contre un si puissant empereur ? Oubliez-vous les serments solennels signés de votre main, et vos enfants livrés en otage ? Voulez-vous donc faire connaître à toute la terre que vous n'avez ni Dieu, ni foi, ni soin de vos proches et de vous-mêmes ? Si-vous trait

ez Dieu de cette manière, quel sera votre appui dans la guerre contre l'empereur des Romains ? Si vous ne la savez commencer sans perdre vos enfants, quel est donc le puissant motif qui vous fait affronter les périls ? Réfléchissez; et si vous avez quelque repentir de vos torts, témoignez-le-moi par une lettre. Si vous ne mettez un terme à vos coupables fureurs, attendez-vous à nous voir marcher contre vous, armés des serments que vous avez viol, et des supplices que vous avez imposés à vos otages.» Telle fut la lettre de Salomon; voici la réponse des Maures: «Bélisaire nous a engagés par de magnifiques promesses à reconnaître l'autorité de l'empereur Justinien; mais les Romains, sans nous faire aucun bien, en nous apportant même la famine, veulent nous avoir pour amis et pour alliés. N'est-il pas clair que c'est vous et non les Maures qu'on doit taxer de perfidie ? Les infracteurs des traités sont ceux qui violent leurs promesses, et non ceux qui rompent une alliance pour des injustices palpables. Ils n'encourent pas la haine de Dieu, ceux qui attaquent les ravisseurs pour reprendre leurs propres biens, mais ceux qui commencent la guerre et qui volent le bien d'autrui. C'est à vous qui ne pouvez avoir qu'une femme, à être touchés du soin de vos enfants; mais nous qui pouvons en avoir cinquante, nous n'appréhendons pas de manquer de postérité.» 2. Quand Salomon eut lu cette réponse, il résolut de s'avancer contre les Maures; et, après avoir pourvu à la sûreté de Carthage, il marcha avec toutes ses troupes vers la Byzacène. Lorsqu'il fut arrivé dans la plaine de Mamma, où s'étaient campés les quatre chefs des Maures dont j'ai parlé plus haut, il s'y retrancha. Là s'élèvent de hautes montagnes; à leur pied s'étend une plaine où les barbares, se préparant au combat, disposèrent ainsi leur ordre de bataille. Le front était formé de douze rangs de chameaux, disposés en cercle, à peu près de la même manière que Gabaon les avait employés, comme nous l'avons vu dans le livre précédent. La coutume de ces barbares est d'admettre parmi les combattants et de mêler dans les rangs quelques enfants et quelques femmes; la majeure partie des femmes était placée au centre du cercle. Ce sont les femmes qui construisent les huttes et les retranchements, qui soignent habilement les chevaux, qui nourrissent les chameaux, qui aiguisent les armes, et qui soulagent leurs maris d'une grande part des travaux de la guerre. Les fantassins étaient debout, entre les jambes des chameaux, armés de boucliers et d'épées, et pourvus de javelots qu'ils lançaient avec adresse. La cavalerie, peu nombreuse, se tenait sur le penchant des montagnes. Salomon n'opposa aucune portion de ses forces à la partie de la phalange orbiculaire des Maures qui regardait la montagne. Il craignait que le corps d'armée qu'il aurait chargé de cette attaque, placé entre les cavaliers maures qui descendraient des hauteurs, et les fantassins qui, pour envelopper l'ennemi, changeraient leur ligne circulaire, ne succombât sous les traits dont on l'aurait ainsi accablé de deux côtés à la fois. Il opposa donc toute son armée au demi-cercle des troupes ennemies qui regardait la plaine; et, voyant que le souvenir de la défaite d'Aigan et de Rufin inspirait à beaucoup de ses soldats un sentiment de frayeur et de défiance, il leur parla en ces termes pour relever leur courage : [il les rassura et releva leur courage par ses exhortations.[52] Les chefs des Maures, de leur côté, encouragèrent leurs soldats, que la belle disposition des troupes romaines avait un peu épouvantés.] Mes Compagnons, qui avez eu l'honneur de combattre sous les auspices de Bélisaire, ne redoutez pas les ennemis, et ne vous figurez pas que l'avantage que cinq mille Maures ont remporté sur cinq cents Romains, soit un exemple qui doive servir de règle à tous les combats. Souvenez-vous de votre valeur, et faites réflexion que les Vandales ont vaincu les Maures , et que vous avez vaincu les Vandales. Quelle apparence de craindre de faibles ennemis, après avoir défait de vaillants hommes ? Tout le monde demeure d'accord que les Maures sont les plus méprisables de tous les soldats. Ils sont presque nus. Ils n'ont point de boucliers, ou ils n'en ont que de fort courts, et qui ne sont pas à l'épreuve du trait. Ils n'ont que deux dards. Si en les jetant ils manquent leur coup, il faut qu'ils prennent aussitôt la fuite. Ainsi, il ne faut qu'éluder leur premier effort, pour être assurés de la victoire. Vous voyez assez quel avantage vos armes vous donnent sur eux. De plus , la force du corps et de l'esprit, la longue expérience dans les armes , le souvenir des heureux succès de tant d'expéditions militaires, doivent augmenter votre confiance. Les Maures, qui n'ont aucun de ces avantages, ne peuvent se fier qu'en leur nombre. Un petit nombre de vaillants hommes défont aisément une grande multitude de lâches. Un bon soldat met sa principale espérance dans son courage. Celui qui ne met la sienne que dans le nombre de ses compagnons, se trompe le plus souvent. Il faut vous moquer de ces chameaux., qui ne sauraient couvrir l'ennemi, et qui, quand ils seront une fois effarouchés, ne feront que l'embarrasser. L'ardeur même que le dernier succès de leurs armes leur inspire, ne nous sera pas inutile, parce que comme la hardiesse qui vient de la force peut servir, aussi celle que l'on prend au dessus de ses forces, n'est propre qu'à jeter inconsidérément dans le danger. Si vous vous souvenez de ce que je vous dis, que vous méprisiez l'ennemi, et que vous l'attaquiez sans désordre, vous gagnerez la bataille. Voilà ce que dit Salomon. 4. Les Capitaines des Maures ayant aperçu que leurs soldats étaient étonnés du bel ordre où étaient les Romains, leur parlèrent en ces termes. Mes Compagnons, nous avons reconnu depuis peu, que les Romains ne sont pas invulnérables, puisque nous les avons percés de nos dards , et que nous les avons faits nos esclaves. Nous avons plus de forces que nous n'en avions alors , et nous combattons pour une plus noble récompense , qui est la possession de toute l'Afrique , et notre propre liberté. Il faut donc employer en cette importante occasion , nos efforts et notre courare. Quand il s'agit de tout, , on perd tout, si l'on ne se sauve par une valeur extraordinaire. Il n'y a rien dans les ennemis qui ne soit digne de votre mépris. S'ils nous attaquent à pied , la pesanteur de leurs armes les fera surmonter par la vitesse des Maures. S'ils nous attaquent à cheval, leur cavalerie sera mise en désordre, par l'aspect et par le cri de nos chameaux. Ce serait se tromper que les croire invincibles, à cause qu'ils ont vaincu les Vandales. C'est le mérite du général qui fait le plus souvent la décision des batailles. Or la fortune a éloigné Bélisaire , à qui la gloire de la dernière victoire était due. Si ce n'est qu'elle ne nous soit encore plutôt due à nous-mêmes, parce qu'en affaiblissant les

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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 00:00

La vie ritualisée de la femme kabyle. Ce texte est largement inspiré du texte de Makilam : « La place centrale de la femme kabyle dans la société traditionnelle », in revue « Tiziri »,Numéro 36. Il met en évidence le rôle central de la femme kabyle dans la société traditionnelle. La vie ritualisée de tous les Kabyles se réalisait sur un modèle d’union et de responsabilité entre tous les membres de la famille élargie grâce à l’entraide réciproque. Dans ses écrits, Makilam développe la participation des femmes au fonctionnement de la vie économique et sociale dans la tradition kabyle en décrivant le rituel ancestral qui accompagnait leurs activités de subsistance. Il en résultait une unité magique. En effet, le rituel de leur travail à partir de la terre avec la poterie et la culture des jardins et des champs, le rituel de l’obtention de la nourriture et celui du tissage de la laine se référait directement au modèle de la reproduction humaine. Toutes ces activités nourricières et vestimentaires étaient réalisées par les femmes en accord avec le cycle des saisons, leur déroulement étant toujours mis en relation avec les phases de la lune et la croissance de la végétation selon le calendrier agraire kabyle. Toutes les activités féminines présentaient dans leur cycle une succession de quatre phases qui reproduisaient le cycle annuel des saisons (cycle solaire) et des quatre phases de la lune (cycle lunaire). Cette relation caractérisait l’esprit magique des femmes kabyles. Les rites de la naissance et de la mort qui marquaient le début et la fin de la vie d’une femme étaient identiques. Les rites de la naissance. Dans la société traditionnelle kabyle, le mystère de la naissance humaine étaient le domaine exclusif des femmes. Ils n’étaient jamais livrés aux hommes car le processus de la vie dans l’accouchement est une expérience que seules les femmes peuvent partager entre elles : ”Le mystère de l’accouchement, c’est-à-dire la découverte par la femme qu’elle est une créatrice sur le plan de la vie, constitue une expérience religieuse intraduisible en termes d’expérience masculine” (1). Ainsi une vielle femme kabyle fut offusquée d’apprendre que les futurs pères de la société occidentale assistaient à l’accouchement des mères. D’un ton railleur et triste à la fois, elle dit simplement: ”Vous qui êtes si libérées, vous fallait-il en arriver à cela pour prouver aux hommes que la vie vient de vous et que vous êtes encore les mères de leurs fils ? Il est clair que nous pouvons créer des filles à notre image. Mais de plus, nous sommes les mères des fils et de tous les hommes”(2). Selon la pensée kabyle, les enfants n’était pas la propriété de leurs parents mais appartenaient à tout le groupe familial dans lequel ils étaient nés. Pour recenser un village, on comptait les maisons et non pas les personnes. La naissance d’un enfant concernait tout le groupe et donc le village. Elle n’était pas indépendante des autres naissances. C’est pour cela que l’enfantement au même moment de deux femmes dans un même village était un événement très redouté. Les accouchées ne devaient pas se voir et prendre de nombreuses dispositions afin de ne pas succomber à « l’association du mois » qui pouvait nuire à la santé d’un enfant au profit des autres. On disait « que la lune les a associés »(3). Elle devaient partager ”la chance” en s’échangeant un vêtement ou en remettant à l’autre accouchée la moitié d’une galette frite préparée avec des oeufs, du sel et de la semoule que cette dernière devait manger. La sage-femme servait de lien entre les deux mères. Si une enfant grandissait mal, pleurait constamment et restait chétif, son état était généralement mis sur le compte de la simultanéité des naissances. Sa mère avait alors recours à une pratique rituelle très significative. Elle consistait à aller « à la rencontre de la nouvelle lune » dans son deuxième jours ou troisième jour, à la tombée de la nuit, et à vite agir afin de devancer les autres mères. Un des rites le plus courants consistait pour la mère à présenter à la lune un oeuf qu’elle avait lavé sept fois, une petite glace, du henné, une datte ou deux, un morceau de sucre et une pincée de semoule(4). Dans des formulations rituelles avec l’enfant dans ses bras, la mère demandait trois fois de suite à la lune qu’elle reflétait dans son miroir de soigner le mal de celui qui venait de naître. Rentrée à la maison, elle procédait, à partir de ces produits présentés à la lune naissante, à des geste sur son enfant pour lui enlever « l’association de la lune ». Ce rite montre que la naissance d’un enfant n’était pas individuelle, pas indépendante des autres et en rapport avec l’environnement cosmique Il indiquait également la relation entre le principe de la naissance et les forces de la lune et comment celles-ci étaient associées à l’oeuf, symbole à la fois de la vie de la mort. Il sera expliqué plus loin pourquoi la période des quarante jours magique qui intervient aussi bien à la naissance qu’à la mort d’un humain est en étroite relation avec les phases de la lune. La première phase de la vie d’une femme : l’enfance. L’organisation sociale kabyle traditionnelle était avant tout familiale. Dans cette société, la notion de l’individu n’existait pas et sa socialisation comme son éducation visaient à renforcer le groupe dans lequel il était né. Le sens de l’existence terrestre ne se réalisait pas sur le plan individuel mais collectivement. Il était envisagé dans la dépendance et non pas dans l’isolement par rapport aux autres membres du groupe de parenté. L’enfance était une initiation, une phase de préparation qui devait aboutir à l’alliance d’un homme et d’une femme. Dès la puberté, le garçon comme la fille étaient préparés à leur futur rôle de père et de mère. Sans mariage, il n’y avait pas de groupe, et, en Kabylie, la personne n'était rien si elle n’avait pas un groupe derrière elle. Selon cette logique, les rites du mariage ne marquaient pas le départ des jeunes mariés du milieu parental mais la fin de leur enfance. Ils fêtaient leur nouvelle responsabilité sociale qui reste encore de nos jours la pérennité du groupe familial. Le nouveau couple poursuivait la vie des ancêtres à travers sa propre vie. Dans la pensée kabyle, ce n’était pas les filles qui cherchaient un mari. Les hommes devaient prendre la femme que leurs mères avait trouver pour eux. La quête d’une future épouse était une des tâches les plus importantes pour une mère kabyle Elle se devait d’assurer la poursuite de la lignée familiale à travers les enfants de la femme de son fils. Les mères , aidées des femmes de leur clan - surtout de leurs soeurs et de leurs filles - choisissaient leurs futures belles-filles. Jamais en Kabylie, un homme n’allait à la recherche d’une épouse. C’était toujours les femmes qui accomplissaient ces démarches, et déléguaient éventuellement des visiteuses. Si un homme n’avait que des proches – au sens masculin - ou était seul, il envoyait une étrangère de confiance, car c’était toujours une femme à qui on s’adressait pour chercher une épouse(5). La recherche d’une femme était une phase rituelle très longue qui faisait partie des préoccupations des mères dès la naissance d’un garçon. Des alliances matrimoniales étaient fréquemment conclues dès l’enfance car on disait : ”Le garçon peut attendre la femme, la fille n’attend pas toujours le mari . Il faut comprendre par là que c’est à l’homme à que l’on devait trouver une épouse alors que c’est la fille que l’on demandait en mariage. Si les parents avait formellement accepté dès son enfance de la donner en mariage, ils ne pouvaient plus revenir sur leur parole et sur leur décision. Des mères se pressaient donc de faire leur choix. Ceci explique pourquoi le mariage avait lieu souvent quand les enfants étaient pubères et que la nuit de noces rendait souvent la fille à la fois femme, épouse et mère potentielle. Le choix de la future épouse tenait surtout compte des qualités morales de la mère. Dès que la future épouse était trouvée, la mère du fils à marier avertissait le père : ”L’intervention en ”dernière analyse” des parents masculins est une des représentations kabyles du processus de décision. En réalité le choix en gé néral est le fait des femmes (mère, soeur, tante, grand-mère)... les hommes n’intervenant que pour entériner la décision qui en fait leur échappe en dépit des apparences.”(6). En Kabylie, le mariage n’était jamais l’affaire privée des futurs époux. Il engageait formellement sur la parole uniquement les familles des deux futurs conjoints, c’est-à-dire les deux groupes de parenté. Il y avait une absence totale du consentement préalable aussi bien de la part du garçon que de la fille. Les Kabyles n’utilisaient pas l’écriture et l’état civil n’a été introduit qu’au début du vingtième siècle par les Français. Quant aux Qanuns (aussi appelé le Droit coutumier Kabyle) qui représentaient les lois des Ancêtres transmises oralement au clan de génération en génération, ils ne se prononçaient pas sur les questions relatives au domaine intime et restaient imprécis sur les femmes et leurs droits. ”Le mariage a un caractère purement familial ; il ne requiert ni temple, ni membre officiel d’une religion.”(7). Les cérémonies du mariage se déroulaient selon le rythme cyclique de la Nature. Comme pour le travail de la poterie, afin de ne pas entraver la fécondité de la terre ensemencée, il était interdit de s’unir pendant le mois de mai. Le mariage avait lieu en octobre quand la maison était remplie par les récoltes d’automne. Fécondée grâce à la magie de son union avec un homme, la femme devenait physiquement la terre mère de la vie humaine. Enceinte, elle se considérait comme la potière de l’enfant. La deuxième phase de la vie d’une femme : la femme enceinte ou la potière de l’enfant. Comme la terre dispensatrice de la vie sur terre, la femme enceinte ressemblait aux profondeurs souterraines d’où naît la vie. Elle était comparée à la terre gonflée par les épis du printemps. Elle était représentée comme un jardin qui gonfle dans ses produits. Pour cette raison, on l’associait aux cucurbitacées (pastèques, potirons, melons et courges) qui évoquent le ventre féminin et qui comme lui ont la faculté de se gonfler. Le ventre maternel se retrouvait d’une façon analogue dans les Ikoufenes (réserves de céréales du « ventre » de la maison), les cruches, les calebasses à lait et les couffins qui ont la faculté de gonfler et de se vider. La valorisation positive du ventre de la femme met en relief l’importance dans la pensée kabyle de la fonction procréatrice féminine dans la phase de la gestation qu’est la grossesse. Encore de nos jours, lorsqu’on veut remercier ou honorer une personne, les vieilles gratifient celle-ci de la formule: ”Que louanges soient faites au ventre qui t’a porté”. L’analogie entre la terre fertile et la femme enceinte apparaissait clairement en Kabylie dans les interdits et les rites qui les entouraient : ils étaient identiques. La culture de la terre était accompagnée dans l’exemple du cycle des jardins par des gestes rituels semblables à ceux qui s’adressaient à la femme et à son enfant. La nature corporelle de la femme grandissait en même temps que la végétation(8). Le jardin intérieur de son corps était confondu à son jardin qui fleurissait. A la maturité des plantes par exemple, lorsqu’elle franchissait son potager en fleurs pour la première fois, la jardinière devait rituellement dénouer sa ceinture dans un recueillement intérieur de silence. Si elle ne le faisait pas, elle risquait d’entraver sa croissance. La femme kabyle ne simulait pas une grossesse, elle la vivait corporellement et la confondait réellement avec celle de la terre cultivée. C’est à partir de cette idée fondamentale qui associe la vie du ventre d’une femme à celle de la croissance des plantes, qu’il est possible en retour de comprendre le sens des interdits que devait respecter la femme enceinte en Kabylie. Ces interdits étaient très significatifs en ce qui concerne le travail avec la terre pure, c'est-à-dire la confection des poteries. ”Les petites filles non pubères peuvent accompagner leur mère, mais les femmes enceintes et celles qui sont en période cataméniale ne peuvent toucher à l’argile fraîche. De même les potières éviteront de croiser sur leur route un femelle gravide ou une femme enceinte.” (9) Une Kabyle enceinte ne devait pas travailler la terre parce que la modeler revenait d’une façon analogue à transformer la vie de l’enfant qu’elle portait. Elle évitait aussi de blanchir, de crépir, de décorer les murs de sa maison ou de modeler des objets de poterie, car cela aurait eu une influence sur sa santé et celle de son enfant. Elle pouvait cependant le faire, si elle s’en sentait capable, en s’armant de précautions particulières. Avant de crépir la maison par exemple, elle devait façonner avec la même terre un sanglier qu’elle posait sur le linteau de la porte. La puissance de la force représentée dans cet animal éloignait le mauvais sort à la fois de la maison et de son intimité corporelle. Dans la première phase de la vie de l’enfant dans le ventre de sa mère, des puissances négatives pouvaient entraver sa formation. On croyait et on croit encore de nos jours que la stérilité n’est pas causée par la femme qui par nature est féconde. L’impossibilité de devenir mère était toujours provoquée par des forces surnaturelles. Il fallait donc la combattre avec des rites magiques qui faisait intervenir le pouvoir des forces naturelles. Cela explique le culte des eaux et des grottes qui rappellent le ventre maternel et qui sont capables de redonner à la femme le pouvoir de redevenir mère. La phase de la grossesse était capitale selon la pensée et la réalité kabyle car elle représentait les racines de la vie de tout humain dans les profondeurs cachées du ventre de la mère. Omettre cette phase primordiale de la vie d’un enfant signifie aussi évincer la fonction de la femme en tant que source et poursuite de la vie du genre humain. Chaque Kabyle était élevé dans l’amour inconditionnel envers sa mère. C’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase suivante qui indique que tout être humain doit sa vie à une femme : « La femme porte la vie de l’homme - mari, frère ou père » du défenseur de son honneur dans son giron. »(10). Les gestes et pratiques ancestrales qui entouraient l’accouchement de la mère et celui de l’enfant n’étaient pas des rites de séparations mais d’union. Ils sont respectés encore de nos jours afin de montrer qu’ils sont indissociables l’un de l’autre. Il en est autrement dans les sociétés occidentales, dans lesquelles la naissance d’un enfant est surtout comprise comme une séparation et un délivrance du corps maternel. La naissance en Kabylie se déroulait toujours en secret dans la maison et demandait le plus souvent l’aide d’une ou de deux femmes. L’accouchement rituel sur le sol se retrouve partout. La femme kabyle accouchait assise pour déposer au sol le nouveau-né et cette coutume était encore la règle générale dans les années cinquante. L’accoucheuse ou une autre femme d’expérience, qui pouvait être la belle-mère ou la mère la soutenait par derrière à même le corps en la retenant à l’aide de ses deux mains ouvertes, qui servaient de siège. Cependant, à la différence d’autres civilisations, la femme placée devant elle ne lui présentait pas son dos mais sa face et lui servait d’appui. Le miracle de la transformation de la vie féminine, révélé en secret à chaque femme enceinte, se poursuivait secrètement à l’accouchement dans un rituel collectif. Les femmes kabyles vivaient entre elles l’aspect sacré de leur création. Elles partageaient ensemble le destin ancestral de leurs mères et surtout le mystère du fondement de la vie sociale : « ce mystère ancestral, qui crée une véritable communion entre toutes les représentantes du sexe féminin, est le fondement même de la vie sociale.”(11). La troisième phase : la mère et son enfant. Jusqu’à l’accouchement, la femme kabyle assumait toutes les tâches journalières. Ensuite, elle devait observer une retraite obligatoire. Cette période était fixée à trente-neuf jours et ce n’est que le quarantième qu’elle reprenait une vie normale Cette retraite, considérée comme une des phases les plus dangereuses de la vie d’une mère, était autrefois observée chez les parents de la parturiente car c’étaient les mères qui léguaient leur sagesse à leur filles. C’est pour cette raison que la naissance d’une fille était vivement souhaitée. La période rituelle des quarante jours intervenait en Kabylie aussi bien après la naissance qu’après la mort d’un humain. Le secret de cette période magique réside dans l’association de la vie humaine à celle de l’astre lunaire, que connaissait les vielles femmes de Kabylie. Pour la comprendre, il faut d’abord rappeler que pendant les trois jours qui suivaient la délivrance de son corps, la mère kabyle ainsi que son enfant ne devaient pas se lever du lit et ne pas quitter la maison. Il était interdit de leur rendre visite (sauf évidemment le mari) car on disait que la mère avait « un pied dans la tombe ». Comme les morts, elle et son enfant devaient disparaître pendant trois nuits de pénombre, à l’image de la lune, avant de se renouveler. « Les phases de la lune - apparition, croissance, décroissance, disparition suivie de réapparition au bout de trois nuits de ténèbres – ont joué un rôle immense dans l’élaboration des conceptions cycliques. » (12) La mère et son enfant devaient ensuite respecter ensemble une semaine supplémentaire de retraite à l’intérieur de la maison. Pendant cette période de sept nuits, seuls les parents proches pouvaient leur rendre visite. Ce n’était qu’après les trois premières nuits suivies de sept nuits d’isolation dans la maisonnée, que la mère pouvait franchir le seuil de la maison pour se rendre dans la cour. Elle devait cependant le faire, en s’armant de beaucoup de précautions, grâce à des rites magiques. Pendant tout ce temps le feu ne devait pas sortir de la maison. Cette interdiction était respectée de la même façon à la naissance d’un veau, au mariage et aux labours d’automne afin de bien montrer que la vie humaine était étroitement liée à celle de son environnement : ”Le premier jour des labours, il est défendu à toute la maisonnée, à tout le village de faire sortir du feu des maisons. Le même interdit est observé lorsqu’une femme vient d’accoucher, lorsqu’une vache vient de vêler, ou lorsqu’il y a un mort, c’est-à-dire à chaque événement qui rend la présence des Invisibles plus sensible aux hommes.”(13). La parturiente attendait en plus un mois lunaire de vingt-huit nuits avant de dépasser le seuil de la cour qui la séparait jusque là de la vie communale. Elle pouvait alors découvrir son enfant afin de le montrer, à l’extérieur de son groupe, aux autres villageoises. Pendant tout ce temps elle était lavée et nourrie par les femmes de son clan, sous le regard de celle qui l’avait aidée à accoucher. La période de trente huit nuits ou de trente neufs jours s’achevait après une sortie rituelle à la fontaine ou par la visite d’un sanctuaire. Ce n’était que le quarantième jour après l’accouchement que la femme kabyle reprenait une vie normale. ”Chez les Israélites la quarantaine est une règle générale. Les catholiques célèbrent encore la chandeleur le 2 février. Cette fête commémore la purification de la Sainte Vierge le quarantième jour après Noël.” (14). La phase rituelle des quarante jours qui intervenait en Kabylie après l’accouchement était autant suivie par la mère que par l’enfant. Elle démontre l’association qui existait entre la phase de la nouvelle lune et la fin de la période de la grossesse, C’est selon cette conscience lunaire, que la première sortie rituelle du nouveau-né était toujours mise en correspondance avec l’apparition de la lune. ”Les mamans kabyles sortent leur bébé au début de la nouvelle lune, de préférence le deuxième ou le troisième jour: un jeudi ou un lundi. Elles espèrent leur assurer ainsi une bonne santé et les voir grandir aussi vite que la lune dans son évolution”(15). La filiation utérine chez les imazighen, qui se reflétait dans la désignation des enfants d’une même famille a été très tôt observée par Marcy (16). D’après cet auteur, la famille maternelle n’aurait pas été détruite par la famille paternelle d’origine plus récente puisque les vestiges de la parenté maternelle se retrouvaient dans les rites après la naissance d’un enfant(17) qui étaient entièrement pratiqués par la mère et les femmes de son clan sans l’intervention des hommes. Les rites de lustration à la lune et autres pratiques magiques ne sont réalisés encore de nos jours que par les femmes. ”...; la filiation maternelle se retrouve dans la manière de désigner les enfants : ainsi les frères sont les enfants de mère, atmaten comme lee sont les soeurs, tissetmatin ; Ego désigne ses frères par ”les fils de ma mère”, aytma et ses soeurs par ”les filles de ma mère”, issetma.” (18). La parenté utérine dans la désignation des enfants se retrouvait dans les termes pour désigner les membres du ”clan de la mère” mais aussi dans les relations privilégiées à l’intérieur de ce clan. Quand une femme rencontrait des difficultés, se sont d’abord ses frères puis ses oncles - les fils et les frères de sa mère, et non pas son père ou le mari de sa mère - qui lui viennent en aide. La relation naturelle mère/enfant était tellement intégrée dans le système social que le plus grand fléau qui pouvais arriver à un Kabyle était, disait-on, de perdre sa mère : ”A qui j’ai enlevé son père, je n’ai pas fait de tort. A qui j’ai enlevé sa mère, je n’ai rien laissé.” Au sujet de l’organisation de la parenté, il faut remarquer qu’il n’était nullement incestueux, pour les Kabyles, de se marier au sein de son propre groupe de parenté. L’alliance la plus encouragée et la plus fréquente était le mariage entre cousins directs. L’endogamie familiale et villageoise occupait autrefois une place prépondérante dans le régime matrimonial car elle représentait le meilleur moyen de conserver les enfants et leur descendance au du même groupe de parenté. Cette alliance présentait un avantage, celui de l’appartenance à la terre commune qui évitait le morcellement des terres en renforçant l’unité du groupe originel. Un autre qui n’est pas moindre était le fait que les futurs époux se connaissaient dès leur naissance pour avoir grandi ensemble. Si deux enfants nés d’un même ventre ne pouvaient pas se marier, c’était aussi le cas pour ceux qui avaient tété le même sein. Le lien de collation, en effet, était un signe aussi fort que celui du sang. Mohand Khellil se cite en témoin d’un mariage fort critiqué sous des apparences d’ordre financier. Il dénonçait, en réalité, le caractère incestueux de l’alliance de deux personnes qui avaient été élevées autour d’un même foyer ”comme s’ils étaient alors censés avoir tété le même sein” (19). Rappelons qu’en Kabylie, donner le sein et seulement son geste symbolique était un véritable rite d’adoption qui entraînait les mêmes interdits de mariage. C’était donc la femme qui dans ce geste maternel permettait d’introduire un enfant dans le groupe familial. ”On sait en effet que la femme peut aussi donner l’anaya, mais encore, elle seule, être le fondement de la famille, non seulement par les liens naturels mais par la colactation créant entre l’adopté et celle qui l’a allaité, même symboliquement, des liens aussi puissants que ceux du sang.” (20). La quatrième phase : la grand-mère tisseuse des liens humains. Dans la première phase de son activité maternelle de femme enceinte, la femme avait créé des enfants dignes d’une création de poterie. Comme la terre mère, nourricière du genre humain grâce à sa végétation, la mère avait nourri ses enfants. Elle les avait aidé à grandir en les entourant de ses soins magiques pour assurer leur croissance aussi bien corporelle que spirituelle. Lorsque ses premiers enfants se mariaient, la mère dans son nouveau rôle de grand- mère, prenait le nom de Tamgbrat, ”la vieille”. Cependant, son rôle maternel auprès de ses enfants adultes se poursuivait dans cette dernière étape de son existence, et ceci jusqu’à sa mort. Ses fils continuaient à habiter près d’elle en prenant pour femme celle que leur mère avait choisie, de préférence dans le groupe social de leur appartenance parentale. Traditionnellement, les filles restaient aussi près de leur mère, dans la même courée pour épouser un cousin maternel ou paternel dans une maison voisine. Ce n’est que dans une période récente, au début du vingtième siècle, que des mariages entre villages ont été admis, alors qu’ils restaient auparavant rares et fortement déconseillés. En se mariant à l’extérieur du groupe originel, et de plus en dehors du village, les filles ont suivi leurs maris pour s’installer loin de leurs mères, près de leurs belles-mères qui dirigent toutes les activités économiques du groupe domestique. On peut sans peine remarquer que cette dernière étape de la vie d’une ”vieille”, en tant que mère et nourrice dans son rôle supplémentaire de grand-mère, est quasi inexistante dans la société moderne de type occidental où les fils comme les filles devenus adultes ne dépendent plus des mères qu’ils quittent pour vivre ailleurs. Dans l’ancienne Kabylie, c’était la grand-mère qui s’occupait des enfants de son fils devenu père et qui secondait en même temps son épouse dans son rôle maternel, au point que quand une naissance avait lieu, on remettait, et cette pratique existe encore de nos jours, des cadeaux à la grand-mère. La relation d’une mère à sa fille était entourée d’un ”amour spécial”. En retour, celle-ci ne manquait jamais de rendre visite à sa mère tous les jours et de l’aider dans ses travaux. ”L’amour maternel ne délaisse aucun des siens. On ne peut couper l’un de ses doigts, ni petit ni grand car on en souffrirait également. Une mère non plus ne saurait faire de différence entre ses enfants. Tous ont remué dans le même sein (ventre); le même sein (ventre) a enfanté le garçon et la fille... L’amour pour la fille est particulier : on se fera du souci pour elle jusqu’à sa mort... Une femme qui n’avait que des filles a même dit : Au garçon que je n’ai pas eu, je préfère ma fille chérie... De nos jours, malheur au ménage où il n’y a pas une fille. ”(21). A la fin de sa vie, la grand-mère était considérée comme une magicienne : elle avait reproduit tout au long de son existence de femme féconde le cycle de la vie de la planète dans tous les règnes vivants. Potière de la terre, la femme, en tant que réceptacle de la vie da genre humain, avait, de la même façon formé dans sa matrice vivante des poteries humaines. Mère nourricière et nourrice à la fois du genre humain, elle devenait dans son rôle de grand-mère une tisseuse des liens de la vie humaine grâce au mariage arrangé de ses enfants. Dans tous les rites de fécondité, elle était présente et dirigeait les activités qui en dépendaient. Elle était devenue, souvent par nécessité, accoucheuse et transmettait tous les soirs à ses petits enfants la sagesse ancestrale des mythes et des contes qui lui avait été racontés par sa mère. Le retour à la terre avec la mort de la « vieille ». Dans les mythes kabyles comme par exemple Les premiers parents du monde, il est dit que les humains sont nés de la Terre. La croyance que les humains à la mort doivent y retourner était très vivante. Cela est mis en évidence par le fait que les rites funéraires était calqués sur les rites de la naissance. Le corps défunt devait disparaître avant le troisième jour après la mort. Pendant ces trois jours l’âme du défunt était supposé se tenir sur le seuil de la porte pour y revenir le quarantième jour. Les visites au cimetière devaient, pour cette raison, se dérouler le troisième et le quarantième jour après l’enterrement. La période des quarante jours magiques qui survient à la naissance se retrouvait à la mort d’un humain. La vie prenait alors une dimension à caractère cyclique qui se renouvelait et se poursuivait à travers le ventre maternel. Les rites funéraires indiquent que la mort en Kabylie ne se comprenait pas comme une fin définitive mais se présentait plutôt comme une renaissance contribuant à renouveler la Vie entière de la Nature de la Terre et du ciel. ” La mort, dans l’esprit de tous, n’est qu’un changement d’existence, une période de passage, et la croyance en une autre vie est générale. On ne dit pas qu’une personne ’a disparu’ mais qu’elle est ’partie dans l’autre monde’ ( teruh di-laxert) car la vie d’ici-bas et la vie future sont, assure-t-on, deux soeurs d’une ressemblance frappante que l’on connaît successivement”(22). CONCLUSION : De sa naissance à sa mort, la femme, comme terre mère du genre humain, responsable de la poursuite de la vie, devient elle-même une potière puis une nourricière et enfin une tisseuse de liens humains. On considérait autrefois le déroulement de la vie d’une personne selon un modèle binaire (jeune / vieille) puis trinaire pour la femme (fillette / femme / vieille). Les résultats des recherches de Makilam indiquent que chez les Kabyles le cycle de la vie d’une femme suivait les rythmes de la nature et de ses saisons en quatre phases. Le culte de la mère est incompatible avec ces deux modèles et incomplet si on évince la phase de la femme enceinte. Faire débuter la vie d’un humain avec sa naissance au jour de l’accouchement de sa mère, c’est effacer la phase de la grossesse, la phase capitale de sa formation. Cela revient aussi à ramener l’état de mère à l’état de père alors qu’un homme ne devient père qu’après les dix lunes pendant lesquelles la mère forme l’enfant dans son ventre. Réduire le début de la maternité à celui de la paternité est le fondement du patriarcat. La vie ritualisée des femmes de la société traditionnelle en particulier celle des grands- mères met en évidence combien la mère en Kabylie était vénérée au point de parler d’un culte de la mère. Les rites qui accompagnaient le fil de l’existence d’une femme de sa naissance à sa mort sont à considérer comme des rites de type matriarcal Ces rites sont magiques car ils assimilent l’union d’un homme et d’une femme à celle de la lune et du soleil, les femmes se considérant dès lors comme des créatrices de la vie humaine de dimension cosmique. Par ailleurs, toute réalisation matérielle comme la poterie ou le tissage sont des créations magiques puisque leurs rituels sont calqués sur l’union sexuelle des humains et reproduisent les mystères de leur propre création. Le culte de la mère trouvait sa signature dans le culte de la famille, dans les réalisations rituelles de l’obtention d’une poterie, de la nourriture et d’un tissage. On le retrouve aussi dans le culte des Ancêtres et en particulier dans les dessins géométriques des femmes sur leurs poteries, leurs tissages et les fresques murales de leurs maisons(23). Cette dimension spirituelle de caractère global de la vie terrestre d’un humain détermine, conditionne et explique à la fois la magie des femmes kabyles et de leurs pratiques rituelles. _________________________________________ (1) Mircea Eliade, « Le sacré et le profane », Gallimard, Paris 1972, p.165. (2) Makilam, « La place centrale de la femme kabyle dans la société traditionnelle », revue « Tiziri »,Numéro 36, 2004. (3) Plantade N., «La guerre des femmes », La boîte à Documents, Paris 1988, p.42. (4) Rahmani S., «Coutumes kabyles du Cap- Aokas », Revue Africaine, 1ére et 2éme partie,1938 & 1939, p.76 (5) At Ali Belaïd, «Démarches matrimoniales», in Tisuraf, 4-5, Paris 1979, pp.90-92. (6) Khellil M., «Pratique(s) du mariage aux At Fliq », in Tisuraf, 4-5, Paris 1979/1, pp. 63-64. (7) Laoust-Chantreaux G., « Kabylie côté femmes », Edisud, Aix-en-Provence 1990, pp. 188-189. (8) Makilam, « La Magie des femmes kabyles et l’unité de la société traditionnelle », L’Harmattan, Paris 1996. (9) Servier J,« Tradition et Civilisation berbères », Éditions du Rocher, Monaco, p.251 (10) At Ali Belaïd, « Démarches matrimoniales » in Tisuraf, 4-5, Paris 1979p. 98. (11) Getty, A., « La déesse, mère de la nature vivante, Éditions du seuil, Paris 1992 , p.43. (12) Mircea Eliade, « Le sacré et le profane », Gallimard, Paris 1972, p. 104. (13) Servier J. , « Tradition et Civilisation berbères », Éditions du Rocher, Monaco, p.230. (14) Rahmani., « Coutumes kabyles du Cap-Aokas », Revue Africaine, lere et 2éme partie,1938 & 1939, lére partie, p.111 (15) Rahmani., « Coutumes kabyles du Cap- Aokas », Revue Africaine, lere et 2éme partie,1938 & 1939 2eme partie, p.73). (16) Marcy, G., « Les vestiges de la parenté maternelle en droit coutumier kabyle et le régime des successions touarègues », Revue Africaine, n° 388 & 389, 3eme et 4eme trim. 1941, p 187-211). (17) Ibid p 208 (18) Plantade, N., « La guerre des femmes », La boîte à Documents, Paris 1988, p.46. (19) Khellil M., « La Kabylie ou I’ancêtre sacrifié », L’harmattan, Paris 1984, p.89. (20) Laoust-Chantréaux, G., « Kabylie côté femmes », Edisud, Aix-en-Provence , p. 255. (21) Genevois, H., « La mère», in Fichier des Berbères 106, Fort- National 1970, p.48. (22) Laoust-Chantréaux, G., «Kabylie côté femmes», Edisud, Aix-en-Provence, p.241. (23) Makilam, «Signes et rituels magiques des femmes kabyles », Edisud, Aix-en Provence 1999.

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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 00:00

La condition des femmes kabyles. Un proverbe kabyle résume à lui seul le statut de la femme dans la société ancienne : "Même la femme la plus droite est plus courbe qu'une faucille". En d'autres termes, l'ordre est celui des hommes, et les femmes y sont soumises. Pourtant on disait que la femme est "la poutre du foyer", en d'autres termes le centre de la famille, et la famille est la structure centrale de l'ancienne société amazighe. La société kabyle ancienne s'appuyait sur une stricte répartition des rôles entre hommes et femmes, et les femmes y avaient une grande importance. Les femmes étaient exclues de la vie politique. Elles ne pouvaient pas participer à l'assemblée du village, la Tajmat(1). La tradition voulait même qu'une femme s'éloigne de tout groupe d'hommes discutant entre eux. Si les femmes n'étaient pas admises à l'assemblée, la fontaine du village était leur lieu de rendez-vous, puisqu'elles étaient chargées de la corvée d'eau. Même s'il n'était pas un lieu de délibération officiel, il était un lieu d'échange important. Les femmes y discutaient activement et par ce biais savaient donner des recommandations aux hommes une fois revenues à la maison. Elles y amenaient leurs enfants en bas âge. Sa fréquentation était strictement interdite aux hommes. Cette interdiction est forte : même un jeune homme qui savait qu'une jeune fille lui était promise ne devait pas s'y rendre. Ceci aurait entraîné une malédiction pour son futur couple. La fontaine est lieu de l'eau, source de vie. Elle est le lieu exclusif des femmes qui symbolisent la vie et sa renaissance. Dans la société traditionnelle, les mondes masculins et féminins étaient séparés, mais la femme n'y était respectée. La maîtresse de maison était considérée comme le pilier de la famille. L'homme vaquait aux affaires extérieures : le dur travail des champs, faire le marché et gérer l'argent de la famille. La femme restait en principe chez elle. Elle tenait la maison, élevait les enfants. Elle s'occupait des animaux, faisait de la poterie et du tissage. Elle avait aussi en charge la corvée d'eau et le ramassage du bois. Lorsqu'elles avaient du temps libre, les femmes se recevaient entre elles à la maison. Entre les enfants et le père, la femme tenait le rôle de médiatrice, un enfant n'ayant pas à interpeller son père. Celui-ci est le chef de famille au sens fort : il est le gardien de l'honneur de sa famille, mais il pouvait difficilement ne pas tenir compte de l'avis de sa femme. Le travail des femmes était respecté autant que celui des hommes. Sur ce point, l'ancienne société kabyle était égalitaire. Par exemple, la mise en place du métier à tisser donnait lieu à une fête. Lorsqu'il fallait couper du bois, c'est bien sûr l'homme qui s'en chargeait. La femme, au nom du partage des tâches, portait ensuite le bois jusqu'au foyer. On trouvera une multitude de partages de tâches de ce type dans la société kabyle ancienne. Une faute grave à l'égard d'une femme était une faute d'honneur, que sa famille défendait comme telle. Lorsqu'un homme parlait à une femme, il se devait de se montrer poli et respectueux. La femme est protégée par les hommes. Elle est considérée comme une personne à part entière, mais ce sont aux hommes de sa famille de la défendre par la force si nécessaire, parce qu'elle est considérée comme ne pouvant pas se défendre physiquement. Ainsi proférer des injures en présence d'une femme, même à raison, ou des plaisanteries graveleuses, est proscrit. Les femmes kabyles, quand un homme exagère par ses propos, savent vite lui rappeler les limites à ne pas dépasser. Elles rappellent le respect qui leur est du. S'il insiste, les hommes réagissent, en exigeant d'abord des excuses, et s'ils ne les obtiennent pas, en chassant celui qui en est l'auteur, si nécessaire par la contrainte physique. Ces pratiques de respect existent toujours. Elles se sont transmises dans l'immigration et mieux vaut soigner son langage en présence de femmes. Ceci est d'autant plus recommandé que lorsqu'un homme est correct, les femmes font preuve de beaucoup d'attention à son égard, y compris à l'égard d'un étranger. Entre hommes, on peut s'injurier, ce qui est assez courant, voir se battre, pratique qui n'est évidemment pas recommandée. Alors les hommes sont alors d'égal a égal, par la parole, voire par la force physique. Ils défendent leur honneur respectif. Si une femme de la famille est présente tout change : l'honneur de cette femme (et donc de la famille) a été insulté, et elle ne doit pas assister à ce genre de rivalité. Si un homme a été injurié, et pire, s'il a été provoqué en bagarre en présence de son épouse ou d'une femme de sa famille (sœur, tante, mère, grand-mère, cousine, etc..), même à raison, c'est l'honneur de la famille qui a été atteint, et il ne le pardonnera pas. Il existait, dans la société traditionnelle, une hiérarchie, ou plus exactement un ordre des femmes mais il était caché. Les vielles femmes y tenaient un rôle important, de par leur expérience et leur sagesse. Ceci ramène à un autre aspect. A une vielle femme que l'on croise au village en Kabylie, on lui dit par politesse et même si on ne la connaît pas "A Tamghart", ce qui se traduit littéralement par : "Salut la vieille". Ce terme n'est pas péjoratif. Il signifie au sens figurer "Salut, vénérable femme". La vieillesse est sagesse et honneur, pour la femme comme pour l'homme. Spirituellement les femmes jouaient un très grand rôle : elles étaient considérées comme des médecins de l'âme, capable de chasser les mauvais esprits, ce dont les hommes sont incapables. Ainsi, dans la tradition, avant que tout le monde ne s'endorme, la maîtresse de maison faisait le tour de la maison avec une bougie pour chasser les mauvais esprits. Lorsque l'on croyait que la maison était possédée, c'est elle qui consultait le marabout et exécutait les rites magiques de purification. Dans tous les actes de l'entretien de la maison, elle savait chasser les mauvais esprits, par exemple en balayant et nettoyant la maison, ou en crépissant les murs. Inversement, elle savait comment garder les bons esprits dans la maison, en les nourrissant. Lorsque la situation était particulièrement critique, on s'en remettait aux femmes. En cas de sécheresses graves, la procession à Anzar, pour obtenir la pluie, était leur affaire. Si on craignait une malédiction dans le village, ce sont les femmes qui déclenchaient Timzeght, le sacrifice des bœufs. Par le passé, les femmes avaient aussi un rôle important lors des conflits entre tribus. Souvent, avant une guerre, les tribus envoyaient des délégations de femmes qui tentaient une ultime négociation, souvent avec succès. Dans la vie courante, la condition de la femme était la conséquence de la primauté de la lignée masculine. Celle-ci s'exerçait surtout dans le mariage. Il n’était pas l’affaire des futurs mariés mais des familles. Le jeune homme pouvait être fiancé très jeune, parfois avant l'âge de dix ans. Une fois majeur, il pouvait s’opposer à ce choix, par l’intermédiaire d’un ami. Cette opposition était rare, mais dans ce cas, son père pouvait éventuellement modifier son choix. Quant à la jeune fille, elle apprenait le plus souvent qu’elle allait être mariée après que l’accord soit conclu. Elle pouvait être mariée très jeune, dés 12 ou 13 ans(2). La jeune fille kabyle était entièrement éduquée dans cette condition d’acceptation du mari qui lui serait imposé. Les rituels de mariages, qui étaient très complexes dans la société kabyle sont décrits sans la page "Le mariage Kabyle". Comme dans toutes les sociétés méditerranéennes traditionnelles, la virginité de la jeune fille était une condition impérative au respect de l'honneur de sa famille. Le viol ou la tentative de viol d'une jeune fille était considéré comme un crime, qui obligeait la vengeance par la mort du violeur, et n'acceptait aucun pardon. Tous les hommes adultes de la famille se devaient d'exécuter la sanction, ou d'aider à son exécution en attirant par exemple le coupable dans un piège. Ceci explique aussi que la jeune fille enceinte hors mariage était victime d'un sort très dur. On pensait qu'elle avait déshonoré volontairement la famille. Dans la société traditionnelle, les femmes étaient exhérédiées. Elles ne pouvaient prétendre à aucun héritage. Lorsqu’une femme se mariait, elle restait étrangère à la famille de son mari, n’ayant aucun droit sur les propriétés de celui-ci. Si son mari mourait, l’héritage revenait aux descendants masculins de son mari, et à défaut à ses frères. Cette règle était apparemment extrêmement dure. Mais dans la réalité, elle était tempérée par les usages : Quand la propriété la permettait, on accordait un habous à la veuve. Le habous est une propriété de terre cultivable, dont elle possédait l'usufruit. Si elle reste la propriété de la famille du mari, au moins la femme pouvait pourvoir à sa subsistance en cultivant la terre. L'honneur obligeait les hommes de prendre en charge ses parentes orphelines, veuves ou répudiées. Même dans la pire misère, ils se devaient de leur donner un minimum de nourriture. Ils préféraient se priver durement que de faillir à cette règle de solidarité et d'honneur. Dans le village kabyle, tout le monde se connaissait. Comme dans toute société humaine, il arrivait des adultères, d'autant que bien des couples étaient mal mariés. Si une femme trompait son mari, celui-ci réagissait selon le code de l'honneur : il s'empressait de tuer l'amant. S'il y renonçait, sa propre famille l'y poussait. Les cousins ou les oncles pouvaient se charger de cette tâche à sa place, mais il encourait le déshonneur. Une famille riche pouvait même, pour éviter de se voir mouiller dans une affaire criminelle, recourir au service d'un tueur à gage. La famille de l'amant se retrouvait dans l'impossibilité de venger le crime, puisqu'il avait par son acte, manqué à l'honneur de son propre clan. La femme n'avait pas d'autre solution que de se soumettre au mari, s'il voulait bien ne pas la répudier. Cependant, le mari ne pouvait pas se venger sur sa femme, qui restait membre de sa famille d'origine. Lorsqu'un homme trompait sa femme, il avait tout intérêt à le faire avec une femme célibataire sans quoi il aurait mis sa vie en jeux. On l'aurait en effet accusé d'avoir séduit une femme mariée. Prendre comme maîtresse une femme célibataire avait un avantage : il pouvait répudier sa légitime et se remarier. Dans ce système, on le voit, l'homme est avantagé. Enfin, les naissances hors mariages n'étaient pas acceptées dans l'ancienne société kabyle. Une jeune fille enceinte hors mariage encourait purement et simplement la mise a mort. Il en allait de même de la veuve enceinte. Encore actuellement dans bien des villages, une femme non mariée et enceinte est considérée comme un grave déshonneur. Dans le meilleur des cas, la famille fait en sorte qu'elle puisse aller accoucher à l'hôpital, mais elle doit abandonner immédiatement son enfant à l'assistance publique, qui est très insuffisante en Algérie. Dans le pires des cas, ce sont des tentatives de meurtres qu'elles subissent... Dans les hôpitaux comme celui de Tizi Ouzou, il arrive encore des femmes enceintes épuisées dans un état déplorable. Elles portent souvent des traces de coups, quand ce n'est pas des fractures des côtes ou des membres. Elles ont été chassées par leur famille et ont parcouru à pied des dizaines de kilomètres. Elle n'ont qu'une solution : accoucher et abandonner leur enfant. A son retour au village, le plus souvent, la femme est mise à l'index et doit survivre comme elle le peut, dans la misère et sans l'entraide collective. Il arrive bien souvent que des femmes bannies ne retournent pas dans leur village. Elles se retrouvent à la rue. Certaines de ces pratiques se perpétuent. Aucune recherche n'est faite par les autorités sur bons nombres de meurtres de jeunes femmes. On en jugera aisément, le sort de la femme kabyle n'était et n'est pas toujours enviable, loin de là. La femme, dans la société kabyle ancienne, se devait avant tout d'être mariée et mère. Hors de ce statut, il n'y avait aucun salut pour elle. Ce n'est pas pour rien si un proverbe kabyle dit "La place de la femme, même un chien n'en voudrait pas".

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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 00:00

Taos Amrouche,

Ecrivaine et chanteuse, descend d'une lignée de récitants de la tradition orale kabyle. L'Empreinte digitale réédite dans un coffret de 5 CD l'intégrale de ses étranges litanies ancestrales berbères.

" J'ai toujours eu le sentiment d'être seulement kabyle ", disait-elle. " Elevée dans un pays arabe, baignée de culture française, jamais je n'ai pu me lier intimement ni avec des Français ni avec des Arabes. " L'existence de Taos Marie-Louise Amrouche, née à Tunis en 1913 et morte à Paris en 1976, rassemble toutes les contradictions auxquelles une femme kabyle du début du siècle se mesure pour construire son identité. La jeune Taos, dont le prénom signifie " paon ", oiseau cosmologique incarnant l'Univers, jongle entre les univers de l'école française, où elle excelle, de la rue de Tunis avec ses amis arabes et des récits kabyles de sa mère, fascinantes sagas rituelles " qui célèbrent la vie de l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe ". La langue kabyle relie Taos à la terre de ses ancêtres d'Algérie. Comment sa famille a-t-elle échoué en Tunisie ? Elle reconstituera son passé, par bribes, au fil des récits familiaux.

Sa mère, née hors mariage, est une " enfant de la honte ". Elle doit affronter l'opprobre du village et s'attache à la tradition kabyle, à la beauté des paysages, des pierres et de la terre de son pays comme une naufragée à sa planche de salut. Plus tard, cette même mère se mariera avec Belkacem Amrouche, jeune Kabyle déjà uni à une autre, dans un village voisin. Nouvelle transgression. Le couple, illégitime aux yeux de la coutume, devra vivre hors du village de sa mère, puis finira par émigrer, cédant sous la pression.

Marie-Louise Taos Amrouche naît et grandit, comme toute fille d'exilés, entre le souvenir mythique du pays abandonné - entretenu, vécu par ses parents - et la réalité de la terre d'accueil. · l'école, elle excelle, avons-nous dit. Au début des années trente, reçue au concours très sélectif de l'Ecole normale supérieure, elle monte à Paris faire des études de lettres. Puis revient, très vite, glacée par l'exil que constitue pour elle, femme du Sud, l'internat IIIe République des jeunes filles de Fontenay-sous-Bois. Surveillante au lycée de Tunis, elle écrit Jacinthe noire, roman autobiographique sur cet exil parisien, et se lance dans l'œuvre de sa vie : recueillir systématiquement les chants de sa mère - patiemment, amoureusement.

Ces chants dont elle s'abreuve, l'envie lui vient de les produire en public. En 1937, elle crée à Paris un répertoire dont le succès lui fait comprendre l'importance de la littérature orale et affirme aux yeux du monde l'importance de la poésie kabyle. Deux ans plus tard, elle fait une rencontre décisive. · Fès, alors qu'elle donne à découvrir devant un public marocain quelques chants rituels berbères du Djurdjura, elle retient l'attention du directeur de la Casa Velasquez de Madrid, collège où se réunissent artistes et scientifiques français venus étudier la culture hispanique.

Il lui fait une proposition, que la jeune lettrée accepte avec joie : travailler in situ les " chants de la Alberca ", laissés par les occupants berbères d'Andalousie entre les VIIIe et XVe siècles. Elle ne sait pas un mot d'espagnol ni une note de solfège, mais qu'à cela ne tienne : au travail ! De 1940 à 1942, elle ouvre sur des chants millénaires et se lie avec André Bourdil, peintre en villégiature, avec lequel elle se marie.

Après la guerre, tout va très vite : de retour à Paris, elle rencontre Jean Giono, trouve du travail à Radio France, où elle anime des chroniques littéraires en langue kabyle, puis renoue avec la scène, dès 1954, alors qu'en Algérie se trame la guerre d'Indépendance. Puis c'est la reconnaissance des professionnels de la musique : son premier album, en 1966, Florilège de chants berbères de Kabylie, obtient le grand prix de l'Académie du disque. Taos voyage, donne des concerts à Venise, à Rabat, enregistre la musique du film de Jean-Louis Bertucelli, Remparts d'argile. Pour sa dernière scène, en 1975, elle délivre un chant intense et pathétique, dont le vinyle conserve la mémoire. Deux ans après, elle est enterrée dans le village provençal de Saint-Michel-l'Observatoire, face à la terre de ses ancêtres algériens.

Le grain magique

Chant de méditation pour les humains:

Je me suis promis de dire la vérité
Sans l'altérer jamais,
Le temps que durera ma vie.

Voici deux ans que je néglige de faire le bien
Pour vivre en prodigue à travers le pays,
Et cheminer dans les ténèbres.

Aujourd'hui, je crains d'avoir honte
En présence de mes amis:
La vieillesse besogneuse est redoutable ?
Les hommes se disputent la terre
- Hommes, la terre, à qui est-elle ?

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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 00:00

DIHIA (ou Kahina) : Ame de la résistance Amazighe à la conquête Arabe      

Kahina " prêtresse, devineresse" est le surnom par lequel les historiens arabes désignent cette reine berbère du 7-8 ème siècles de l’ère chrétienne. Selon les mêmes historiens, son véritable nom serait Dayhia fille de Matiya ben Tifan ou encore Damiya fille de Yunafiq. On trouve encore Dihiya et Dîyya.

On a beaucoup polémiqué sur la religion de Dihiya. Certains auteurs pensent qu’elle est juive, à cause de sa tribu, les Djerawa, qui, selon Ibn Khaldûn, était largement judaïsée au 7ème siècle. D’autres pensent qu’elle était chrétienne tirant en cela argument de sa filiation (Matiy et Tifan sont des déformations de Mathieu et Théophane) mais aussi du nom de Damiya qui était sans doute un diminutif du nom latin Damiana. En fait, en l’absence d’informations précises, on ne peut trancher ni pour l’une ni pour l’autre de ces hypothèses et Dihiya pouvait être juive, chrétienne et même païenne. D’ailleurs, un auteur musulman, al Malikî, écrit que pendant sa retraite, Dihiya était accompagnée d’une grande idole en bois, transportée sur un chameau. Il pourrait s’agir d’une divinité berbère et non forcément, comme on l’a écrit, d’une statue du Christ ou de la Vierge Marie.

Quoi qu’il en soit, Dihiya était une reine authentiquement berbère. Quand elle apparut sur la scène, elle devait être déjà âgée. Elle aurait régné près de trente cinq ans sur les Aurès et serait morte à 120 ou 127 ans. Cette longévité est peut-être exagérée mais elle n’est pas invraisemblable quand on sait la vigueur et la force des Berbères.

Selon AI Waqidî, c’est la mort de Kusila qui détermina Dihiya à livrer la guerre aux Arabes. Mais elle avait déjà participé, aux côtés du prince berbère, à la bataille de Tehuda au cours de laquelle fut tué ’Uqba Ibn N’afi’ê (683).
Le calife ’Abd al Mâlîk chargea le gouverneur d’Egypte H’asân ben Nu’mân, de réduire la révolte au Maghreb. Il se mit en marche en l’an 69 de l’Hégire (688-689) et, après avoir pris Carthage et chassé les Byzantins, il prit la route des Aurès.

"H’asân, écrit Ibn Khadûn, demanda qui était le prince le plus redoutable parmi les Berbères, et ayant appris que c’était la Kahina, femme qui commandait à la puissante tribu des Djerawa, il marcha contre elle et prit position sur le rebord de la rivière Miskiana."

La rencontre eut lieu sur l’oued Nini, au nord de Khenchla : les troupes berbères qui se trouvaient en aval se jetèrent sur les Arabes qui étaient en amont et les taillèrent en pièces. En souvenir de cette défaite, les Arabes surnommèrent l’oued Nini, Nahr al bala’, la rivière des malheurs. Et les preuves n’étaient pas finies pour eux. Après les voir forcés à prendre la fuite, Dihiya les poursuivit et les combattit de nouveau. Elle les obligea à quitter l’Ifriqya et à se réfugier, sur l’ordre du calife ’Abd al Malîk, dans la province de Tripoli.
Dihiya rentra chez elle et, dans un geste de générosité, elle prit sous sa protection l’un de ses prisonniers arabes, Khâlid ben Yâzid. Elle lui donna le sein et, simulant l’allaitement, elle fit de lui son fils adoptif.

En 698, H’asân ben Nu’mân revint avec des renforts, il dispersa les troupes de Dihiya et s’empara de Carthage. Le général arabe sema la discorde parmi les Berbères, poussant une partie d’entre eux à abandonner la vieille reine. Celle-ci, loin de se décourager, continua la lutte avec les hommes qui lui restaient fidèles. Sentant la fin approcher et voulant sauvegarder l’avenir, elle recommanda à ses fils de se convertir à l’Islam et de changer de camp. L’historien Ibn al Hakîm rapporte qu’elle s’adressa en ces termes à Khalîd ibn Yâzid : "Je vais périr et je te recommande de t’occuper de ton mieux de tes deux frères que voici. Je crains, répondit Khâlid que si tu dis vrai, ils ne puissent échapper à la mort - Que non ! l’un d’eux même jouira, chez les Arabes d’un prestige plus grand qu’il n’en a aujourd’hui. Pars, assure- toi de la vie de mes fils ! »

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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 00:00

Assia DJEBAR

Œuvres principales

La Soif, 1957, roman
Les impatients, 1958, roman
Les Enfants du Nouveau Monde, 1962, roman
Les Alouettes naïves, 1967, roman
Poème pour une algérie heureuse, 1969, poésie
Rouge l'aube, théâtre
Femmes d'Alger dans leur appartement, 1980, nouvelles
L'Amour, la fantasia, 1985, roman
Ombre sultane 1987, roman
Loin de Médine, 1991
Vaste est la prison, 1995
Le blanc de l'Algérie, 1996 Suite où elle met en scène trois de ses amis après leur assassinat
La femme sans sépulture, 2002

Cinéma
La Nouba des femmes du Mont Chenoua, 1977
La Zerda ou les chants de l'oubli, 1979

Biographie

Née le 30 juin 1936 à Cherchell (Algérie).
Ancienne élève de l'École normale supérieure de Sèvres (1955).
Elle écrit son premier roman La Soif en 1957, suivi de son deuxième roman en 1958Les Impatients
Études d'histoire (Moyen Age arabe et Maghreb du XIXe siècle) sous la direction de Louis Massignon et Jacques Berque.
Professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la Faculté des lettres de Rabat, de 1959 à 1962.
Au printemps 1962, sort à Paris son troisième roman Les enfants du nouveau monde.
Professeur d'université à la faculté d'Alger : d'histoire de 1962 à 1965, de littérature française et de cinéma de 1974 à 1980.
En 1974, de retour à Alger, elle enseigne les études francophones. Parallèlement, elle commence la préparation d’un long métrage semi-documentaire, après des séjours dans la tribu maternelle des Berkani. Elle y interroge la mémoire des paysannes sur la guerre, y intègre des épisodes dans La Nouba des Femmes du Mont Chenoua, long-métrage de deux heures, produit en arabe et en français par la télévision algérienne, sur une musique de Béla Bartok.
Ce long-métrage suscite des débats contradictoires dans les milieux algériens. Il sera présenté à Carthage en 1978, puis à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale. Il est actuellement étudié dans la plupart des universités américaines.
Elle continuera son travail de cinéma avec un long métrage documentaire La Zerda et les Chants de l’oubli présenté en 1982, par la télévision algérienne et primé au Festival de Berlin, comme « meilleur film historique» en Janvier 1983.
Ne pouvant travailler à la fois; comme romancière francophone dans son pays tout en poursuivant une oeuvre de cinéaste dans sa langue maternelle, elle choisit définitivement de retourner vivre à Paris, en 1980.
De 1980 à 2005, sa vie, en banlieue parisienne, puis à Paris, est consacrée presque exclusivement à son travail d’écriture française : romans, essais, théâtre, travail critique.
De 1983 à 1989, elle est choisie par Monsieur Bérégovoy, Ministre des affaires sociales, comme représentante de l’émigration algérienne pour siéger au Conseil d’administration du F.A.S (Fonds d’Action Sociale).
Elle publie dès lors régulièrement aux éditions Albin Michel, aux éditions Actes Sud.
Après la publication de son roman L’Amour, la Fantasia, elle fait régulièrement des tournées de lecture de ses textes en Allemagne, en Italie et des conférences dans les Universités anglaises et américaines.
En 1995, elle accepte de partir travailler en Louisiane, comme professeur titulaire à Louisiana State University de Bâton Rouge où elle dirige également un Centre d’Etudes Françaises et Francophones de Louisiane.
En 2001, elle quitte la Louisiane pour être à New York University professeur titulaire. En 2002, elle est nommée Silver Chair Professor.
Auparavant, tout l’été 2000, à Rome, dans une production du Teatro di Roma, elle met en scène un drame musical en cinq actes : « Filles d’Ismaël dans le vent et la tempête » dont elle est l’auteur : Elle écrit « Aicha et les femmes de Médine »drame musical en 3 actes, que lui a commandé un théâtre de Rotterdam, la même année.

Prix littéraires :

- Prix Liberatur de Francfort, 1989
- Prix Maurice Maeterlinck 1995 Bruxelles
- International Literary Neustadt Prize 1996 (USA)
- Prix Marguerite Yourcenar 1997 (Boston. USA)
- Prix international de Palmi (Italie)
- Prix de la paix des Éditeurs Allemands (Francfort) en 2000.

Docteur honoris causa des Universités de Vienne (Autriche), de Concordia (Montréal), de Osnabrück (Allemagne) :
Son œuvre littéraire est traduite en vingt et une langues. Une vingtaine d’ouvrages étudient son œuvre : en français, en anglais, en allemand et en italien :
Un colloque international lui a été consacré en Novembre 2003, à la Maison de écrivains, à Paris (actes publiés en 2005). Un autre est prévu à Cerisy en 2008.
Élue à l'Académie française, le 16 juin 2005, au fauteuil de M. Georges Vedel (5e fauteuil).

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