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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 00:00

Femmes et espace poétique dans le monde berbère

Tassadit YACINE          

Résumé

Les femmes sont naturellement associées à la production culturelle en particulier dans le secteur traditionnel. Comment ne pas établir de lien entre femmes et artisanat ? La poterie, le tissage, la décoration des murs, des jarres à grains, la broderie, etc., est principalement le fait des femmes en de nombreuses cultures. C’est aussi le cas dans de nombreuses régions du monde berbère et bien entendu celles que nous étudions comme la Kabylie. L’objet de cet article qui s’opère au niveau du travail matériel physique concerne aussi la production intellectuelle. Sans entrer dans les détails, j’essaierai de montrer comment les femmes parviennent à exister en tant que productrice et les obstacles qu’elles ont dû franchir pour exister en tant que telles.

Texte intégral

La société kabyle est connue pour son code exacerbé de l’honneur et pour être le creuset d’une civilisation méditerranéenne ancienne où l’homme (au sens latin de vir) occupe un statut hautement valorisé. La suprématie des hommes sur les femmes puise ses fondements dans la mythologie où l’on voit la femme déchoir du statut de mère du monde et de l’humanité pour tomber dans celui de vilaine sorcière1. De nombreux autres récits soulignent les raisons pour lesquelles les femmes doivent être écartées des lieux publics (le souq, par exemple, qui est un espace éminemment masculin) et désavouées parce qu’elles ont trahi Dieu2. Les exemples où l’on retrouve la femme dans cette position de dominée sont nombreux, position qui puise sa légitimité dans le passé mythique. Cette culture mythique intériorisée n’est pas sans incidence sur la pratique sociale et, par-delà, sur les comportements humains.

Le langage, l’hexis corporelle, la division des tâches rappellent de manière constante, à la fois explicite et implicite, les fondements de la suprématie des hommes sur les femmes. Les femmes doivent se fondre dans cet «édifice» social et culturel bâti par les hommes et pour les hommes. Incorporées au groupe social (au sens de pénétrer dans le corps, faire corps), elles ont tenté tout au long de l’histoire de se faire une place dans les limites imparties par l’ordre dominant. Corps anonyme, les femmes ne parlent pas, elles sont parlées. Elles constituent ce corps collectif dominé où elles sont présentées comme un ensemble homogène au sein duquel tous les membres sont semblables. Pour les hommes, les femmes sont «interchangeables». Cependant ce corps dominé est indispensable pour faire fonctionner le monde, le répéter, le reproduire, le mimer sans y «apporter» la moindre touche personnelle, la moindre création. Il est difficile pour elles, surtout si elles sont cantonnées dans cette opposition, de concevoir le monde (au double sens du terme, de le faire et de le penser). À plus forte raison quand il s’agit de création poétique. Lorsqu'il leur arrive de donner vie et sens aux mots, elles ne sont jamais des auteurs, mais des répétitrices. Comme pour les enfants qu’elles portent mais qui ne portent pas leurs noms, elles ne revendiquent pour ainsi dire jamais la poésie qu’elles inventent. Les femmes n’ont pas la propriété de leur pensée. Car l'expression singulière d’une poétesse se confond d’emblée avec l'expression collective dominée par l’ordre établi.

Pourtant, la Kabylie a connu des femmes-poètes comme Yemma Khelidja Tukrift. Dans chaque village, il arrive que les habitants signalent l'existence d'une ou de plusieurs poétesses qui se distinguent du lot. Cependant, leur renommée ne dépasse guère le cadre du village (au sens de la taddart kabyle) ou de la tribu. Signalons que ces femmes sont versées en général dans une thématique en adéquation avec les valeurs reconnues du groupe : religion, morale, épopée. Elles quittent la sphère stricte de la «féminité» (au sens de tâches dévolues) pour celle plus large de la religiosité. C’est déjà reconnaître un lien implicite avec le piège de la communauté, car pour sortir du cadre étroit de la féminité et acquérir la parole (la parole masculine), elles consentent à intégrer dans leur vision du monde les schèmes de perception, d’appréciation et d’action des dominants dont elles sont les porte-parole mandatés, des porte-parole d'autant plus efficaces qu'elles sont dominées.

La poésie orale tout comme la parole obéit à des codes très stricts. L’importance de la parole est le fidèle reflet du statut du locuteur. Elle a ses propres canaux d’émission et de transmission. Marquée par les conditions sociales et culturelles de conception et d’émission, elle peut donner du crédit, du capital social symbolique, comme elle peut vouer son prétendant au châtiment, à la malédiction, à la ruine. Savoir parler, c’est avoir le sens de la répartie et mettre de son côté les hommes, se faire des alliés, mais c’est aussi posséder le monde (bab n yiles medden akw ines, « celui qui possède la langue possède les hommes », dit le proverbe). La poésie féminine joue donc ce double rôle, celui de conforter l’ordre dominant, parce que cet ordre constitue pour elle une référence, et celui de dénoncer son dysfonctionnement, ses injustices et ses hypocrisies. Les femmes représentent ainsi malgré elles ce corps dominé mais révélateur d’une histoire collective inscrite dans les structures sociales et mentales de tout le groupe. Ce sont elles qui vont permettre de mettre en évidence cette dualité à travers la poésie orale, cette dernière obéissant à des codes très rigoureux3.

Le code ancien distinguait en effet deux genres poétiques : celui des valeurs hautement représentatives (la poésie du haut, celle du cœur) et celui des valeurs stigmatisées (la poésie du bas, celle du sexe et des instincts). Ces distinctions se retrouvent projetées dans l’espace géographique (assemblée, souq, champ ou fontaine, cour, maison, etc.), ce dernier constituant un fidèle reflet de l'espace social.

Si la prise de parole implique symboliquement une prise de pouvoir, cela signifie pour les femmes une inversion symbolique de l’ordre. Le mode de fonctionnement des systèmes sociaux exige une cohérence apparente qui consiste en ce que les femmes entrent totalement ou partiellement dans le jeu — et au besoin se laissent piéger par ce dernier — en masquant par leur silence, leur soumission et leur complicité les rapports de force existants. Ce qui signifie nier et, partant, annuler la domination. Car les hommes en tant que dominants ne peuvent apprécier leur pouvoir que s'il paraît naturel, que s'il est librement consenti. Lorsque les femmes, par leur inconduite, les amènent à exercer un rapport de forces brut, révélant ainsi leur tyrannie, cette brutalité est désapprouvée par l’assemblée des hommes.

Sortie de ce cadre, l’expression féminine est donc perçue comme une atteinte à l’ordre public, une inversion des rapports de force et de sens et, plus encore, une inversion du monde. En revanche, quand elle utilise les canaux traditionnels (la voyance, la poésie, le cas extrême étant la folie), elle permet aux femmes de sortir du groupe tout en se laissant récupérer par lui. Adhérer au schéma traditionnel constitue en somme une catharsis nécessaire dans laquelle des vies socialement condamnées sont mises à profit par la collectivité. Tels sont les principes structurant les schèmes de vision de l'opinion publique.

Sur un plan strictement individuel, la poésie induit des situations paradoxales, au sens où la vision dominante est mise en cause. Il est extrêmement difficile pour une jeune fille (même s’il y a des exceptions qui confirment la règle) d'envisager d’écrire ou de vaticiner. En revanche, c'est plus courant chez les femmes mariées. C'est une façon de fuir — pour beaucoup — leur situation de femme sans «avenir» tout en conservant leur statut d’épouse. Se situant à l’intérieur d’un statut social, d’une classe d’âge, elles tentent d’échapper à cette condition. Lorsqu'elles sont reconnues pour leur pratique, elles ont accès au monde extérieur, ce que n'ont pas les femmes protégées par «l'honneur» masculin. Ce sont les nouveaux rapports introduits par cette position de la femme qui méritent d’être étudiés avec rigueur comme nous le verrons plus loin avec Nouara et Fatima.

Ce type d'expression permet aux femmes de sortir de la sphère de la domesticité, de distendre les liens — considérés comme indéfectibles — avec la famille et /ou le mari. Elles échappent au contrôle social, elles se singularisent (elles étaient «nous», elles deviennent «je»), elles affichent une personnalité différente, indépendante du mari qu'elles cessent de représenter. Mieux : il se produit une inversion des hiérarchies et du sens. Le conjoint devient le mari d'une telle, de la voyante, de la poétesse, de la chanteuse. Son identité de mâle, de représentant de son groupe, est entièrement mise en cause.

C'est ainsi que l'on peut décrire les relations entre les femmes et la poésie jusqu'aux années soixante. On ne peut pas dire que depuis, de ce point de vue, la société se soit totalement transformée, mais on peut cependant remarquer l'émergence timide des femmes dans le domaine de la chanson. Les chanteuses kabyles — comme les chanteurs — ont dû rompre totalement avec le groupe pour exister par elles-mêmes. On remarquera qu'elles ne gardent en public que leur prénom, souvent d'emprunt4. Elles n'ont pas de nom, ni d'appartenance (Chérifa, Hanifa, Ourida, Djamila, Anissa, El Djida, Karima, etc.), donc pas d’insertion explicite dans une généalogie. Le chant individuel est souvent l'expression d'une révolte contre la société. Les grandes figures féminines ont souvent connu un destin tragique : elles ont dû fuir leur village, leur famille et souvent un mari imposé. Dans le domaine de la chanson, comme dans bien d'autres, les femmes ont presque toujours eu des rôles secondaires. Les premières femmes qu’on entendit chanter ne furent que des «interprètes». Elles chantèrent leur vie et celle de leurs pareilles. C'est depuis la fin de la seconde guerre mondiale que les femmes kabyles ont chanté en public, c’est-à-dire depuis la création à Alger, en 1948, d’une chaîne de radio. Les premiers textes relèvent du domaine public. Convenons que pendant les années 50 la différence entre le particulier et le collectif5 était difficile à établir.

La division de l'espace reflète donc les rapports hommes/femmes, confortant bien entendu la domination masculine. Des lieux ayant une fonction très importante dans l’organisation sociale sont prédestinés à la réalisation de la poésie chantée ou simplement récitée : la maison, la cour intérieure, la fontaine, les champs, etc. C'est peut-être cette inscription dans l'espace qui peut nous donner une idée de la fonction réelle de régulation de la parole féminine. Car la poésie féminine a une fonction de régulation qu'il est difficile de passer sous silence. L'espace est presque régi en fonction des statuts sociaux et des sexes. Les femmes occupent les parties intérieures à l'abri des regards, les hommes les lieux ouverts et publics. Il ne faut cependant pas croire à une étanchéité réelle entre les deux mondes. La bipartition intérieur/extérieur se reproduit à l'infini. Mais dans l’univers intérieur et féminin il y a des parties plus ouvertes et plus exposées et d’autres qui le sont moins. La cour intérieure est un lieu fermé par rapport à la rue et, en même temps, un lieu ouvert pour le monde plus cloisonné de la maisonnée. Il en est ainsi de l'intérieur de la maison : il y a des endroits plus exposés à la lumière et donc forcément plus éclairés que d'autres qui sont dans l'ombre.

Nous ne prendrons ici que l’exemple de la cour intérieure (dite afrag) où jadis se déroulaient les fêtes. Ces dernières avaient lieu en automne6. L’afrag est l’extérieur de l'intérieur par rapport à la maison mais c'est aussi l'intérieur de l'extérieur par rapport à la place publique – espace spécifiquement masculin – ou par rapport aux champs, appelés symboliquement lexla, le vide. La mixité dans l'afrag est permise lors des fêtes. Un ordre dans le désordre : deux demi-cercles (dits ici ssef) divisent l'espace : d'un côté les hommes, de l'autre les femmes7 qui peuvent chanter voire danser à tour de rôle. Les groupes ne doivent pas se distribuer de n'importe quelle façon. Lorsque c'est une grande fête qui compte beaucoup d'invités et des invités étrangers à la famille, au groupe (par exemple une fête animée par des musiciens, la musique professionnelle attirant beaucoup de monde), on partage la cour en deux à l'aide d'un fil séparateur sur lequel on étend une couverture8. Ce qui montre bien que la séparation est plus symbolique que réelle. Quelle est la signification de ce geste dans la pratique ?

Les textes chantés par les femmes vont garder toute leur substance, leur sens, leur force. Malgré la mixité qui est en somme fictive, ils sont dits publiquement et on y reconnaît les voix des femmes. Soit ! Mais il y a quelque chose qui échappe à l'esprit rationnel ou à un observateur étranger. Le jeu consiste en fait à permettre le déroulement de la cérémonie et à marquer des limites. L’expression des femmes va atteindre son objectif, celui de toucher l’autre, le destinataire masculin, sans altérer l’ordre social. Revenons au statut de la parole et au statut des agents sociaux. En Kabylie et pas seulement là, la parole avait une fonction très importante, elle avait le pouvoir de donner la vie ou de l'ôter. Pour qu'elle soit efficiente, la parole doit être dite en face, dans un face-à-face, elle doit être publique9. La parole par excellence, c'est celle de l'homme d'honneur (aêrdi), de celui qui rompt et ne plie pas. Ce qui suppose un engagement total de soi, des siens etc. Que signifie donc cette parole dite derrière une couverture, derrière un mur, une porte, une parole en fait sans visage ? Cette parole d'exception, de défoulement, s'entend certes mais ne s'écoute pas. C'est une parole qui sort des «tripes » et se dirige derrière l'oreille, derrière le dos. En revanche, la parole masculine va droit au cœur et elle est devant, elle engage car elle est efficiente. Qu’en est-il aujourd’hui, s’agissant de femmes traditionnelles qui s’expriment en public ?

Deux femmes berbères (une marocaine et une algérienne), issues de sociétés pourtant très éloignées, illustrent ce qui vient d'être énoncé : l'expression féminine est souvent une expression totale (au sens de « fait social total » tel qu'on le retrouve en sociologie) dans la mesure où elle reflète la société dans son ensemble. Les femmes, plus que les hommes, ont le souci de rendre compte non seulement des grands événements qui traversent la cité, mais aussi des petits dont personne ne parle (les petits et les grands moments de la vie). C’est à partir de l’extérieur, de l’exil pour l’une et de la ville pour l’autre, qu’elles peuvent faire entendre leurs voix. Il s'agit de Nouara Bali, originaire de Kabylie et de Fatima Tabaâemrant originaire des Aït Baârem dans le pays chleuh. Elles ont en commun plusieurs points. Celui d'appartenir à des régions dont la langue – le berbère – n’est ni enseignée ni reconnue comme langue de culture, celui d'être orphelines, et enfin celui de s’être lancées dans le monde de la chanson ailleurs que dans leur milieu d’origine stricto sensu. Connaissant mieux l'itinéraire et les textes de Nouara, pour lui avoir consacré un ouvrage, je donnerai plus de détails sur elle que sur Fatima.

Nouara est née en 1939 à Amalou dans la région de Bédjaïa. Elle perd ses parents alors qu'elle n'a pas encore dix ans. Son père émigre en France avant la deuxième guerre mondiale. Sa mère doit se battre avec sa belle-mère qui n’entend pas respecter sa position de mère au sein de la structure familiale. C’est ainsi que naissent différents heurts et malentendus et la mère de Nouara quitte le village du vivant même de son époux pour gagner sa vie. Nouara est l’aînée et elle hérite, malgré elle, du comportement révolté de sa mère. À peine sortie de l'adolescence, elle est prise en charge par ses tantes paternelles qui agissent tantôt en protectrices, tantôt en gardiennes de l'ordre masculin. Ce sont elles qui la donnent en mariage et la poussent à divorcer le moment venu. Le jeu du mariage et du divorce commence très tôt pour la jeune femme. Dès l'âge de douze ans, dit-elle, elle entre dans le cycle infernal des mariages ratés, dont certains sont dus au caractère effronté de la jeune femme et d'autres au fait qu'elle n'est pas pleinement femme dans la mesure où elle n'a pas pu avoir d'enfants. À cette «anomalie», s'ajoute le poids de l'exil forcé. Pour des raisons matérielles, elle a suivi ses différents époux en France.

L'exil est un fardeau
Ma solitude aussi
La mauvaise compagnie dont je suis affublée
Me dégoûte (Esseulée)

C'est en France que Nouara apprend l'existence de modes d'expression différents de ceux de la société traditionnelle et qu'elle opte pour les modes de transcription modernes. Car elle découvre l'école à l'âge adulte et fait d'elle-même le cheminement pour acquérir l'instrument nécessaire à sa survie : l'écriture qui lui permettra de transcrire ses poèmes. Mais elle ne s'arrête pas là ; elle effectuera une démarche particulière en s'adressant à une femme anthropologue, proche d'elle par la culture, pour lui transmettre son savoir. Comme pour de nombreuses femmes, ce sont les moments fondateurs de sa vie qui vont ressortir dans ses vers. En premier lieu l'injustice première qui la prive de l'amour de ses parents, en particulier de l'affection de sa mère disparue très tôt :


J'avais dix ans
Lorsque mère disparut
Me laissant seule avec mon frère (Ma mère m'a laissée)

Dans son groupe d'origine, les hiérarchies sont clairement définies : une fille abandonnée d’abord par son père puis par sa mère alors qu’elle était encore enfant n'a pas la même position sociale (c'est le cas de l'auteur) qu'une fille qui a un père. Ce thème revient comme un leitmotiv dans ses vers :

Père tu m'as reniée
Comme si je n'étais pas ta fille
Mère, de moi tu t'es déchargée
Tu n'as laissé aucune trace
Je ne connaissais pas encore la vie
Lorsque vous m'avez abandonnée
Vous m'avez laissée dans les larmes
Alors que j'étais dans l'innocence
Votre cœur n'a pas tressailli
Vous n'aviez pas craint le Seigneur
Je sais que ma complainte est juste
Puisque je suis de votre sang
Vous m'avez laissé orpheline (poème 296)

À ce handicap de départ s'en ajoute un autre : elle n'a pas d'enfant. Nouara le vit comme une injustice, une soumission aux aléas du destin. Elle fait parler les autres femmes qui, directement ou indirectement, la qualifiaient d'arbre desséché, de bouc solitaire, lorsque elle se rendait à la fontaine(tala) ou aux champs (lexla). Même si Nouara vit en France, sa vision est restée celle d'une femme kabyle n'aspirant qu'à répondre à son devoir de femme et d'épouse accomplie. Plus d'une dizaine de poèmes sont consacrés à ce thème. En voici un extrait :

Si j'avais un enfant
Ce serait un jardin de bonheur
Je lui ferais une maison
Et je n'aurais point de souci
Il égaierait mon cœur
Mais la chance m'a vouée à l'abandon.
Elle s'en est allée
Et a effacé la trace de ses pas

Si je n'étais pas stérile
Je ne divorcerais point
Et ne me séparerais pas de l'aimé

J'aurais fondé un nid d'amour
Mais ce n'est point de ma faute
Car traître est mon destin (poème 297)

L'autre point nodal de sa vie concerne sa relation avec les hommes qui ne peuvent être ici que des maris le plus souvent imposés :

J’eus un mariage de contrainte
Tel est mon destin
Sept ans après
La vie est pour nous deux
Amère (Tel est mon destin)

Dans l'émigration, où le groupe se transforme tout en gardant les mêmes moyens de contrôle que dans la société traditionnelle, Nouara aura à se situer par rapport aux différents maris (elle s'est mariée cinq fois) :

J'ai voulu rencontrer
L'âme sœur
L'aimer
Et vivre avec elle
Mais j'ai échoué
Et tout s'est écroulé
Emportant mes espoirs, mes chimères
La vie m'a joué un mauvais tour. (Poème inédit)

Elle doit aussi se situer dans un univers strictement féminin où les positions des femmes sont définies par le statut des époux et par celui que confère la maternité. Ces différents mariages l'ont amenée à affronter belles-sœurs et belles-mères souvent cruelles.

Il serait cependant faux de croire Nouara enfermée dans ses problèmes. Elle s'intéresse à tout ce qui touche son monde : la revendication culturelle et identitaire, l'immigration, les événements politiques qui concernent son pays : Octobre 88 et les événements récents. La trajectoire de cette femme est très significative ; elle permet de saisir sur le vif la création par les agents de modes de production modernes lorsqu'ils se trouvent hors de leur espace «naturel» d'activité.

Fatima Tabaâemrant est beaucoup plus jeune. Elle est née en 1963 à Aït Lakhsas. Elle aussi perd sa mère à l'âge de deux ans. Son père ne tarde pas à se remarier. Très tôt la petite fille est confrontée à son destin. Dès qu'elle peut être autonome, Fatima se lance dans l'aventure du monde extérieur. Loin de la tribu étouffante, mais protectrice à coup sûr, c'est dans l'univers urbain qu'elle affronte les pires difficultés en se confrontant à la dure loi des rapports de forces dans leur extrême brutalité, « Une jeune et jolie fille sans protection masculine est souvent perçue comme une proie dans la jungle du show biz, fut-il balbutiant comme celui du monde traditionnel ». Les femmes traditionnelles, on l'a vu, ne manquent pas de vivre les pires situations pour exercer le métier de chanteuses ou de danseuses. Il en a été ainsi pour Fatima qui a su se battre non seulement pour s’imposer dans la chanson mais pour y imposer son identité de femme et de tachelhit. Tabaâemrant est connue aujourd'hui comme une des stars de la chanson marocaine. Sa voix, ses textes, sa présence sur scène ont contribué à faire d'elle une vedette de la chanson. Comme Nouara, elle chante aussi la condition d'orpheline :

Comment ne pas pleurer, moi, l'orpheline ?
Comment puis-je faire ? mon cœur
Jamais je n'ai trouvé la paix, le souci est mon lot quotidien
Quels que soient mes actes, le souci est mon fardeau
Mort ! Pourquoi n'es-tu pas tendre ?
Tu m'as enlevé ma mère, à moi qui étais si jeune
Tu es insensible au malheur des orphelins
Ne pleure pas, orphelin, Dieu dans sa bonté a tout vu.10 (Poème inédit)

Comme Nouara, elle chante les amours nostalgiques,

Les amours difficiles :
Me voilà je me plains devant mon tendre ami,
Mes souffrances apparaissent mon cœur ne les supporte plus
Mon amour écoute-moi, si tu entends ma plainte
Même si je ne te vois pas je me plains
Je t'expose ce chagrin que tu as laissé. (Dans les plaintes)

Et enfin Tabaâemrent chante sa culture tachelhit (tamazight) longtemps écrasée par les cultures dominantes. La langue tamazight est digne d’être reconnue car elle possède un alphabet permettant son passage à l’écrit.

Je jure que je ne vendrai jamais mon cœur pour de l'argent
Pour le vider du berbère dont il est plein
De même pour la culture je ne me fatiguerai jamais
Trésor, toi le berbère ; c'est Dieu qui l'a ainsi voulu pour nous
Ces trente neuf lettres de ton alphabet tifinagh
Je les ai toutes apprises par cœur, il ne m'en manque aucune
Quelle chance pour toi, berbère quelle grandeur pour ton histoire.
(Poème inédit)

Fatima chante aussi la libération des femmes et leur enseigne la liberté et la transmission de l’expérience.

La fille est colombe à sa naissance
Quand poussent ses ailes elle n'est plus immobile
Libérez-la si c'est là son destin
Qu'elle parte et qu'elle s'occupe d'elle-même
Pour enseigner aux autres ce qu'elle a appris. (Poème inédit)

Les textes de ces deux femmes permettent de comprendre ce qui a été dit. Les femmes relatent la vie, l'inégalité des chances due à leur sexe, les conditions générales et particulières11. Mais ce qui peut surprendre c'est que la poésie féminine dépasse largement la vie privée et publique des femmes. Car ces dernières sont déléguées, comme on peut le voir dans certains poèmes, pour parler des hommes, en leur faveur, mais aussi en les dénonçant, en les démasquant. Dans un cas, comme dans l’autre on voit bien qu'elles ont fait leur l'idéologie masculine. Car rappeler à l'homme son devoir et ses responsabilités d'homme, n'est-ce pas une façon de reconnaître la division sexuelle du travail et la division du travail sexuel ? La bipartition de l'espace obéit à cette division des rôles12. Conformément à la tradition, les femmes ont essayé de respecter cette vision du monde. Il est cependant des événements historiques qui sont déterminants pour les individus et pour les groupes. Il en fut ainsi pour les femmes dont la guerre d'indépendance contribua à changer le statut (dans la pratique). Celles qui chantaient auparavant l'amour vont désormais chanter avec beaucoup plus d'éloquence la résistance. Les hommes ayant déserté la cité, les femmes sont, du coup, devenues les relais du combat masculin. Elles ont pris naturellement les places assignées aux hommes tout en continuant à assurer leurs propres fonctions.

Bibliographie

BOURDIEU, Pierre

1972 Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris Genève, Droz.

1980 Le sens pratique, Paris, Minuit.

1998 La domination masculine, Paris, Seuil.

ELHABIB HACHLEF, Ahmed & Mohamed

1993 Anthologie de la musique arabe (1906-1960), Paris, Publisud.

FRAISSE, Geneviève

1989 Muses de la raison, Paris, Gallimard.

GADANT, Monique

1995 Femmes et nationalisme en Algérie, Paris, l’Harmattan.

YACINE, Tassadit

1987 Izli ou l’amour chanté en Kabylie, Paris, Maison des sciences de l’homme.

1992a Les voleurs de feu, Paris, Éditions La Découverte.

1992b « L’anthropologie de la peur : rapports hommes/femmes en Algérie »,  Actes du colloque Amours, phantasmes et sociétés, Paris, l’Harmattan.

1994 « La féminité ou la représentation de la peur dans l’imaginaire social kabyle », Cahiers de littérature orale n° 34, p. 19-43.

1995 Piège ou le combat d’une femme algérienne, Paris, Awal/Publisud.



Notes
1 Yacine 1992a, p. 137.
2 Ibid. p. 144.
3  Yacine 1987. Nous avons montré qu’il y avait des règles propres à la société kabyle mais ces règles sont largement inscrites dans un système mythico-rituel beaucoup plus large et spécifique au monde méditerranéen. Les positions sociales sont déterminées par nombre d’éléments liés à la culture (vieux / jeune, initié / non initié, homme / femme), mais aussi en fonction de la position qu’on occupe dans l’espace (dehors / dedans, place publique (tajmaât, agora) /maison, souq / champ, etc.). Les limites qu’imposait l’espace géographique n’étaient rien d’autre que celles qu’imposait la société, espace géographique et espace social étant jadis intimement imbriqués.
4 Il y a, bien entendu,des exceptions comme Bahia Farah, mais c’est surtout en dehors de la Kabylie (comme Mériem Abed) qu’on peut constater ce phénomène.
5 Signalons que la grande cantatrice Taos Amrouche, internationalement connue, n’entre pas dans cette typologie. Elle exprime certes une douleur sociale, existentielle (être ou ne pas être) mais le moteur principal de son action est fondamentalement intellectuel et politique. Marguerite Taos est d’abord connue comme première romancière algérienne, puis comme chercheur chantant des textes recueillis dans et par sa famille.
6. Bourdieu 1972 : la division de l'espace dans la maison kabyle ancienne.
7. Au Maroc les hommes et les femmes organisent de véritables ballets connus sous le nom de ahwac ou ahidous. Selon les régions, les contacts hommes / femmes sont plus ou moins libres. Les femmes du Souss, même dans la fête, sont séparées des hommes par un rideau blanc, ce qui n'est absolument pas le cas dans le Moyen Atlas. Pour plus de précision : Yacine 1994, p. 19-43 et Yacine 1992b. ; voir également Gadant 1995 et Fraisse 1989.
8 C'est un peu les séparations que l'on trouve aussi à l'intérieur de la tente.
9 Bourdieu 1980.
10 Texte recueilli et traduit par Brahim Lasri.
11 Yacine 1995.
12 Bourdieu 1998.


A propos de Tassadit YACINE

Tassadit YACINE est directrice d’études à l’EHESS à Paris. Elle est directrice de la revue Awal, Cahiers d’Études berbères qu’elle a fondée avec Mouloud Mammeri. Spécialiste de littérature orale berbère, elle a publié de nombreux ouvrages dont les plus récents sont : Les voleurs de feu. Éléments d’une anthropologie sociale et culturelle de l’Algérie, Paris, La Découverte, 1993 ; Jean-Mouloub Amrouche : Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943-1961), Paris, L’Harmattan, 1994 ; Chérif Kheddam ou l’amour de l’art, Paris, Awal-La Découverte, 1995 ; Piège ou le combat d’une femme algérienne, Paris, Awal/Publisud.



  
Écritures d’urgence de femmes algériennes
    Paru dans CLIO, N°9-1999    




 
    Soumya Ammar Khodja          



Résumé


Il s’agit ici de mettre en relief les thématiques portées par des écritures de femmes algériennes, publiées dans les années 90. Thématiques en relation directe avec le réel algérien. Il ne sera pas tenu compte des genres – romans, journaux « de bord », essai… – en tant que tels dans lesquels ces expressions paraissent (ou prétendent paraître), ni de leur qualité littéraire… Le propos est de porter l’attention sur ces écrits en tant que documents forts témoignant de leur temps, de la société qui les a impulsés. Société où se joue, violemment, passionnément, des enjeux essentiels.


Abstract


This article examines the themes of the writing of Algerian women published during the 1990s, themes with a direct relation to the reality of Algeria. It does not consider as such either the literary genres (novels, diaries or journals, essays, etc. ) in which these expressions appear (or claim to appear), nor their literary quality. . . The intention is to focus attention on these writings as documents of their time, of the society that impelled them, a society where violently and passionately essential issues are at stake.




Table des matières
Un cri mais pas seulement...
Écrire pour...
De la jeunesse...
Du patrimoine...
Un autre Islam...
Culture...
Manque de l'altérité...
Essai d'analyse de la société...
Condition de femmes et féminismes...
Initiations
De la mort...
Nécessité et impuissance de l'écriture...
Conclusion...



Texte intégral



Paradoxe et vérité, ce sont ces femmes algériennes, menant le plus dur et le plus périlleux des combats, qui nous aident et nous réconfortent de leur exemple. Écrivant cela, je ne crois pas attenter à la mémoire des hommes, trop longue liste d'égorgés, saignés, abattus, déchiquetés, émasculés, de ceux qui voulaient pour toutes les Nadia un autre destin, comme de ceux qui, faute de temps que donne une longue vie (...) n'avaient pas compris que la richesse inépuisable, essentielle d'un pays est aussi dans ses femmes.
Au commencement était la mer, postface1.

devant la porte une femme dort
un peu de brume au front
une aile noire sur la poitrine
il y a aussi au bord de la fenêtre
pour la bienvenue
la carafe claire du jour.
Algérie 2. 

Il est remarquable que depuis quelques années (depuis 1994 environ) fleurissent des écrits de femmes en relation directe avec la réalité algérienne. Ces écrits relèvent de genres différents (Chroniques, témoignages, récits de vie, entretiens, essais, études, romans) et sont de qualité inégale. Publiés en France3, se différenciant par le genre et la qualité, ils ont un dénominateur commun : l'Algérie en « état d'urgence ». Les années 94-95, en particulier, voient s'aligner des productions qui sont plus exactement des chroniques, des « journaux de bord » fixant ces jours terribles, marqués, entre autres, par l'assassinat de citoyens désignés par le terme globalisant d'intellectuels (écrivains, journalistes, universitaires, médecins...). Le fait que les auteurs en soient des femmes, et des femmes qui, de surcroît, publient (écrivent ?) pour la première fois mérite d'être relevé.

De manière générale, la période se caractérise par une floraison d'écritures. Des hommes et des femmes naissent à l'écriture, impulsés, « encouragés » par la situation de leur pays. Cette première fois s'incarne, pour les unes, dans l'écriture de témoignage et pour les autres (au masculin) dans le roman. Je suppose que l'expression du témoignage, plus directe, plus spontanée que celle du roman, est plus le propre de femmes submergées par la douleur et la révolte et ne se préoccupant pas de les filtrer à travers une forme élaborée. Face à un réel d'une violence inouïe, elles ne se sont pas souciées de rechercher une expression distanciée. Leur parole a fusé tel un cri de douleur et d'alarme. Mais cette constatation n'est pas générale et définitive. Elle est ponctuelle, liée aux premières années qui ont vu surgir la violence. Le temps passe, celle-ci semble s'installer durablement. Cette « durabilité » exige certainement une forme plus complexe qui serait celle du roman, en terme d'écriture. Aujourd'hui, de plus en plus de romans – ou d’ouvrages dits comme tels – sont écrits par des hommes et par des femmes. La source à laquelle ils s'abreuvent est encore et toujours l'Algérie violente.

Mon but, dans cet article, n'est pas de procéder à une étude littéraire ni d'avancer des appréciations de valeur. Je veux simplement entendre ces voix (tous genres confondus), en discerner les significations. Que disent ces femmes de l'entreprise de destruction qui secoue leur pays et que retiennent-elles comme objets d'écriture, de discussion dont elles remplissent leurs pages ?
Un cri mais pas seulement...

Quel sens revêt l'énoncé « Écritures d'urgence » ? Je ne peux m'empêcher de penser aux services d'urgence des hôpitaux. Etats graves, situations de maladie (éruptive), d'accidents demandant des soins immédiats, vies en danger... Je crois que ces écritures longent, au plus près, ce point nodal : là où la mort et la vie, haletantes, s'entrelacent le plus férocement jusqu'à se confondre... « Un jour », en Algérie, le réel devint d'une innommable étrangeté. En vrac, en voici quelques aspects : attentat à la bombe à l'aéroport d'Alger (août 1992) ; assassinat de M'Hammed Boukhobza, sociologue, égorgé, éventré dans son domicile (1993) ; Katia Bengana, adolescente, tuée par balles (1994)...  La meule de la terreur ne devait pas cesser de broyer les vies humaines. Ce réel devenant de plus en plus fou, chaotique, comment le supporter, lui faire face (ou lui échapper) ? L'écriture semble être une réponse, une réaction. Assia Djebar écrivait dans L’Amour, la fantasia4: « Et les aurores se rallument parce que j'écris ». Dans le contexte présent, l'écriture est d'abord un cri. Naïla Imaksen expliqua lors d'une table-ronde que, ne sachant pas se lacérer les joues pour exhaler sa douleur lorsqu'elle apprit l'assassinat (mai 1993) de Tahar Djaout, journaliste, poète et romancier, elle entreprit d'écrire. Elle le fit dès l'été 19935.

Les premières chroniques (ce terme est présent en titre ou en sous-titre), celles de Naïla Imaksen, d’Assima Fériel6, de Fatiah7, de Nina Hayat8, si elles sont un cri de désespoir et de révolte procèdent aussi d'un travail de deuil. « Action sur la mort, action vers la vie, pour la vie. Mais action côuteuse, douloureuse »9. Elle sont, chacune à sa manière, un mémorial en hommage aux disparus. Les noms de ces derniers sont souvent cités ainsi que les dates et les conditions de leur mort. À tel point, que certaines d'entre elles peuvent constituer un document  ponctuel. Le livre de Ghania Mouffok, Être journaliste en Algérie10, qui n'est pas une chronique mais une étude – état des lieux, interrogations – de la fonction de journaliste en Algérie s'ouvre par une liste de journalistes tués de 1988 à 1995. La lecture en est éprouvante. Elle seule suffirait à renseigner sur la gravité du mal qui ronge ce pays. 
Écrire pour...

Une exigence, clairement formulée, s'inscrit dans ces textes : « J'écris, j'écris pour décrire l'horreur, pour ne jamais oublier, pour que les jeunes générations se souviennent et ne soient plus jamais tentées par l'aventure criminelle du fondamentalisme... » (Fatiah). « Il faut écrire, filmer, enregistrer et parler. Parler plus vite que les autres, avant qu'il ne soit trop tard et que tout, à nouveau, ne soit démenti » (Assima). Ecrire pour enseigner, pour contrer les mensonges à venir, pour pouvoir déclarer : cela a été11. Cette insistance ayant trait à la nécessité de fixer –d'engranger – ce qui va devenir du passé est due au fait d'un savoir acquis. Le défaut de mémoire, l'histoire falsifiée sont une des causes de la violence qui sévit en Algérie. Il ne s'agit pas de répéter la même erreur, la même trahison. De plus, s'affirme une prise de conscience quant à l'importance de l'écriture (et d'autres formes d'expression) captant l'événement afin de le restituer, de le reconnaître. Comme une façon de ne pas déposséder les victimes de leur mort, les vivants de leurs souffrances.
De la jeunesse...

Toujours en relation avec la mémoire, il convient de relever une attitude qui se répète assez souvent, d'un texte à l'autre. Les auteurs, à travers narratrices et personnages, reviennent à un passé idéalisé : celui de leur jeunesse. Temps heureux des certitudes, des différences culturelles reconnues et assumées. « Comme j'ai pu être jeune » s'exclame Fatiah, citant les chanteurs qu'elle écoutait : France Gall, Françoise Hardy, Sheila, Sylvie, J. Halliday12. Les fins de semaines à la maison, elle les passait à écouter la radio, fenêtre ouverte sur le monde.

Imperceptiblement, se produit une substitution. La jeunesse individuelle devient celle d'Alger, Alger de l'indépendance, jeune, cultivée, hospitalière. « À cette époque-là, l'Algérie était le pays du Tiers-Monde et Alger, une ville cosmopolite (...). À cette époque-là, la cinémathèque d'Alger projetait des films qui ne passaient nulle part ailleurs »13.

À certains égards, cette façon de procéder rappelle celle des aînés. Au colonisateur qui leur déniait tout passé, ils répondaient par les noms de Jugurtha, de l'émir Abdelkader (noms que certains auteurs reprennent), en écrivant des livres d'histoire, des monographies familiales, des anthologies...14

Dans le contexte d'aujourd'hui où l'ampleur et les formes barbares de la violence semblent prouver l'inexistence de la civilisation dans leur pays, les auteurs réagissent en démontrant qu'elle vient d'un passé qui l’a construite.
Du patrimoine...

D'où les références au patrimoine culturel. La prière de la peur de Latifa Ben Mansour insère des pages didactiques concernant la musique andalouse, de nombreuses citations de chants,  de contes sur lesquels, d'ailleurs, s'appuie l'architecture de l’ouvrage. Dans ce dernier, en particulier, apparaît une fierté marquée des origines et de l'ascendance familiale.

Sont évoquées également les valeurs transmises, souvent par les pères (même si, par ailleurs, il leur est reproché leur rigorisme). Mais la désignation des pères, figures par excellence de l'autorité et de la sévérité dans la culture maghrébine, renforce leur argumentation. Ceux-là ont su dépasser leurs contradictions en envoyant leurs filles à l'école15, en leur transmettant ce qu'aujourd'hui, elles estiment être le meilleur de l'Algérie. Une Algérie saine et solide, assoiffée de savoir, tendue vers l'avenir.
Un autre Islam...

C'est grâce à ce capital qu'elles opposent une autre image de l’Islam  à celle négative de l'intégrisme religieux. L'Islam de leur enfance et de leur jeunesse, enseigné par les pères et les familles, se résume pour l'essentiel à ces mots : amour du savoir, hospitalité due à l'étranger, convivialité... C'est, entre autres, pour cela que l'assassinat des étrangers en terre algérienne relèvent, pour ces femmes, de la profanation, de la trahison.
Culture...

Le temps de la jeunesse, paradis perdu, a été le temps où l'on a beaucoup lu. Défilent les noms de Sagan, Sartre, Breton, Rimbaud, Baudelaire... Dans leurs textes, les auteurs déploient leur science et citent des romanciers, philosophes, poètes, chanteurs, cinéastes, français, maghrébins, arabes. Les créateurs et penseurs les plus anciens sont invoqués, tels que Rabia Al Addawiya16, Djallal Udine Roumi17.
Manque de l'altérité...

L'une des conséquences du terrorisme pratiqué en Algérie est qu'il reste très peu d'étrangers en ce pays. Conséquence déplorée par les unes et les autres. Plus que cela, l'altérité est ressentie comme un apport vital, comme une fenêtre grande ouverte sur le large et la ressemblance (être uniquement entre soi) comme étouffante et mortifère.
Essai d'analyse de la société...

Douloureusement concernées, tentant d'appréhender une réalité mouvante, explosive, les auteurs esquissent des analyses de la société algérienne. Si elles ne cachent pas leur stupéfaction devant la haine dévastarice n'épargnant même pas les enfants, elles ne sont pas étonnées que le pays vive de graves problèmes. La corruption, le laxisme, l'indifférence au savoir, l'Histoire trahie, l'absence de démocratie, la mise à l'écart des femmes... ne pouvaient que générer une situation intenable. Des réflexions sur l'arabisation mal menée, sur la modernité « authentique et non pas de façade encore plus destructrice » (Fatiah), sur l'école, sur les médias, le pouvoir, la condition des femmes ponctuent les écrits. Écrits qui font entendre une parole de réflexion et d'analyse, parfois naïve. Cette parole s'affirme dans Une Algérienne debout18, Une autre voix19 et, dans une certaine mesure, dans Une femme traquée20.

Les deux premiers ouvrages sont des interviews de Khalida Messaoudi et de Louisa Hanoune. Lors des entretiens, menés par des femmes, elles étaient, respectivement, présidente d'une association féministe et responsable d'un parti. Elles sont, aujourd'hui, députées au parlement algérien. Premières femmes politiques algériennes qui ont su médiatiser leurs personnes et leurs « programmes », elles racontent un parcours individuel exemplaire lié à une collectivité. Ainsi ces interviews ont eu des « retombées » positives, rattachées à l'actualité politique algérienne. Asseoir la notoriété de ces femmes. Faire résonner, amplifier des voix de militantes algériennes. Renforcer une image, plutôt bonne, en France, des femmes algériennes. Ce qui se publie en France a des répercussions en Algérie, surtout quand il est question de personnes connues telles que Khalida Messaoudi et Louisa Hanoune. Il peut être avancé que, d'une certaine façon, ces livres n'ont pas desservi la campagne électorale des futures députées.
Condition de femmes et féminismes...

De même qu'elles ont émis une opinion sur leur société, les auteurs, de manière générale, s'arrêtent sur la situation faite aux femmes algériennes. Elles incriminent l’intégrisme religieux sans pour autant oublier la tradition séculaire de la mise à l’écart des femmes  de ce pays, de leur claustration, de leur minorisation. Situation confortée et officialisée par les textes de l'État, dont le Code de la Famille. Violences du passé et du présent se rejoignent, se continuent : « ...l'histoire des femmes est encore à écrire. Que les écrits témoignent de la férocité de ce pays envers ses femmes, férocité millénaire [...]. Femmes rendues folles par leur inexistence sociale et morale, femmes brisées par les longues servitudes, femmes subissant la loi du Code de la Famille faisant d'elles celles qu'on commande encore et toujours deviennent celles qu'on assassine à tour de bras »21.

La vision qui se dégage de La fille de la Casbah22 est pitoyable. Femme célibataire obsédée par le temps qui passe, par la sexualité insatisfaite, par la nécessité du mariage, se jetant – avec préméditation – sans amour et sans plaisir, dans les bras d'un homme, modèle parfait de l'indifférent parvenu, dans l'espoir de se faire épouser.

Le livre de Maïssa Bey, Au commencement était la mer23, propose des personnages féminins évoluant dans un contexte marqué par une incommunicabilité fondamentale. Une jeune fille rencontrant l'amour croit avancer vers le bonheur. Elle va, en fait, gravir les marches de la solitude jusqu'à atteindre peut-être la mort. Solitude dans l'acte d'amour : « Étrangement dédoublée, elle écoute les mots balbutiés dans la défaite du plaisir. Elle ferme les yeux. Elle sent déferler sur elle les vagues d'une tempête qui l'effleure mais ne la submerge pas. Jamais. Spectatrice attentive, elle découvre la force et la faiblesse de l'homme qui la prend. La douceur et la violence de l'homme qui dérive seul et se noie dans son corps offert, puis se retire, s'en va, sans attendre qu'elle le rejoigne »24. Solitude pendant qu'elle avorte clandestinement dans la maison maternelle, en pleine nuit, les cris arrêtés dans sa gorge. Solitude définitive : à personne, elle ne pourra dire son mal, implorer compassion et compréhesion. Le constat s'impose de lui-même. Quelle est cette vie où tout n'aura été que mensonge, même l'enfance, même l'amour d'une mère qui ne voit rien, n'entend rien ? Cette mère « enfermée tout le jour dans sa cuisine » et qui ne conçoit l'amour pour ses enfants que sous sa forme naturelle, directement nourricière « qu'elle distribue à grandes cuillères. Dont elle remplit leurs assiettes. À déborder »25.

Victimes, aliénées mais aussi en colère, accusatrices sont les femmes qui affleurent de ces écrits. Dans le livre de Naïla Imaksen, une femme dit : « Je veux croire que le Dieu auquel j'ai toujours cru n'est pas celui au nom de qui le couteau tranche la gorge des femmes. Je veux le croire alors que les cris étouffés des suppliciées se mêlent aux invocations de leurs assassins témoignant de Sa Grandeur. Je veux le croire et en attendant le jour où je ne le croirai plus, je lui demande d'apaiser l'âme des mortes et de pétrifier le bras des bourreaux »26.

Dans celui d'Assima Fériel, il n'est plus question de colère mais de rage tellurique. Une femme vient d'apprendre que l'administration vient de la déposséder de la pension de son défunt époux. Analphabète, sans ressources, elle en appelle aux passants : « Mes fils, mes frères, vous qui êtes des hommes, aidez-moi à leur faire admettre que je n'ai rien d'autre pour vivre que la pension d'un cadavre... ». Un jeune homme répond à sa supplique : « Accroche-toi à Dieu, si tu veux garder ton bien, au lieu de te donner en spectacle dans la rue comme une traînée. S'il te restait un peu de dignité, tu commencerais par cacher ton visage. Si tu étais ma mère, j'aurais aucune honte à te battre ». Entendant ces mots « La femme n'est plus qu'un tourbillon de feu. Elle danse en se frappant les cuisses ; non, elle crie : « À l'aide ! », puis elle soulève ses nombreuses robes, avance le ventre en écartant les jambes, exhibant, dans une furie rageuse, son sexe blanc, aussi nu que l'énorme sein qu'elle fait jaillir de son autre main. Elle hurle sa furie devant l'homme qui s'est figé, pétrifié, ne sachant comment réagir : tu le vois, ce trou, dit-elle dans un râle animal, c'est de là que ta mère t'a chié. C'est d'ici qu'on vous a tous chiés, bâtards que vous êtes, pédés, femmelettes qu'on a élevés comme des dieux et qui nous le rendent par des menaces, qui osent menacer celles qui leur ont donné la vie. Parce qu'elles n'ont plus personne pour les protéger, on les traite de traînées. Parce qu'elles refusent de mourir comme des misérables, on se permet de les insulter ! Approche-toi de ce trou, viens voir de près ce que la jumelle de ta mère veut te montrer, pour que tu saches une bonne fois pour toutes que tu n'es plus qu'un fils de traînée »27.

Apparaît, d'autre part, une volonté de démontrer la nature foncièrement féministe de l'Islam qui vint sauver les bébés-filles d'une mort certaine. Un discours féministe, appuyé, aux accents emphatiques, parcourt d'un bout à l'autre La prière de la peur : « Quel est le fils de chien... qui a dit que la naissance d'une fille est malédiction pour sa famille ? » « ...Depuis quand un descendant des Sept Coupoles méprise-t-il une femme ? Depuis quand un noble, descendant de  l'Aimé de Dieu considère-t-il une femme comme un malheur et une malédiction ? Cette remarque que tu viens de faire, avec ta fougue habituelle, ne concerne pas la famille. Elle provient de gens de peu, à la mentalité d'esclaves... »28. « Le monde doit être dirigé par les femmes... »29. À la fin du livre, les principaux personnages féminins meurent, assassinés ou de désespoir. Le survivant est un homme : Idriss. C'est lui qui fait le serment que l'Algérie sera sauvée par ses femmes.
Initiations

Ces textes arrimés à un réel de dévastation n'ont d'autre choix que d'être tristes. Les incursions dans l'enfance et la jeunesse sont aussi utilisées comme des pauses qui humanisent, éclairent des relations liées à la mort. Les auteurs donnent, également, l'impression qu'elles sont à l'affût du moindre événement positif. Les victoires des sportifs – Hassiba Boulmerka30 et Nourredine Morcelli – sont consignées comme en lettres d'or, mettent un peu de baume sur le cœur, encouragent à ne pas désespérer de l'Algérie. Ce qui signifierait la défaillance des politiques, incapables de susciter pareils émotion et espoir. Certaines notent avec allégresse la naissance d'une nouvelle Afrique du Sud et, avec prudence et sans trop d'illusions, la rencontre « historique » entre Begin et Yasser Arafat.

L'écriture fait accéder ces femmes à des connaissances, à formuler lucidement des sentiments qui s'imposent peu à peu en elles. Elles s'initient à la notion de priorité, de relativisation. Qu'est-ce qui est le plus important dans cette Algérie ? Rester en vie, quitte à partir ? Elles prennent conscience des liens invisibles et forts qui les liaient aux autres citoyens, écrivains, journalistes, universitaires, piliers de l'Algérie républicaine et qui ne sont plus. Elles pleurent les enfants, les inconnus, ceux venus d'ailleurs saccagés par le terrorisme. L'Algérie se défaisant de son altérité, quelle défaite ! Tout cela rend compte d'un lien social vivace.

Il y a aussi ce  sentiment inquiet d’appartenance (pour le bien et le pire) à un vaste ensemble dépassant les seules frontières de pays, de la région. Un ensemble ébranlé, se recomposant sous les coups de boutoir de l’Histoire à l’œuvre : « Éperdue mais lucide, j'avais compris que quelque chose venait de nous rattraper, que nous avions voulu fuir. J'avais redécouvert ce jour-là ce que je savais depuis toujours et que j'aurais voulu oublier : il n'est pas de bonheur qui nous mette à jamais hors des territoires de l'Histoire, ce démiurge occulté qui fait de nous des acteurs dans une pièce dont il est le metteur en scène. Or, voilà que partout l'Histoire s'emballait, réglait des comptes, vieilles factures jamais soldées, découpait des nations, traçant des nouvelles frontières, déboulonnait des statues, fracturait des continents. Elle redessinait la géographie du monde... Après s'être assoupie, amollie, elle se réveillait véhémente. Pouvait-elle nous ignorer ? »31

Une réalité négative ne doit pas l'être totalement. Ainsi Fatiah n'hésite pas à souhaiter que cette violence ait au moins un sens : la disparition de l’ancienne société et la naissance d’ue nouvelle. Traversés par des désirs contraires, partir, rester, ces écrits sont aussi des appels de détresse, adressés au monde.
De la mort...

La mort donnée, la vie arrachée... se multipliant vertigineusement. Les auteurs interrogent, essayent de comprendre. Qu'est-ce qui fait devenir terroriste, tueur, tortionnaire, mutilateur ? La mort, objet d'effroi, de méditation, d'écriture. La mort d'inconnus, des aimés, de l'aimé : « Mère, réchauffe-moi d'une larme... ! » Yemma, mère, ce nom dans le dialecte arabe avait dans sa bouche un goût d'enfance. L'enfant appelait sa mère. Yemma... le seul mot que gardaient les hommes en grandissant, et qu'ils invoquaient au moment de la mort : Yemma. J'étais la mère qu'il appe ait
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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 00:00

Femmes et littérature orale chez les Berbères : l'exemple kabyle
Tassadit Yacine  EHESS, Paris

Introduction 
Parmi les problèmes importés (et imposés) par les colonisations européennes dans les  pays du Tiers-Monde se trouve celui des minorités, que celui-ci soit vu sous l'angle politique ou  sous l'angle culturel, les deux étant du reste souvent mêlés ou en tout cas inférant l'un sur l'autre.  Les minorités berbères, jusque très récemment toujours occultées, sont un exemple  particulièrement perceptible du phénomène.
L'effet  de  la  colonisation  a  été  dans  ce  cas  doublement  négatif :  d'abord  parce  qu'en  faisant sporadiquement du fait berbère un instrument d'action politique (le fameux diviser pour   régner des Romains) les pouvoirs coloniaux l'ont en quelque sorte compromis, ensuite parce que      les pouvoirs nationaux issus de la décolonisation ont adopté la conception jacobine de l'unité  nationale  telle  qu'elle  a  été  élaborée  en  Europe  depuis  leXIXe  siècle  (ainsi  la  république  française «une et indivisible» aux termes mêmes de la constitution). D'où le résultat paradoxal   d'Etats   nationaux   d'Afrique   et   d'Asie   traitant   leurs   minorités   comme   les   autorités   pour  l'ensemble du peuple colonisé.
Les populations  berbérophones ayant le statut de minorités (au sens de minorées, réduits à l'état     de  minorités  dominées  par  les  Etats)  sont  dans  ce  cas.  Il  faut  entendre  par  là  minorités  culturelles et non démographiques (au Maroc par exemple les Berbères forment la majorité du  peuple  marocain  mais  leur  langage  et  leur  culture  sont  minorées  parce  que  n'ayant  pas  d'existence  officielle).  On  trouve  des  groupes  berbérophones  plus  ou  moins  amples  dans  au  moins huit pays d'Afrique : le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, la Libye, l'Egypte, le Mali, le Niger, 
la Mauritanie, à quoi il faudrait ajouter quelques îlots plus restreints au Tchad et au Nigeria et le  pays extrême des Iles Canaries d'où le berbère a disparu à époque historique (
XVe siècle).
Les populations berbères se sont jadis étendues sur un très vaste espace : entre l'oasis de Siouah  (ancienne ville de Jupiter Ammon en Egypte) point extrême de la berbérophonie vers l'est et la  côte atlantique vers l'ouest, entre les rives de la Méditerranée et le nord du Nigeria, les distances  sont considérables. Mais dans ce vaste espace les berbérophones ne forment plus que des îlots  plus ou moins denses souvent (sauf au Maroc où il forme une grande majorité) coupés les uns   des autres.
Siwa en Egypte, le djebel Nefousa et quelques oasis comme Ghadamès, Ghat, Sonka,  Aoudjila et le port de Zouara en Libye, quelques villages seulement du sud tunisien (Matmata,  Tamezret…) et de l'Ile de Djerba, les Touaregs répartis entre l'Algérie, la Libye, le Niger et le   Mali, des restes en Mauritanie, en Algérie les Kabylies 1 , le mont du Chénoua, l'Atlas Blidéen,  l'Aurès, le Mzab, le Gourara, au Maroc surtout les trois grands ensembles chleuh, beraber et     rifain.
Le  nom  lui-même  est  probablement  dérivé  du  latin  «Barbari»  par  l'intermédiaire  de  l'arabe.  Les  Berbères  eux-mêmes  s'appellent  Imazighen  (sing.   Amazigh)

 2 .  Des  genres  de  vie  divers,  allant  du  grand  nomadisme  chamelier  des  Touaregs  à  la  cité  de  type  médiéval  des 
Mozabites,  à  travers  une  série  de  types  intermédiaires :  les  transhumants  du  Moyen  Atlas 
marocain ou de l'Aurès en Algérie, les villages de paysans sédentaires de Kabylie ou du Grand 
Atlas,  les  oasis  sahariennes.  Mais  une  unité  certaine  de  civilisation  au  sens  large.  La  langue 
berbère  remarquablement  unie  par  ses  structures  dans  l'ensemble  du  domaine (ce qui change
1. La Grande et Petite Kabylie. 
2.  Les  Grecs  et  les  Romains  appelaient  Barbaroi  (barbares)  les  étrangers  et  les  sauvages.  Pour  cette  raison  les  Imazighen ont aussi reçu ce nom. Les Arabes en arrivant en Afrique du Nord l'ont repris, arguant cependant du fait    qu'un  de  leurs  ancêtres  s'appelaitBar,  qui  redoublé  donnait  Barbar.  Cette  explication  mithique  n'enlève  pas  le  caractère méprisant que les Arabes, comme les Grecs et les Romains, donnaient à cette appellation. Pour finir, le mot  berbère  devient  courant  avec  la  venue  des  Français,  probablement  comme  déguisement  du  nom  barbare.  Les  Imazighen ont donc raison de refuser cette appellation.

c'est  le  lexique)  forme  avec  l'égyptien  pharaonique,  les  parlers  kouchitiques  et  l'ensemble  sémitique, la grande famille des langues appelées quelquefois afro-asiatiques.
L'espace nord-africain (au sens étroit Maroc, Algérie, Tunisie, Libye) n'a pratiquement  jamais  cessé  d'être  colonisé.  Depuis  le  premier  millénaire  avant  l'ère  chrétienne  (Utique,  le  premier  comptoir  phénicien  sur  les  côtes  berbères,  date  du  XIIe  siècle)  sept  dominations  étrangères  s'y  sont  succédé  :  Carthage,  Rome,  les  Vandales,  les  Byzantins,  les   Arabes
 3 ,  les  Turcs, enfin les Français. A aucun moment, même quand il y eut des états berbères (royaumes 
numides de l'antiquité, empires musulmans du Moyen-âge, république rifaine d'Abdelkrim), le 
berbère n'a servi de langue officielle ou de civilisation 4 . Les écrivains berbères de l'antiquité : 
Tertullien,  Saint  Cyprien,  Saint  Augustin,  Fronton,  Lactance,  Apulée  ont  écrit  en  latin ;  à 
l'époque  actuelle  Jean  Amrouche,  Taos  Amrouche,  Mouloud  Feraoun,  Mouloud  Mammeri, 
Malek  Ouary,  Nabile  Farès,  Tahar  Djaout  écrivent  en  français.  Peut-être  l'extension  de  la 
scolarisation, tout entière donnée en arabe et pour les matières techniques ou spécialisées en 
français va-t-elle dans l'avenir susciter des écrivains en langue arabe.
A l'heure actuelle le berbère n'est reconnu  - comme langue officielle ou nationale - dans  aucun  des  pays  de    l'espace  nord-africain.  Il  n'est  enseigné  nulle  part.  Au  sud  du  Sahara  le  touareg  est  considéré  comme  langue  nationale  à  côté  d'autres  langues  noires  du  Niger  et  du  Mali.
Cependant depuis les indépendances des états africains (c'est-à-dire grosso modo depuis  1960) un mouvement de revendication de l'identité berbère, d'abord impulsé par de intellectuels,  s'est répandu de plus en plus et a produit une prise de conscience qui tend à se généraliser. Trois  journées  de  manifestation  populaires  en  Avril  1981  principalement  en  Kabylie  puis  diverses  actions depuis, ont imposé la reconnaissance d'une revendication de l'identité berbère, même si  celle-ci est soit occultée (Libye, Maroc) soit violemment réprimée (Mali, Algérie).
La revendication est essentiellement culturelle. Elle vise à faire reconnaître par les états     la langue et la culture berbères comme composantes essentielles de la réalité nationale. Elles      n'ont   jusqu'à   présent   nulle   part   abouti ;   mais,   en   marge   des   structures   officielles,   les  berbérophones eux-mêmes soit dans leurs pays, soit en Europe dans les pays d'émigration (la  majorité  des  ouvriers  nord-africains  en  France  est  originaire  de  régions  berbérophones)  travaillent au développement de leur culture sous diverses formes : la chanson, les revues, un  théâtre encore au stade du perfectionnement mais déjà prometteur. Le Maroc et l'Algérie ont     hérité des autorités des chaînes radiophoniques en berbère, qu'il leur est difficile de supprimer et   qui par ailleurs ont une grande audience populaire. Enfin, un mouvement de publications s'est  développé  ces  dernières  années :  plusieurs  romans  ont  déjà  paru,  des  grammaires  dont  une  entièrement  en  berbère,  divers  recueils  de  poèmes  traditionnels  ou  modernes,  un  début  de  théâtre qui s'annonce prometteur avec Mohand Ouyahia, la grande figure du théâtre kabyle.
Les conditions politique d'un développement culturel opératoire sont évidentes ; elles ne  sont  pas  propre  aux  pays  à  composantes  berbérophones  plus  ou  moins  importantes :  les  arguments avancés par les partisans d'un développement culturel quasi autonome et ceux qui  pensent que la libération de la culture est indissolublement liée aux problèmes des libérations  politiques  sont  ceux  qui  ont  déjà  utilisés  en  d'autres  régions  où  se  sont posés des problèmes  identiques  de  coexistence  de  cultures  et  de  langues  minoritaires  à  côté  des  cultures  et  des  langues  à  la  fois  majoritaires  et  officielles.  Sans  doute  aussi  faut-il  nuancer  les  données  du  problème  en  fonction  de  la  situation  (et  souvent  du  régime)  particulier  de  chacun  des  états  concernés.
3. A l'époque de la conquête de l'Afrique du Nord par les musulmans, les Arabes installèrent en 670 un camp militaire  permanent à Kaïrouan (Tunisie). Après la prise de la ville de Carthage, en 695, et la défaite de l'armée autochtone en 
702, ils s'emparèrent de toute l'Afrique du Nord : c'était le début de l'arabisation de l'espace nord-africain. 
4. Massinissa, le bâtisseur du premier grand empire numide, adopta comme langue officielle la punique, et à l'époque  arabo-musulmane,  l'arabe  s'imposa,  si  bien  que  le  historien  Ibn-Khaldoun  a  pu  écrire  à  ce  propos :  «On  ne  peut  signaler  avec  précision  les  guerres  et  les  victoires  des  Zenata,  vu  le  peu  de  soin  qu'il  ont  mis  à  en  conserver  les  détails. La cause de cette négligence fut le grand progrès que fit l'emploi de la langue et de l'écriture arabes à la suite 
du triomphe de l'arabo-islamisme : ceux-ci finirent en effet par prévaloir à la cour des princes indigènes et, pour cette    raison, la langue berbère ne sortit point de sa rudesse primitive» (Histoire des Berbères, Paris, Geuthner, 1925).

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Les  limites,  nécessairement  restreintes,  de  cette  présentation  de  la  littérature  berbère  imposaient  un  choix.  Plutôt  qu'un  échantillonnage  le  plus  ample  et  le  plus  détaillé  possible  (celui  par  exemple  qui  aurait  fait  figurer  tous  les  genres  et  toutes  les  régions)  j'ai  préféré  concentrer  l'exposé  sur  la  région  qui,  pour  des  raisons  historiques  (elle  a  été  la  première  colonisée et se trouve à moins de cent kilomètres d'Alger), a été la plus étudiée : la Kabylie.   L'univers des femmes est lui aussi le reflet de cette diversité géographique  et ethnoculturelle. Je  m'appuierai essentiellement sur l'exemple kabyle parce que d'abord et avant tout c'est l'exemple     que je maîtrise le mieux et ensuite pour  une raison  qui pourrait le mieux entrer dans le cadre de      ce  cycle  de  conférences  :  la  Méditerranée  berbère.  Loin  de  moi    l'idée  d'exclure  les  autres  groupes berbérophones mais je crois que parmi les sédentaires et citadins du Nord, les Kabyles 
se rapprochent plus facilement que leurs frères touaregs de l'image que le lecteur se fait de la    culture  méditerranéenne.  Après  un  survol  des    grands  groupes  berbérophones,  je  partirai  des  travaux réalisés sur la culture kabyle  pour  donner une idée des rapports qui lient les femmes à      leur culture. Le lecteur pourra considérer qu'entre les deux extrêmes il y a ce qu'on appelle les  moyens. Mon expérience  livresque et de terrain peut me pousser à affirmer que cette région  
peut constituer non pas un modèle  mais plutôt  un exemple de culture qui a  beaucoup évolué 
en même temps qu'elle a essayé de sauvegarder certaines pratiques qui relève d'un passé ancien. 
Il est vrai que c'est variable en fonction du poids de l'histoire (les différentes conquêtes depuis  l'antiquité  jusqu'à  la  dernière  en  1830),  de  la  religiosité  de  certains  groupes  (les  religieux  /   «laïcs»), de l'accès à l'école française. Tout ceci se rajoute au fonds culturel pré-religieux que 
nous  sommes  loin  de  connaître  et    nous  avançons  par  déduction  en  fonction  de  quelques  fragments culturels que l'on peut retrouver ici ou là.
On peut schématiquement dire qu'il y a deux types de comportement qui sont, eux, le reflet de  cultures endogènes différentes. Le premier, est selon  les endroits - même s'il faut introduire des  nuances  -,  libéral  (imserreh,  de  serreh,  libérer,  relâcher,  permettre,  autoriser)  Le  second  est  plutôt rigoriste (uzmik, serrer, plisser, etc.)
Dans  l'un,    on  peut  retrouver  les  montagnards  qui,  loin  des  centres  urbains  et  d'une  certaine  pratique religieuse (judaîté, chrétienté et plus tard islamité), ont conservé des traditions  de type  paëins  marqués par des rites agraires.  Parmi lesquels nous retrouvons, en Algérie,  les  Kabyles      (au centre), les Chaouias (à l'est),  les Chénouis (dans l'Algérois), les béni Snouss (à la frontière  algéro-marocaine)  les  Rifains  (au  Maroc,  dans  l'ancien Rif espagnol), les Imazighen (dans le    haut Atlas et Moyen Atlas). 
Dans  cette  catégorie  ajoutons  les    transhumants  des  hauts    plateaux  ou  des  grands  espaces  désertiques  :  les  nomades.  Ces  derniers  étaient  considérés  comme  des  primitifs  par  les   sédentaires  qu'ils  soient  paysans  ou  citadins.  Ces  derniers  sont  en  effet  loin  de  l'orthodoxie  islamique.      les  Touaregs  constituent  ici  les  libéraux  des  libéraux.  Les  femmes  jusqu'à  ces  dernières années avaient une position très élevée dans  la société (Hélène Claudot Hawad, Les  Touaregs,  portraits  en  fragments,  Aix,  En  Provence,  1990.)  Il  est  vrai  que  les  ethnologues  décrivent plus facilement la condition des femmes de l'aristocratie que celle des groupes dits  populaires.
Les  groupes berbères dits rigoristes sont représentés par les Mozabites en Algérie et  l'ensemble 
des groupes qui se revendiquent de l'ibadisme (c'est-à-dire d'un «rite» musulman différent si l'on 
se  réfère  à  ce  qui  les  oppose  aux  malékites  et  aux  hanafites  etc…)  comme  les    Berbères  de   Libye ( à  Ghadamès et dans le djebel Nefoussa),  ou  dans l'ile de Djerba, en Tunisie. Le Souss  marocain  réputé  pour  son  observance  de  l'orthodoxie    religieuse  et  de  son  grand  nombre  de  fuqaha  (clercs)    se  distingue  des  autres    marocains  bérberophones  ou  arabophones    par  leur  adhésion à l'islam.

Les citadins sont également  connus sous le nom de hadri (de hadara : civilisation, urbanisation)     ou de baldi ( de blad : le pays) par opposition à Aâroubi (encore fortement usité  à l'ouest et au  Maroc)  qui  signifie  campagnard,  bedwi  (de  badiya  :  campagne),    ou  de  chaoui  (habitant  de  l'Aurès) dans l'est.  Ces différentes dénominations peuvent rappeler mutatis mutandis  le
limes  romain  qui  a  constitué  une  réelle  ligne  de  démarcation  entre  les    régions  sous  dénomination 
romaine et les autres. 
Les conditions sociales de l'émission et de la circulation du verbe
Diversité du climat, diversité des influences culturelles et diversité des comportements.
Ce sont les femmes qui vont servir à mettre en évidence ces différences  à travers la poésie  orale, elle-même obéîssant à des codes très rigoureux.
Dans les sociétés de tradition orale en particulier, le poids de la parole est fonction du statut 
du locuteur. Elle a des canaux traditionnels d’émission et de transmission. Hautement marquée      par  le  contexte  politique  (au  sens  large),  elle  peut  accroître  les  différents  capitaux  (culturel,  social, symbolique) détenus par l’agent ou au contraire le vouer au châtiment, à la malédiction, 
à la ruine. Savoir parler (avoir le sens de la répartie), c’est avoir de son côté les hommes (se 
faire  des  alliés),  mais  c’est  aussi  posséder  le  monde  (bab  n  yiles  medden  akw  ines,  dit  le  proverbe). L’initié à la parole est l’ami de tous : sous-entendu, il manipule tout le monde.
Nous avons  montré dans l’Izli ou l’amour chant en kabyle  5que les conditions d’émission et,  de  transmission  de  la  poésie  étaient  régies  par  des  règles  sociales,  elles-mêmes  liées  aux  structures mentales des agents.
Ces  règles  étaient  en  définitive  inscrites  dans  le  système  mythico-rituel  méditerranéen  organisant l’univers en fonction de la position sociale de l’individu (vieux / jeune, initié / non  initié, homme / femme, mais aussi en fonction de sa position dans l’espace, dehors / dedans,  place publique (tajmaât, agora) /maison, souq / champ, etc). Les limites qu’imposait l’espace  géographique n’étaient rien d’autre que celles qu’imposait la société, espace géographique et  espace social jadis intimement imbriqués.
Cette perception du monde demeure encore présente dans les gestes de la vie quotidienne et  elle est au principe de schèmes générateurs des conduites. 
Le code ancien distinguait deux genres poétiques : 
— la poésie du cœur (ul, lqelb) et la poésie des «tripes» (lkarch) 6 . Autrefois en Kabylie, on
distinguait la poésie des valeurs (tiqsidin) de la poésie de la honte (lâar, lâib), les izlan ( chants 
dits aussi leqwal, dit, et par dérision leqwad), la première appartient à la catégorie des nobles, 
des hommes pieux ; la seconde aux bergers, aux femmes. La distinction est liée non seulement à  l'éthique  mais  aussi  aux  positions  sociales  et  spatiales.  Le  premier  genre  concerne  en  effet  l'orthodoxie,   les   valeurs   morales,   spirituelles,   religieuses   ;   le   second   l'hétérodoxie,   les  sentiments. On peut constater que cette division  épouse la logique de l'espace, telle qu'on  peut 
la  voir    dans  la  production  des  izlan,  le  cœur  ( lqelb,  ul)  renvoie  au  haut,  à  l'extérieur,  par  opposition à lkarch, qui, lui, renvoie au bas, à l’intérieur et au refoulé (au sexe). Taâbbut en 
kabyle signifie le ventre, taabbut tamezzyant, le petit ventre est un euphémisme pour désigner le  sexe, l'utérus, l'allusion aux catégories sexuelles (qui sont aussi des catégories sociales) va de 
soi.  L'espace  géographique  (assemblée,souq,  champ  ou  fontaine,  cour,  maison,  etc.)  est  le  fidèle reflet de l'espace social. 
Difficile pour des femmes cantonnées dans cette opposition duelle de concevoir de la poésie.  Lorsqu'il  leur  arrive  de  la  concevoir,  elles  ne  la  revendiquent,  pour  ainsi  dire,  jamais.  Car  l'expression singulière de la poétesse se confond avec l'expression collective.
Pourtant  la  Kabylie  a  connu  ses  femmes-poètes  comme  Yemma  Khelidja  Tukrift.  Dans  chaque village, il arrive que les villageois signalent l'existence d'une ou de plusieurs poétesses
5. Paris, Maison des sciences de l’homme, 1988 et Mouloud Mammeri,  Poèmes kabyles anciens, Paris, La  découverte, 1980.
6. Cette opposition était encore établie en Oranie (l’ouest algérien) jusqu'aux  années 70.

qui  se  distinguent  du  lot  collectif ;  cependant,  leur  renommée  ne  dépasse  guère  le  cadre  du  village (au sens de taddart kabyle) ou de la tribu. Signalons que ces femmes sont versées en     général  dans  une  thématique  en  adéquation  avec  les  valeurs  reconnues  du  groupe,  religion,  morale, épopée. Elles quittent la sphère  stricte de la «féminité» (au sens de tâches dévolues) 
pour  celle  plus large de la religiosité. C’est déjà  reconnaître un lien implicite avec le piège de 
la  communauté,  car  pour  sortir  du  cadre étroit de la féminité et acquérir la parole (la parole  masculine), elles consentent à intégrer dans leur vision du monde les schèmes de perception,  d’appréciation  et  d’action  des  dominants  dont  elles  sont  les  porte-parole  mandatées,  d'autant  plus efficaces qu'elles sont dominées.
La  mémoire  collective  célèbre  ces  femmes-hommes,  ces  religieuses,  ces  saintes  qui  se  consacrent  à  œuvrer  pour  la  collectivité.  Il  en  est  parmi  elles  qui  vont  de  marabout  en  marabout : elles rendent visite (ziara) au chef religieux (le chef d'une confrérie religieuse ou son  moqqadem) en récitant des nuits durant les dikr (sizains spécifiques d'une confrérie déterminée).  Ce sont elles qui se chargent de nourrir les visiteurs (ziyar), pèlerins, ceux qui se rendent au  sanctuaire,  les  uns  pour  la  pratique  religieuse  et  /ou  extatique,  les  autres  recherchant  les  bienfaits de la baraka. Tout cela au niveau extérieur de la tribu.  A l'intérieur, ces poétesses sont  souvent  sages-femmes  (qabla  de  qabel :  faire  face,  affronter,  accueillir).  Elles  soignent  le  nouveau-né et la mère. Elles sont aussi chargées de laver le linge de la femme accouchée. Laver  le linge de l’accouchée, c'est rechercher des gratifications et s’assurer son entrée au paradis. Ce  sont encore elles qui s'occupent de la toilette des morts. Pendant ces différents rites, les femmes  récitent des poèmes.
La perception personnelle de la vie se confond totalement avec la vision collective. La femme  reconnue sage  (qui peut être  aussi sage-femmme)est dans ce cas l'équivalent du marabout. Elle  constitue une clé pour un individu ou pour un segment plus large. Garante du bon déroulement   des rites (qui sont des rites de passage), c’est à sa porte qu’on vient frapper d’abord, car elle  détient  les  clés  des  problèmes  affectifs,  intimes,  aussi  bien  des  femmes  que  des  hommes.  L'impuissance masculine par exemple est d'abord son affaire avant d’être celle du marabout ou    du médecin. 
la prise de la parole implique symboliquement une prise de pouvoir : c'est rendre publique     une situation de dominée. Mais n’est-ce pas là une logique spécifique des systèmes sociaux ? Le  mode de fonctionnement de ces derniers exige une cohérence apparente qui consiste à ce que les  femmes, entrent totalement ou partiellement dans le jeu — et au besoin   se laissent prendre à ce  dernier — en masquant par leur silence, leur soumission, leur complicité les rapports de force  émanant de ceux qui les exercent. Ce qui revient à nier et partant à annuler les inégalités. Car     les hommes en tant que dominants  ne peuvent apprécier leur pouvoir que s'il paraît naturel, que  s'il est librement consenti. Lorsque les femmes par leur inconduite amènent les amène à exercer  un rapport de forces brut (révélant ainsi leur tyrannie), ces derniers les désapprouvent puisqu'en   se démasquant ils sont amenés malgré eux à casser le jeu.
L'expression  féminine  sortie  de  l'orbite  traditionnelle  pose  problème.  Car  l'expression  collective (les izlan) — même virulente — est canalisée par l'idéologie légitime. Le rite (la fête) 
lui  enlève  de  sa  dimension  personnelle.  La  société  considère  qu'elle  permet  à  la  libido  de  s'exprimer  collectivement,  le  temps  d'une  fête.  Cela  ne  va  pas  sans  rappeler  certains  rites  d'inversion  symbolique  de  l'ordre  que  constituent  les  carnavals.  En  cette période circonscrite  dans l'espace et dans le temps, il est permis d'insulter, de railler le représentant de l’ordre, le roi,   par exemple.
L'expression à travers certains canaux (la voyance, la poésie, la transe de type chamanique)    permet  aux  femmes  de  sortir  du  groupe  tout  en  se  laissant  récupérer  par  lui.  Emprunter  ces  canaux  d’expression  constitue  en  somme  une   catharsis  nécessaire  dans  laquelle  des  vies  socialement  condamnées  sont  mises  à  profit  par  la  collectivité.  Tels  sont  les  principes  structurant les schèmes de vision de l'opinion publique.

Sur un plan strictement individuel, la poésie et l'écriture posent des problèmes paradoxaux (au  sens où elles contredisent la vsion dominante). Il est extrêmement difficile (même s’il y a des  exemples qui confirment la règle) pour une jeune fille d'envisager d’écrire ou de vaticiner. En  revanche,  c'est  plus  courant  chez  les  femmes  mariées.  C'est  une  façon  de  fuir  — pour  beaucoup —  leur  situation  de  femme  sans  «avenir»  tout  en  conservant  leur  statut  de  femme  mariée. Se situant à l’intérieur d’un statut social, d’une classe d’âge, elles tentent néanmoins  d’échapper à cette condition. Lorsqu'elles sont reconnues pour leur pratique, elles ont accès au  monde extérieur, ce que n'ont pas les femmes protégées par «l'honneur» masculin. Ce sont les  nouveaux  rapports  introduits  par  cette  position  de  la  femme  qui  méritent  d’être étudiés avec  rigueur.
Ce type d'expression permet aux femmes de sortir de la sphère de la domesticité, de distendre    les liens — considérés comme indéfectibles — avec le mari. Elles échappent au contrôle social, 
elles   se   singularisent   (elles   étaient   «nous»,   elles   deviennent   «je»),   elles   affichent   une  personnalité  différente,  indépendante  du  mari  qu'elles  cessent  de  représenter.  Mieux  :  il  se  produit une inversion des hiérarchies et du sens. Le conjoint devient le mari d'une telle, de la  voyante, de la poétesse, de la chanteuse. Son identité de mâle, de représentant de son groupe, est  entièrement mise en cause.
C'est ainsi que l'on peut décrire les relations entre les femmes et la poésie jusqu'aux années  soixante. On ne peut pas dire que de ce point de vue la société se soit totalement transformée, à  partir de cette date, mais on peut cependant remarquer l'émergence timide des femmes dans le  domaine de la chanson 7 . 
Les chanteuses kabyles — comme les hommes — ont dû rompre totalement avec le groupe 
pour exister par elles-mêmes. D'ailleurs on remarquera qu'elles ne gardent en public que leur     prénom  (souvent  d'emprunt) 8 .  Elles  n'ont  pas  de  nom,  ni  d'appartenance  (Chérifa,  Hanifa,  Ourida,  Djamila,  Anissa,  El  Djida,  Karima,  etc.),  donc  pas  d’insertion  explicite  à  une  généalogie.  Le  chant  individuel  est  souvent  l'expression  d'une  révolte  contre  la  société.  Les  grandes figures féminines qui ont marqué la société ont souvent connu un destin tragique : elles 
ont dû fuir leur village, leur famille et souvent un mari imposé.
Dans le domaine de la chanson, comme dans bien d'autres, les femmes ont presque toujours 
des  rôles  secondaires.  Les  premières  femmes  qu’on  entendit  chanter  ne  furent  que  des  «interprètes». Elles chantèrent leur vie et celle de leurs pareilles. Les premiers textes relèvent du  domaine public. Convenons que pendant les années 50 la différence entre le particulier et le  collectif 9  était  difficile  à  établir.  C'est  depuis  la  seconde  guerre  mondiale  que  les  femmes  kabyles ont chanté en public, c’est-à-dire depuis la création à Alger d’une chaîne de radio, en 
1948.
Nous  n’avons  pas  entrepris  d’enquête  systématique  sur  les  conditions  particulières  qui ont  amené chacune à quitter son cadre familial, mais tout laisse à supposer qu'elles ont dû payer le 
prix fort — socialement — pour opérer cette rupture. Dans un autre registre, d'autres femmes  commencent à écrire. Nous retrouvons quelques-unes dans des revues des années quarante. Les 
plus remarquables parmi les rurales sont bien sûr Fadhma Aït Mansour 10  et sa fille, Marguerite  Taos Amrouche 11 . La naissance du roman féminin pourrait éclairer notre problématique, car si  dans   le   premier   cas   (les   femmes   traditionnelles   illettrées)   quittent   symboliquement   la
7. D'après l'
Anthologie de la musique arabe (1906-1960) de Ahmed et Mohamed Elhabib Hachlef, Paris, Publisud,
1993. 
8. Il y a bien entendu des exceptions, comme Bahia Farah, mais c’est surtout en dehors de Kabylie (comme Mériem  Abed) qu’on peut constater ce phénomène. 
9.  Signalons  que la grande cantatrice Taos Amrouche internationalement connue n’entre pas dans cette typologie.  Elle exprime certes une douleur sociale, existentielle (être ou ne pas être) mais le moteur principal de son action est  fondalement intellectuel et politique. Marguerite Taos est d’abord connue comme première romancière algérienne,  puis comme chercheur chantant des textes recueillis dans et par la famille.
10. Histoire de ma vie, Paris, Maspero, 1967. 
11. L'amant imaginaire, Paris, Morel, 1975,  Denise Brahimi, Taos Amrouche romancière, Päris Losdfeld,  1995.

communauté, dans le deuxième cas (les romancières), elles quittent réellement la communauté  islamique.  Des  conditions  sociales  et  historiques  précises  (Fadhma  Aït  Mansour,  enfant  illégitime et qui n’avait pas d’existence propre a été baptisée le jour de son mariage, car elle  devait se marier avec un chrétien) ont déterminé la «conversion» de Fadhma. Détour nécessaire  pour écrire sur soi ? 
Si les hommes sont censés transmettre par leurs écrits la douleur de la cité, les guerres, les   femmes  sont  chargées  de  transmettre  la  vie,  leur  vie.  Chaque  vie  exemplaire  de  femme  algérienne est perçue comme une épopée pour les plus jeunes. Cette longue digression permet 
de s’interroger sur la spécificité de la culture des femmes. Rappeler les conditions d'émission de 
la  parole,  n’est-ce  pas  chercher  le  lien  unissant  ces  femmes  à  leur  culture  originelle,  à  leur  condition sexuellement déterminée 12  ?
L'espace et la division de l'espace  reflètent les rapports  hommes / femmes  confortant bien  entendu la domination masculine.
• La maison et la cour intérieure
C'est  peut-être  l'espace et l'inscription dans l'espace qui peut nous donner une idée la  fonction  réelle  (de  régulation)  et  l'importance  de  la  parole  féminine.  Car  la  poésie  féminine a une fonction de régulation qu'il est diificile de passer sous silence. L'espace    est presque régi en fonction des statuts sociaux et des sexes. Les femmes occupent les  parties intérieures à l'abri des regards, les hommes les  lieux ouverts et publics.  Il ne     faut pas cependant croire à une étanchéité réelle entre les deux mondes.  La bipartition  intérieur / extérieur se reproduit à l'infini. 
Garçon avanbat de te connaître  J'étais impatiente
Tu croyais que je te fuyais
Une chose était de connaître le plaisir  Et l'autre était claire
Pour toi j'ai accepté la blessure
Mais vrai ton plaisir avarié  Au torrent s'en est allé
Interdit  pour  toi  le  chemin  du  bonheur  (Yacine,  L'Izli  ou  l'amour  chanté  en  kabyle,  Paris, Maison des sciences de l'homme, 1988).
Dans  l'univers    intérieur  et  féminin    on  retrouve  des  parties  plus  ouvertes  et  plus  exposées. La cour intérieure est  un lieu fermé par rapport à la rue en même  temps    ouvert pour le monde plus cloisonné de la maisonnée. Il en est ainsi de l'intérieur de la  maison : il y a des endroits plus exposés  à la lumière et donc forcément plus éclairés     que d'autres qui sont dans l'ombre. 
-  la  cour  intérieure  (dite  afrag)  :  les  fêtes  se  déroulant  en  automne  :    le  lieu  de  prédilection  étant    ici  la  cour  (extérieur  de  l'intérieur  par  rapport  à  la  maison  cf  :  la  division de l'espace dans la maison kabyle ancienne ( Pierre Bourdieu ,Esquisse d'une    théorie  de  la  pratique,  Paris,  Genève  Droz,  1972)    mais  c'est  aussi  l'intérieur  de  l'extérieur  par  rapport  à  la  place  publique  (espace  spécifiquement  masculin)  ou  aux  champs appelés symboliquement lexla qui signifie, le vide.
12. F. Héritier , Masculin / féminin, Paris Odile jacob, 1996.

La mixité dans l'afrag   est permise lors des fêtes : un ordre dans le désordre :  deux  demi-cercles    (dits  ici  ssef)    divisent  l'espace  :  d'un  côté  les  hommes  de  l'autre  ,  les  femmes 13 . qui peuvent chanter voire danser à tour de rôle. Les groupes ne doivent  pas  se  distribuer  de  n'importe  quelle  façon.  Lorsque  c'est  une  grande  fête    qui  compte  beaucoup d'invités et des invités étrangers à la famille, au groupe (par exemple une fête  animée  par  des  musiciens,  la  musique  professionnelle  attire  beaucoup  de  monde)  on  partage dans ce cas la cour en deux.  Comment ? 
A l'aide d'un fil séparateur sur lequel on étend une couverture
 14 .  Ce qui montre bien  que la séparation est plus symbolique que réelle. Que signifie tout cela dans la pratique? 
Les   textes   gardent   ici   toute  leur  substance,  leur  sens,  leur  force.  Ils  sont  dits  
publiquement. On connait et on reconnaît les voix des femmes.  Soit. Il  y a cependant 
quelque chose qui échappe à l'esprit rationnel ou à un observateur étranger. Revenons  
au statut de la parole et au statut des agents sociaux. En Kabylie et  pas seulement là : la 
parole avait une fonction très importante, elle avait le pouvoir de donner la vie ou de 
l'ôter. Pour qu'elle soit efficiente, la parole doit être dite en face, dans un face-à-face, 
elle  doit  être  publique.  La  parole  par  excellence,  c'est  celle  de  l'homme  d'honneur 
(aêrdi), de celui qui rompt et ne plie pas. Ce qui suppose un engagement total de soi, 
des siens etc. Que signifie donc cette parole dite derrière une couverture, derrière un 
mur,  une  porte,  une  parole    en  fait  sans  visage  ?  Cette  parole  d'exception,  de 
défoulement  s'entend certes mais ne s'écoute pas. C'est une parole qui sort des tripes 
(du  ventre)  et  qui  se  dirige  derrière  l'oreille,  derrière  le  dos.  En  revanche,  la  parole 
masculine va droit au cœur et elle est devant, elle engage car elle est efficiente.
• Le jardin
La cour intérieure  rappelle sans ambiguité le rapport qui existe entre les champs et le  jardin.  Le  jardin  potager  est  à  la  fois  extérieur  mais  c'est  un  espace  domestiqué,  définitivement  apprivoisé,  féminisé  en  quelque  sorte  puisque  les femmes le cultivent  aussi et plus  que celà il y a une formidable analogie entre la femme et le jardin tel      qu'on le trouve chanté dans la poésie masculine du XIXe siècle. 
J'avais en plaine jardin  Perdu de roses
De pêches et de grenades
Je l'enfermai avec soin  Derrière le voile d'une clôture
Sur que mon aimée était noble faucon
Un sel plant ensauvagé  Ne m'a rien produit
Elle a pris à ma place un homme vil
13. Au  Maroc les hommes et les femmes  organisent de véritables ballets connus sous le nom de Ahwac  ou ahidous. Selon les régions, les contacts hommes / femmes sont plus ou moins libres.  Les femmes du  Souss même dans la fête sont séparées des hommes par un rideau blanc, ce qui n'est pas absolument pas le  cas dans le Moyen Atlas. Pour plus de précision Cf. Tassadit Yacine, «La féminité ou la représentation de  la peur dans l'imaginaire social kabyle»,Cahiers de littérature orale, n° 34, pp. 19-43, , «L'anthropologie    de la peur :  rapports hommes / femmes» en Algérie, in Actes du colloque, Amours, phnatasmes et    sociétés, Paris,  L'Harmattan, 1992; voir également  Monique GadantFemmes et nationalisme en Algérie,  Paris,  L'Harmatan, 1995., Genevièvre Fraisse, Muses de la raison, Paris, Gallimard, 1989. 
14.C'est un peu les séparations que l'on trouve aussi à l'intérieur de la tente.

J'avais jardin princier 
De jasmin et de roses mêlés  Et de tous genres de fleurs
Je l'avais ceint de muraille close  L'irriguai de l'eau du barrage
la porte était de planches et de clous
Un seul jour c'était un dimanche  Je m'absentai
L'épervier y est venu chehrcher pâture (Mammeri,les Isefra, Paris, maspero, 1972)
• La fontaine
Toujours  dans  cette  distance  étudiée  (même  si  ce  n'est  jamais  dit)  dans  laquelle  est   gardée la femme, l'autre lieu (à la fois mythique et réel) dans lequel  à la fois la femme 
est maintenue mais en même temps associée, c'est la fontaine. Qu'est-ce que la fontaine   dans les cultures ancienne ? C'est le lieu de la vie par excellence parce qu'on vient y  chercher  l'eau (Pierre Bourdieu,La domination masculine, in Actes de la recherche en  sciences sociales, pp.1-31). C'est peut-être pour cette raison que les Kabyles on en fait 
un lieu mythique d'abord car c'est là que le premier couple se rencontre et fait l'amour      pour la première fois.
D'ailleurs  la  fontaine  est    située  en  dehors  de  la  maison,  du  village  ;  elle  est  donc  éloignée  de  l'intimité  mais  elle  est  suffisamment  proche  pour    que  l'ordre  dominant  puisse savoir ce qui s'y déroule. Ce qui permet aux hommes d'assurer le rôle de gardiens    de la cité. en    contrôleant                                                                es femmes. 
Les poèmes permettent de comprendre ce qui a été dit. Les femmes relatent la vie, l'inégalité des chances dûes 
à  leur  sexe  (Cf.  Tassadit  Yacine,  Piège  ou  le  combat  d'une  femme  algérienne,  Paris,  Awal  /  Publisud,  1995)Les  conditions  générales  et  particulières  mais  ce  qui  surprendre  c'est  que  la poésie féminine dépasse  largement  la  vie  privée  et  publique  des  femmes.  Car  elles  sont  déléguées  comme  on  le  peut  le  voir  dans  certaines poèmes pour parler des hommes, en leur faveur mais aussi en les dénonçant , en les masquant. Dans 
un cas, comme dans un autre on voit bien qu'elles ont fait leur l'idéologie masculine. 
Car rappeler à l'homme son devoir et ses responsabilités d'homme, n'est-ce pas une façon de reconnaître la     division  sexuelle  du  travail  et  la  division  du  travail  sexuel.  Car  contrairement  à  l'idéologie  dominante   (devenue universelle) qui favorise le mâle, la culture berbère dans son expression kabyle  atteste des rapports    certes mythiques où la femme était reconnue dans sa fonction d'initiatrice au sens large mais surtout sexuel. 
Les textes mythiques disent que le monde (la vie, la terre) a été enfanté par une femme. Cette femme avait le  pouvoir sur tout. Ce n'est qu'après avoir commis une faute irréparable que la femme (la mère du monde) a 
perdu sa place pour devenir une vulgaire femme rusée (settoute). 
Quant à la domination sexuelle la société  a recours a un mythe d'origine qui dit retrace le passage du   dehors/dedans. C'est donc ainsi que les hommes sont devenus les maîtres. Ce sont les hommes qui chassent les  femmes contrairement à ce temps mythique où les femmes chassaient les hommes. Les hommes chassent la    femelle : la femelle est femelle mais elle est aussi nourriture (la perdrix par exemple). 
Ce  mythe  nous  permet  de  comprendre  les  relations  qui  existent  entre  la  femme  et  l'homme  mais  aussi  la  relation entre la femme et la nature.
La bipartition de l'espace obéït à une division des rôles. Conformément à la tradition, les femmes ont essayé de  respecter cette vision du monde. Il est cependant des événements historiques qui sont déterminants  pour les  individus et pour les groupes.
Il  en  est  ainsi  des  femmes  qui  vont  contribuer  à  changer  leur  statut  (dans  la  pratique)  pendant  la  guerre  d'indépendance.   Celles   qui   chantaient   auparavant   l'amour   vont   désormais   chanter   avec   beaucoup   plus  d'éloquence la résistance.

Les hommes ayant déserté la cité, les femmes sont , du coup, devenues les relais du combat masculin. Elles ont 
pris naturellement les places assignées aux hommes tout en continuant à assurer leurs propres fonctions. 
Elles étaient pour certaines  agents de liaison, pour d'autres infirmières, pour d'autres encore cuisinières quand 
elles ne prenaient pas le fusil. je ne signerai ici que la fonction importante qu'elles ont eu à assurer et à assumer 
en  pleine  guerre  d'Algérie  pour  aider  à  la  prise  de  cosncience  des  jeunes  et  de  certaines  femmes  qui,  elles,  n'étaient pas (ou peu) en contact avec les maquisards.
Tazrqaqt  deviendra  une  des  plus  grandes  poétesses  après  chanté  la  mort  des  premiers  chouhadas  du  village.  Ahcène et ses compagnons exécutés feront l'objet d'un long texte chanté par  les femmes. A la suite de ce texte 
elle est jetée en prison, torturée et depuis, elle ne cesse de composer des textes. 
Avec d'autres elle est devenue l'animatrice d'un groupe de femmes  qui chantent l'indépendance et ses héros
Mais plus que les textes de propagande politique, les femmes dénoncent la conduite des lâches (les harkis par  exemple), décrivent le quotidien des  jeunes veuves et des orphelins. 
Ah ! l'orphelin pauvre de lui
Qui guette le retour de son père
Ou bien :
O mère comment décrire  La douleur du jeune soldat
Ravi par la balle
L'accent est souvent mis sur la douleur des parents :
La mère du jeune maquisard  Qui cherche son fils
Où son corps ? Où son nom ?
Il en est qui décrivent les conditions atmosphériques véritable obstacle pour le combat :  Ce jour là la neige, le verglas
De concert empêchaient la marche
Quand elles ne constituaient pas un moment d'angoisse et de souffrance pour les intéressées.  Au froid de la  nature
s'ajoute
le
froid,
l'amertume
de
la
guerre
et
de
la
mort.
AH  !  me  disait  un    jour  tazaqaqt  tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  dormir  toute  seule  en  hiver    pendant  la  guerre.  Pendant la guerre le froid redouble de férocité.  « Il n'y a personne pour te réchauffer, il n'y a personne pour te 
dire que tu existes. Tu es seule , vraiment seule, comme si tu tombais  du ciel» Etrange sentiment d'abandon. La      guerre  est  vécue  par  elle  et  par  d'autres  comme  un  véritable  accident  cosmique.  La  guerre    nous  a tout pris,  ajoute -elle, les hommes, les arbres, les fruits et… même les chacals. Depuis  je n'ai plus envie de faire l'amour. 
Tout est mort
....
tout s'en est allé avec lui»  
La  vie,  le  plaisir,  le  désir,  la  jouissance  ont  été  ravis.  Elles  n'ont  pas  fait  leur  deuil.  Beaucoup  d'entre  elles  resteront  veuves,  de  jeunes  veuves,  d'autres  tenteront  de  se  remarier  mais  rares  sont  celles  qui  trouveront  le  bonheur. Y-aurait-il,  du reste, un  bonheur possible sur le cadavre de l'aimé. Le premier «te hante parce qu'il est   jeune,  parce  qu'il  est  beau  mais  surtout  parce  que  pour  nous,  ils  étaient  courageux.  Ils  ont  sacrifié  leur  vie  (dahan) tandis que tous ceux que tu voie (mis pour les hommes) ressemblent à de véritables crapauds, ils sautent     pour happer la nourriture. Rien ne les intéresse que leur ventre (mis pour le ventre mais aussi pour le sexe). 
Cette note pessimiste montre bien que contrairement à ce qu'on a voulu bien avancer jusque là la participation 
des femmes est loin d'être une participation extérieure non réfléchie. Celles qui ont servi l'Algérie indépendante
ont  également  beaucoup  réfléchi  au  sens  de  la  vie  et  du  devenir  des  femmes.  Si  elles  ne  revendiquent  pas  clairement l'égalité elles revendiquent la justice, ce qui doit leur revenir  (et revenir à leur enfants) pour leur  participation à cette guerre.
Conclusion

Cet exposé a permis de montrer que la poésie  chantée par les femmes obéïssait à des règles  socialement et historiquement constituées.  Les discours  sont donc hiérarchisés. Les femmes en  tant que corps dominé ne peuvent   produire qu'un  discours  dominé, lorsque je dis dominé je    me réfère , bien entendu, à la perception de ce discours (à sa classification) dans l'échelle des  valeurs sociales.
Le chant est ici l'expression de la plainte, de la mélancolie ou de la joie. 
Si  l'on&
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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 00:00

Baya (Mahieddine), (Fatma Haddad, épouse Mahieddine),

Baya est une peintre algérienne d'origine kabyle née en 1931 et décédée en 1998 qui ne signa jamais ses oeuvres que de son seul prénom.

Baya est née le 12 décembre 1931 à Bordj-el-Kiffan (Fort-de-l'Eau), aux environs d'Alger.

Orpheline de ses deux parents, elle est recueillie par sa grand-mère qu'elle aide dans son travail dans une ferme de colons (horticulture). En 1943 Marguerite Caminat, sœur de la propriétaire, la prend chez elle à Alger pour rendre des services ménagers dans une maison dont l'éblouissent les fleurs et les oiseaux.

Baya commence alors à modeler des personnages ou des animaux fantastiques en argile et elle est encouragée à réaliser des gouaches que le sculpteur Jean Peyrissac montre à Aimé Maeght, de passage à Alger.

Une exposition, dont André Breton préface le catalogue, est en 1947 organisée à Paris par Maeght dans sa galerie. Elle connaît un vif succès. "On s'extasie sur la spontanéité primitive de cet art, on découvre avec un émerveillement non exempt de paternalisme, l'expression naïve à l'état brut, vierge, sauvage enfin", analysera Mohammed Khadda. Le magazine Vogue publie la photo de Baya, qui n'a alors que seize ans, avec un article d'Edmonde Charles-Roux. Baya découvre Paris, rencontre Braque. L'année suivante elle réalise à Vallauris des sculptures en céramique à l'atelier Madoura et côtoie Picasso.

Mais remise à son tuteur, elle se trouve en 1953 mariée traditionnellement, comme seconde épouse, au musicien "arabo-andalou" El Hadj Mahfoud Mahieddine, d'une trentaine d'années plus âgé qu'elle. "Passé le bal irréel de Cendrillon", comme l'écrit François Pouillon, Baya demeure durant dix ans dans l'impossibilité de poursuivre son travail.

En 1963 le Musée d'Alger acquiert et expose ses œuvres anciennes. Sur l'amicale incitation de Mireille et Jean de Maisonseul, conservateur du Musée, elle reprend ses pinceaux et ne cessera plus de réaliser sur papier de grandes œuvres qui seront par la suite régulièrement exposées en Algérie, en France et dans le Monde Arabe.

Plusieurs d'entre elles sont conservées dans la collection de l'Art Brut de Lausanne.

Baya meurt le 9 novembre 1998 à Blida.
L'œuvre

Dans ses gouaches, autour du rose indien, du bleu turquoise, des émeraudes et violets profonds, un trait épuré, en marge de toute géométrie figée, vient cerner sans hésitation ni repentir les silhouettes et les coiffes de "Hautes Dames", figures de la Mère énigmatique, les motifs qui recouvrent leurs robes, ceintures et foulards. Dans des compositions qui ne cessent de jouer sur de fausses symétries, l'image se referme rigoureusement, à travers l'équilibre des espaces et des tons, le dialogue sans fin des arabesques, sur un espace autonome, résolument irréalisé. Baya construit un univers clos, exclusivement féminin, tout à la fois reclus et souverain.

Les objets qui entourent ces "Dames" se détachent, sans nulle ombre, disposés les uns au-dessus des autres sur les différents registres d'un unique plan dans une vision qui refuse toute perspective illusionniste. Dès les premières gouaches de Baya apparaissent vases et cruches, bouquets et fruits. Deux décennies plus tard compotiers et coupes, au delà des pastèques et raisins, débordent d'une multitude de fruits et poissons indistincts. Posées sur tables ou étagères, lampes et lanternes les accompagnent, et de nombreux instruments de musique, violes et violons, cythares et mandores, luths, lyres et harpes.

Quand ses gouaches s'aventurent hors de l'intimité des intérieurs, émergent des îles, cernées de poissons, peuplées de huttes serrées les unes contre les autres et d'arbres où veillent de nombreux oiseaux. L'exubérance de la forme et l'intensité de la couleur y font remonter, notait le romancier Jean Pélégri "à un temps antérieur à l'apparition de l'homme, où les choses et les créatures étaient encore incertaines et encore mêlées, où les arbres poussaient sous les eaux, où les poissons, avant de parvenir à leur état, habitaient les racines des plantes et montaient dans leurs tiges".
Jugements

"Je parle, non comme tant d'autres pour déplorer une fin mais pour promouvoir un début et sur ce début Baya est reine. Le début d'un âge d'émancipation et de concorde, en rupture radicale avec le précédent et dont un des principaux leviers soit pour l'homme l'imprégnation systématique, toujours plus grande, de la nature.(...) Baya dont la mission est de recharger de sens ces beaux mots nostalgiques:'l'Arabie heureuse'. Baya, qui tient et ranime le 'rameau d'or'."
André Breton, Baya, 1947

"Baya est la sœur de Schéhérazade. Schéhérazade, la tisserande des mots qui éloignent la mort. Schéhérazade, cette autre femme qui fabule pour compenser sa réclusion. Nous voici donc dans le conte, avec ses univers merveilleux (titre d’une œuvre de 1968). Baya abroge les formes, les classifications et les dimensions : l’oiseau s’étire et devient serpent, arbres et cahutes poussent de guingois, les vases se ramifient, deviennent arborescents comme des queues ou des huppes d’oiseaux. Dans cette sorte de village des origines où cases, arbres et oiseaux sont emmêlés, les paysages et objets baignent dans l’informulé et la liberté du monde placentaire. Aucun centre de gravité n’est admis. Tout l’effort de l’artiste est tendu vers la recherche d’une sorte d’harmonie prénatale que la découverte du monde normé, balisé, anguleux nous a fait perdre.
Tahar Djaout, Schéhérazade aux oiseaux, 1987

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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 00:00

Mouloud Mammeri

Mouloud Mammeri est un écrivain, anthropologue et linguiste algérien né le 28 décembre 1917 à Taourirt Mimoune (Ath Yenni) en Haute Kabylie, mort en février 1989 dans un accident de voiture près de Aïn Defla à son retour d'un colloque à Oujda (Maroc). Enseignant à Medea puis à Beni Aknoun, il participe à la Guerre d'Algérie.

La chaire de berbère ayant été supprimée en 1962 à l'université d'Alger, il n'assure des cours dans cette langue qu'au gré des autorisations. Il a recueilli et publié les textes du poète kabyle Si Mohand. Entre 1969 et 1980, il dirige le Centre national de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnologiques, (CRAPE). En 1980, c'est l'interdiction d'une de ses conférences qui est à l'origine des événements du Printemps berbère. En 1982, il fonde le Centre d’Études et de Recherches Amazighes, (CER.AM) et la revue Awal (La Parole).

Sommaire

1 Biographie
2 Citation
3 Bibliographie
4 Liens Extèrnes

Biographie

Mobilisé en 1939 et libéré en 1940, il s’inscrit à la Faculté des Lettres d’Alger. Remobilisé après le débarquement américain, il participe aux campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne.

A la fin de la guerre, il prépare à Paris un concours de professorat de Lettres et rentre en Algérie en Septembre 1947. Il enseigne à Médéa, puis à Ben Aknoun et doit, sous la pression des événements, quitter Alger en 1957.

De 1957 à 1962, il reste au Maroc et rejoint l'Algérie au lendemain de son indépendance. Mouloud MAMMERI dirigea alors le Centre de Recherches Anthropologiques, Préhistoriques et Ethnographiques d’Alger (C.R.A.P.E.) jusqu’en 1979 tout en donnant des cours à l’Université d’Alger. Il eut également un passage éphémère à la tête de la première union nationale des écrivains algériens qu’il abandonnera pour discordance de vue et de rôle de l’écrivain dans la société.

Il fut maître de la chaîne de Berbère à l’université d’Alger de 1962 à 1969 où certaines matières telles l’ethnologie et l’anthropologie jugées sciences coloniales durent disparaître des enseignements universitaires. Il anima alors bénévolement des cours de langue Berbère jusqu’en 1973.

En 1982, il fondait à Paris le Centre d’Etudes et de Recherches Amazighes (C.E.R.AM.) et la revue Awal (La parole), comme il animait également un séminaire sur la langue et la littérature amazighes sous forme de conférences complémentaires au sein de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (E.H.E.S.S.). Ce long itinéraire scientifique lui a permis de rassembler une somme d’éléments fondamentaux sur la langue et la littérature amazighes.

Mouloud MAMMERI trouva la mort dans un accident de la route près de Aïn Defla le 25 Février 1989 à son retour d’un colloque à Oujda (Maroc).

Citation

Vous me faites le chantre de la culture berbère et c'est vrai. Cette culture est la mienne, elle est aussi la vôtre. Elle est une des composantes de la culture algérienne, elle contribue à l'enrichir, à la diversifier, et à ce titre je tiens (comme vous devriez le faire avec moi) non seulement à la maintenir mais à la développer.
Réponse de Mouloud Mammeri à propos des donneurs de leçons, texte circulant en Algérie sous forme dactylographiée, avril 1980 (?)
[modifier]

Bibliographie

Repères bibliographiques et œuvres de l'auteur :

Romans :
« La colline oubliée », Paris, PLON, 1952, 2nde édition, Paris, Union Générale d’Editions, S.N.E.D., col. 10/18, 1978.
« Le sommeil du juste », Paris , PLON, 1952, 2nde édition, Paris, Union Générale d’Editions, S.N.E.D., col. 10/18, 1978.
« L’opium et le bâton », Paris, PLON, 1965, 2nde édition, Paris, Union Générale d’Editions, S.N.E.D., col. 10/18, 1978.
« La traversée », Paris, PLON, 1982, 2nde édition, Alger, BOUCHENE, 1992.

Nouvelles :
« Ameur des arcades et l’ordre », Paris, 1953, PLON, « La table ronde », N°72.
« Le zèbre », Preuves, Paris, N° 76, Juin 1957, PP. 33-67.
« La meute », Europe, Paris, N°567-568, Juillet-Août 1976.
« L’Hibiscus », Monréal, 1985, Dérives N°49, PP. 67-80.
« Le désert Atavique », Paris, 1981, quotidien LE MONDE du 16 Août 1981.
« Ténéré Atavique », Paris, 1983, Revue Autrement N°05.
« Escales », Alger, 1985, Révolution africaine.

Théâtre :
« Le Foehn ou la preuve par neuf », Paris, PubliSud, 1982, 2nde édition, Paris, pièce jouée à Alger en 1967.
« Le banquet », précédé d’un dossier, la mort absurde des aztèques, Paris, Librairie académique PERRIN, 1973.
« La cité du soleil », sortie en trois tableaux, Alger, 1987, Laphomic, M. MAMMERI : Entretien avec T. DJAOUT, PP. 62-94.

Traduction et critique littéraire :
« Les isefra de Si Mohand ou M’hand », texte berbère et traduction, Paris, Maspéro, 1969.
« Poèmes kabyles anciens », textes berbères et français, Paris, Maspéro, 1980.
« L ‘Ahellil du Gourara », Paris, M.S.H., 1984.
« Yenna-yas Ccix Muhand », Alger, Laphomic, 1989.
« Machaho, contes berbères de Kabylie », Paris, Bordas.
« Tellem chaho, contes berbères de Kabylie », Paris, Bordas, 1980.

Grammaire et linguistique :
« Tajerrumt n tmazigt (tantala taqbaylit) », Paris, Maspéro, 1976.
« Précis de grammaire berbère », Paris, Awal, 1988.
« Lexique français-touareg », en collaboration avec J.M. CORTADE, Paris, Arts et métiers graphiques, 1967.
« Amawal Tamazigt-Français et Français-Tamazigt », Imedyazen, Paris, 1980.
« Awal », cahiers d’études berbères, sous la direction de M. MAMMERI, 1985-1989, Paris, Awal

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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 00:00

La chanson kabyle et la lutte identitaire Mots du terroir, paroles de la subversion Les vers de Si Mohand U M’hand, les strophes de Youcef U Kaci et les apologues de Cheikh Mohand U L’hocine accordés à la sapience kabyle constituent des exemples édifiants d’une construction littéraire née et promue au sein d’une société qui a eu à subir une vie tumul-tueuse faite d’occupations, d’oppressions et de luttes sans fin. Ce qui est appelé chanson kabyle est le prolongement de cette poésie exécuté ou accompagné avec les instruments matériels que permet le monde moderne. La poésie kabyle constitue l’un des rares produits littéraires vivants, à côté du conte, que no-tre société ait hérités des temps immémoriaux de l’art et de la culture berbères. Société à tradition orale très puissante, mais sans ancrage graphique notable, le monde kabyle a fait de cette tradition orale un instrument de perpétuation de la culture et de l’imaginaire collectif, de résistance à l’oppression et de revendication d’un mieux-être social, culturel et économi-que. La chanson kabyle est la continuité logique d’une tradition de bardes et d’aèdes. Tradition riche de la richesse de la vie sociale, avec ses heurs et malheurs, ses lumières et ses om-bres, ses cimes et ses abysses. ‘’Race de véhéments qui ont faim et soif de justice’’, selon la formule de Vincent Monteil, orientaliste français. A travers le temps et les épreuves qu’il a charriées avec lui, les Kabyles ont utilisé la chanson comme moyen de communication, de sensibilisation et de résitance. Les vers de Si Mohand U M’hand, les strophes de Youcef U Kaci et les apologues de Cheikh Mohand U L’hocine accordés à la sapience kabyle constituent des exemples édifiants d’une construction littéraire née et promue au sein d’une société qui a eu à subir une vie tumul-tueuse faite d’occupations, d’oppressions et de luttes sans fin. Ce qui est appelé chanson kabyle est le prolongement de cette poésie exécuté ou accompagné avec les instruments matériels que permet le monde moderne. Le caractère de résistance et de revendication était déjà suffisamment perceptible dans les hymnes révolutionnaires réalisés dans les années 1940 par de jeunes lycéens à l’image de Idir Aït Amrane et Ali Laïmèche. Après l’Indépendance du pays et sous le climat de terreur et d’inquisition ayant frappé la Kabylie (1963-66), chanter en kabyle relevait d’une gageure, et le seul fait de chanter dans cette langue était considéré comme un défi à l’ordre politique né-gateur de l’identité berbère. C’est à cette époque qu’émergèrent Taleb Rabah, Cherif Khes-sam et Slimane Azem après leurs premières activités enregistrées à,la fin des années 1950. Après l’interdiction de la chanson de Slimane Azem à la radio nationale, celui-ci devint un symbole, symbole de la lutte contre l’arbitraire par le seul moyen de la parole, proscrite des canaux officiels, où se trouvait mêlée la morale kabyle, la fable de La Fontaine et la sagesse d’Ésope. Au début des années 1970, la conscience identitaire s’aiguisait au fur et à mesure que les jeunes rejoignaient l’université d’Alger où ils ont été en contact avec d’autres per-sonnes qui ont connu Mouloud Mammeri et ses travaux sur la culture berbère. Apparut alors le groupe Imazighène Imula dont la cheville ouvrière était Ferhat Mehenni. Les premiers 33 tours et 45 tours annonçaient déjà la couleur d’une immersion totale dans le combat identi-taire amazighe. L’on se souvient qu’à l’époque, pour exprimer certaines vérités ou revendi-quer les droits culturels, les auteurs de chansons prennent certaines précautions de style en usant à volonté de métaphores fort expressives tirées de notre patrimoine oral. Cela ne pou-vait pas se passer autrement sous une dictature oppressive où la moindre contestation est assimilée à une rébellion. En revisitant ce musée de la chanson des années 1970, Ferhat Imazighene Imula paraît comme une véritable étoile scintillante même si son public était majoritairement composé d’étudiants et de lycéens. ‘’Ighsène n’lmegget ur nemmut’’ (les os d’un mort qui n’en est pas un) est une éloquente allégorie à notre culture vivante, considérée comme morte par les dé-cideurs. Une autre chanson de Ferhat qui figure dans le disque 33 tours collectif (M’djahed Hamid, Sidi Ali Naït Kaci,…) “Tichemlit’’ appelé reprend sensiblement le même sujet. C’était ‘’Aneftiyi ad chnugh’’ (laissez-moi chanter) : 1. Ghef laâyun ttmeslayen 2. U nukni ur nezri dacu ; 3. Wissen ttimi negh dallen 4. Negh dayen nnidhen nettu. 5. Teggirnagh deg meslayene, 6. Yiwen ur izi anda t-tteddu. 7. Akwit awidek ittsen 8. Idles nnegh la irekku" C’est un ensemble d’allégories se terminant par un appel solennel : "Réveillez-vous, ô vous qui dormez, notre culture tombe en ruine". Les nouvelles étoiles de la chanson kabyles ont utilisé des néologismes issus du monde uni-versitaire, comme Idles, Tilleli, Agdud. Ces termes ont fait florès du fait qu’ils étaient modé-rément employés et qu’ils s’inséraient dans un registre de langue somme toute adapté au contexte des luttes de l’époque. Racines de la terre et malaise identitaire La dernière moitié des années 1970 fut sans doute la période la plus riche, la plus palpitante et la plus décisive dans le combat identitaire porté par le combat identitaire. Il est évident que c’était l’étape cruciale du réveil de la conscience berbère dans notre pays. Beaucoup d’éléments à la périphérie du mouvement culturel commençaient à constituer une constella-tion de petits événements, peut-être plus ou moins anodins, pris isolément, mais qui, pris dans leur ensemble en l’espace de quelques mois ou quelques petites années, allaient servir de décor explosif que prendra en charge, sur le plan littéraire et esthétique la chanson ka-byle. Ainsi, la guerre du Sahara Occidental dans laquelle était impliquée l’Algérie (affaire d’Amgala) en 1975, l’affaire des poseurs de bombes à El Moudjahid (1976), les incidents graves qui ont émaillé la Fête des cerises à Fort-National et qui ont vu l’intervention de la caserne de l’ANP(1974), les échauffourées permanentes entre les universitaires de la gau-che clandestine et les islamistes à Alger, la percée du boxeur kabyle Hamani et la victoire de la JSK en coupe d’Algérie (1977), tous ces événements ont constitué un véritable chaudron qui a inspiré les chanteurs kabyles. Ces dernier ont ‘’contextualisé’’ les faits en leur conférant style et poésie a fin d’en faire de véritables épopées et des textes de dénonciation, de sensi-bilisation et de résistance. La culture qui tire ses racines et sa substance du fond des âges, culture faite de labeur, de lutte et d’efforts d’insoumission, est merveilleusement portée par Idir, étoile montante des années 1970. Le génie du poète Ben Mohamed trouve parfaitement son terrain d’expression dans le texte ‘’Vava Inuba’’ chanté par Idir. Cette chanson fera le tour de la planète et appor-tera au monde entier le message de la renaissance de l’une des plus vieilles cultures de la mer Méditerranée. De même, l’hymne ‘’Ay Azwaw s umendil awragh’’, du même interprète, sera rapidement perçu comme le symbole et la personnification de l’homme amazigh. Fer-hat, lui, a su marier l’authenticité berbère (Yemma asif iccayi) avec la revendication d’identité et de justice (Tizi Bwassa). Il convient aussi de rendre un hommage appuyé à un poète et dramaturge de talent tombé dans un quasi anonymat ces dernières années. Il s’agit de Mo-hand Uyahia, disparu il y a une année, et dont les textes ont été interprétés par les meilleurs chanteurs de Kabylie (Takfarinas, Ferhat, Idit, Djurdjura, Brahim Izri, Ideflawen,…). Dans la même période, Lounis Aït Menguellet sort son album ‘’Amjahed’’ (33 tours) que, par un court texte, Mouloud Mammeri a ‘’préfacé’’ au verso. C’était l’expression d’un désenchan-tement général par rapport aux espoirs nourris par la guerre de Libération. Serments trahis, veuves oubliées et idéaux de justices partis en fumée vont se mêler au sentiment d’humiliation et de mépris généré par un comportement arrogant et tyrannique des nouveaux gouvernants. "Si je pouvais dire toute la vérité, la mule procréerait !", disait Lounis. Le même Aït Menguellet chantera la JSK comme symbole de kabylité et de réussite. Dans son album ‘’Aâttar’’, il a rêvé d’un " arbre doux qui se serait régénéré et d’une chaîne de fer fermée par un fil de fer au milieu ". Le tapis au style ancestral (Aâlaw) que le poète a confectionné a été sollicité par plusieurs visiteurs venus de toutes les contrées. Lorsqu’ils lui ont proposé un prix fort pour pouvoir l’acquérir, il répondra : " Je ne te le céderais pas/Fût-ce contre des lingots d’or ". Le tapis en question est, bien sûr, une image, une allégorie, de la dignité kabyle et de l’authenticité qui n’ont pas de prix. Dans le même album, ‘’Semmeht-as’’ est un texte qui se termine par une sentence d’une puissante éloquence par laquelle l’auteur déclare l’immortalité du verbe : "Ameslay had ur t ineq, (La parole, personne ne peut la tuer) Wammag laâbd ittmettet.(Mais,l’homme est bien mortel) Ameslay ma d itterdeq,(Quand la parole vient à exploser) L’djil i tibghen yufat. (La génération qui la cherche la trouvera) Waqila xir lmantaq,(Mieux vaut sans doute parler) Init-id qebl ak ifat" (Dis-le [le mot] avant qu’il ne soit trop tard). Dire le mot, la vérité et le courroux avant qu’il ne soit trop tard ! C’est ce que continueront de faire les chanteurs de cette génération que la société a chargés d’un ‘’fardeau’’ qui a fait d’eaux plus que des poètes ou de simples chanteurs. Ils étaient vus et considérés comme des démiurges, les faiseurs de destins, les hérauts et les héros d’une cause historique. Les poèmes ‘’Ardjuyi’’, ‘’Ayagu’’, ‘’D-nubak frah’’, ‘’Amcum’’ d’Aït Menguellet, ‘’Tahya Pésident !’’, ‘’Tidi Ukheddam’’, ‘’Awidek ighihkmen’’ de Ferhat et les premières chansons du jeune Ma-toub Lounès qui sortiront à la fin des années 1970 constituent le levain ‘’intellectuel’’ du Prin-temps berbère de 1980. Le chant général de la révolte Contre l’injustice, l’arbitraire, le mépris et le déni historique de l’identité berbère, ces anima-teurs de la conscience sociale kabyle appellent à la résistance, à la fraternité et à la lutte pour réaliser les espoirs déçus de la révolution et consacrer le destin de liberté, d’authenticité et de modernité pour les nouvelles générations. Sur les épaules frêles de nos poètes pèse une espèce de responsabilité historique pour libérer la parole enchaînée et re-conquérir les espaces perdus de liberté. Peut-être n’est-ce là que la reproduction ou le pro-longement d’une réalité historique qui avait fait des poètes et aèdes de Kabylie des ‘’ora-cles’’, ou, du moins, des ‘’agents de la culture dans une situation d’impasse’’, comme a eu à l’étudier dans une thèse Farida Aït Oufroukh pour le cas de Cheikh Mohand Oulhocine et Aït Menguellet. En tous cas, sans que cela soit un code explicite, nos chanteurs et poètes ont bien joué ce rôle, ce qui les a poussés, particulièrement pour certains d’entre eux, à puiser puissamment dans le substrat de la culture orale kabyle et dans le patrimoine universel de l’humanité pour exprimer la soif de liberté, la volonté de casser les chaînes de la sujétion et l’idéal de réhabiliter la justice et les valeurs humaines de solidarité et de fraternité. Après les événements du Printemps berbère, les voix se multiplièrent pour revivifier l’esprit de la lutte fût-ce par une certaine autocritique par rapport à des attitudes ou à des comportements qui auraient été jugés maladroits ou inconvenants venant des opprimés eux-mêmes. En période de reflux et, sans doute, de désenchantement aussi, ce genre de jugements est souvent de mise. ‘’Tivratine’’ d’Aït Menguellet, toute une série de chansons de Matoub (‘’Ula d Benbella as iqqar nekk d Amazigh’’,…) et des textes de nouveaux chanteurs exprimèrent, au début des années 1980, des formes de ‘’désillusions’’ ou de déceptions suite à l’action ‘’inaboutie’’ de la révolte d’avril 80. Cependant, la réflexion deviendra plus sereine, le jugement plus mûr et les ambitions mieux cernées. Malgré les esquisses d’une politisation ‘’organique’’ future du mouvement berbère visibles dès 1985 (Ligue des Droits de l’homme, Association des En-fants de chouhada), la plupart des chanteurs kabyles continueront à assurer leur mission première de ‘’diseurs’’ de verbe en situant la lutte pour l’identité et la cultures amazighes dans le grand combat pour l’instauration des libertés et de la démocratie. Aït Menguellet et Matoub, malgré la différence de leurs styles, ont continué à incarner la chanson kabyle en lutte pour l’identité et la liberté et ce, jusqu’aux moments les plus noirs de l’histoire de l’Algérie indépendante, c’est-à-dire la décennie de terrorisme. Ils n’étaient pas seuls, bien sûr. D’autres chanteurs ont émergé et une grande partie d’entre eux ont fait jouer à la chan-son le rôle de vecteur de la conscience identitaire comme l’ont fait les pionniers au début des années 1970. L’innovation se trouve surtout au niveau de la musique, des arrangements et des mélodies. Dans les limites de l’esquisse que nous avons donnée ici du rôle de la chan-son kabyle dans la lutte identitaire amazigh, nous ne pouvons aborder les détails du sujet qui devraient nous conduire vers d’autres investigations sur la forme et la structuration des messages, les échos enregistrés au niveau du public ou de la population et le parcours ou l’évolution de chacun des acteurs cités par rapport à la thématique traitée. L’on peut dire, néanmoins, que la chanson kabyle a constitué l’ ‘’instance intellectuelle’’ du mouvement de revendication identitaire en Kabylie. Elle ne s’est pas contentée d’accompagner les mouve-ments de contestation. Elle a plutôt servi de vivier, de tremplin et de source intellectuelle de la révolte. Amar Naït Messaoud

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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 00:00

Saddek HADJERES "Réhabiliter ensemble la fonction noble du politique, la construction de solutions de paix et de mieux-être, acceptables et vivables pour la majorité" Entretien réalisé par Arezki Metref Né en 1928 à Larbaâ-Nath- Irathen-(ex Fort National), Algérie. Ecole primaire à Berrouaghia, secondaire à Médéa, Blida et Ben Aknoun. Etudiant de 1946 à 1953 à l’Université d’Alger. Médecin praticien et chercheur en sciences médicales jusqu’en 1955 puis entre 1963 et 1965. Responsable des SMA (Scouts musulmans algériens) dans la Mitidja de 1943 à 1946, militant du PPA en 1944 et responsable de la section universitaire de ce parti en 1948. L’un des trois rédacteurs, au sein du PPA en 1949, de la plate-forme démocratique “L’Algérie libre vivra”. Quitte le PPA après la crise dite faussement berbériste dont il a été un des acteurs. Membre du bureau de l’AEMAN (Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord) durant plusieurs années et président en 1950, avant son adhésion à la base du PCA en 1951. Membre du CC de ce parti en 1952 et du BP en 1955. Directeur de la revue Progrès en 1953-54 et conseiller général d’El Harrach et Est Mitidja en 1955. Pendant la guerre d’indépendance, clandestin à partir de décembre 1955, condamné aux travaux forcés par contumace, responsable national-adjoint de l’organisation armée “Com-battants de la Libération”. Avec Bachir Hadj Ali en avril-juin 1956, il négocie et organise avec les dirigeants du FLN (Abbane et Benkhedda) l’intégration de cette formation dans l’ALN. Après l’indépendance, membre du secrétariat du PCA (interdit dès 1962, sous Ben Bella). Coordinateur de son appareil clandestin pendant “l’occultation” officielle du PCA après la Charte socialiste d’Alger (1964). Suite au coup d’Etat de Boumediène (juin 1965), nouvelle clandestinité pendant 24 ans. Membre de l’ORP (Organisation de la résistance populaire) durant les quelques mois de son existence, puis l’un des fondateurs et premier secrétaire du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste) à partir de 1966. Revenu à la vie légale en 1989, il se dégage en 1991 de toute activité de parti. De 1993 à 1997, entreprend des travaux comme enseignant associé et doctorant en géopolitique auprès du CRAG (Centre de re-cherches et d’analyses géopolitiques à l’Université de Paris VIII). Auteur de plusieurs publi-cations notamment dans la revue Hérodote, communications à des journées d’études et col-loques, articles dans la presse algérienne et internationale, ouvrages en préparation sur les évolutions du mouvement national et social algérien, à commencer par la crise du PPA de 1949. La certitude du militant de fond SADEK HADJERÈS est passé du statut de mythe à celui de pestiféré en l’espace d’un congrès. Ce médecin biologiste a dû très tôt sacrifier son travail pour se consacrer entière-ment au Parti communiste algérien. En cette année 1952 où il adhère au PCA, il a déjà des années de militantisme derrière lui. Depuis 1943, il est tour à tour responsable scout, puis leader étudiant, militant du PPA, se trouvant toujours là où les choses vont basculer. En 1949, il fait partie de ce trio irrédentiste de lycéens de Ben Aknoun qui rédige la plate-forme démocratique “L’Algérie libre vivra”. Ce texte doublement rebelle (à l’autoritarisme arbitraire du PPA et aux fondements du nationalisme messianique) provoquera ce qui est entré dans l’histoire sous le nom de crise berbéromarxiste. L’affaire se solde par le départ de Sadek Hadjerès, et d’autres militants du PPA, vers le PCA, dont ils renforcent le processus d’”algérianisation” entamé au milieu des années 1940. Avec, notamment, Bachir Hadj Ali, il mène le Parti communiste aux positions indépendantistes sans équivoque. Ils dirigent le parti et les “Combattants de la liberté”, groupes de résistance communistes. Aux côtés de Bachir Hadj Ali, il négocie avec Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda l’intégration des combat-tants communistes dans l’ALN. Un principe déjà, qui va servir ultérieurement : garder l’indépendance et la spécificité du Parti communiste, non dissoluble dans le nationalisme, fut-il révolutionnaire. Préserver l’autonomie et la spécificité du Parti communiste restera la ligne de conduite de Sadek Hadjerès. A l’indépendance, Sadek Hadjerès reprend son travail de médecin mais le sort fait par le pouvoir d’Ahmed Ben Bella au PCA va requérir toute son attention. Cette sorte d’attitude ambiguë, quelque chose qui ressemblerait à un ni guerre ni paix, va finir par exercer, à l’intérieur même du PCA, une sorte d’attraction pour la fusion des communistes dans le parti nationaliste. Avec ses camarades, Sadek Hadjerès résiste aux pressions répétées du FLN visant à dissoudre le PCA dont il reste le coordinateur de l’appareil organique clandestin. Ce-lui-ci conserve le lien y compris avec la partie des communistes intégrés au FLN pour une illusion de “rénovation” avortée avant même le grand basculement : le coup d’Etat de Bou-mediene. Des responsables communistes se joignent à des militants de la gauche du FLN (Mohammed Harbi, Hocine Zehouane) qui ont créé, un peu hâtivement sans doute, l’ORP. Coup de filet : ils sont tous arrêtés par la sécurité militaire. D’autres responsables du PCA, comme Larbi Bouhali, Henri Alleg, prennent le chemin de l’exil. Dans la plus profonde clan-destinité, Sadek Hadjerès se trouve alors le seul membre du secrétariat du PCA en liberté. “J’étais un peu comme un entonnoir : ce qui restait politiquement et organiquement du PCA passait par moi et une poignée d’anciens responsables pour continuer à exister”, dit-il à pro-pos de cette période. L’ORP, création spontanée au coup d’Etat, ne tient pas le choc. Le PCA constitue, en 1966, la base et l’armature essentielle du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), un parti illégal et clandestin qui défend une continuité du mouvement national et social algérien. Le PAGS se donnera comme premier secrétaire Sadek Hadjerès, un dirigeant rodé à la clandestinité. Les premières années Boumediene sont celles d’une grande répression, qui n’empêche pas le PAGS de s’implanter notamment dans les syndicats et à l’université. La conjonction de l’évolution intrinsèque de Boumediene et du contexte international, le rapprochement de l’Algérie d’avec le camp socialiste, détend quelque peu l’attitude du pouvoir vis-à-vis des communistes clandestins. Le jeu de la séduction et de la répression, dans lequel excellait Boumediene, à l’égard de ses oppositions se poursuivra, y compris au début des années 70 lorsque le chef du Conseil de la révolution affiche clairement ses intentions socialisantes. La révolution agraire, la gestion des entreprises, la nationalisation des hydrocarbures, la démo-cratisation de l’enseignement sont autant de “tâches d’édification nationale” à orientation ré-volutionnaire qui radicalisent à gauche Boumediene et lui permettent des retrouvailles vigi-lantes, de part et d’autre, avec le PAGS. Un premier signe de cette détente : la libération des communistes arrêtés en 1965 et la sor-tie de clandestinité d’un certain nombre d’autres. Pas Sadek Hadjerès. Il reste, lui, plongé dans la clandestinité et les nombreux jeunes qui, par le volontariat et l’UNJA, viendront au PAGS pendant ces années-là, perçoivent ce militant dont le nom était connu mais pas le vi-sage, un peu comme une figure mythique. A peine sorti de la clandestinité de la guerre de Libération, le voilà replongé dans une autre clandestinité, donnant au PAGS une aura qui atteint son zénith lors des débats sur la Charte nationale de 1976. Mais Boumediene meurt et l’arrivée de Chadli au pouvoir, perpétuant un système qui n’oscille jamais dans ses fon-dements mais seulement dans ses expressions superficielles en fonction des tendances du chef du moment, inaugure un tournant à droite et l’exclusivisme dans les appareils du parti unique grâce à l’article 120. Le PAGS, un temps, est dans l’expectative, observant une pru-dente réserve dès le début de la décennie 1980. Prudence dans l’analyse du Printemps ber-bère. Même prudence dans l’appréciation des révoltes qui secouent l’Algérie dans les pre-mières années de la décennie chaotique. Prudence déplacée par l’appel à voter “oui” pour la charte de Chadli de 1986, marquant le tournant à droite. Bien sûr, ce que l’on ne savait pas, c’est que le “oui” accordé par le PAGS à Chadli, au grand désarroi de nombre de militants de base, n’était pas le fruit de l’unanimité de sa direction mais une façon de tordre un consen-sus dans un sens qui n’était pas forcément le sien. L’infiltration de membres des services jusque dans la direction du PAGS a forcément influé sur ses positions, rendues parfois illisi-bles. La conjonction d’une répression terrible et l’usure de la clandestinité pousse la direction du PAGS à voter son expatriation. Mais l’exil est une clandestinité dans la clandestinité puisque l’hospitalité des “partis frères” des pays socialistes est perturbée par leurs relations avec le FLN. Ils “cachent” le PAGS pour ne pas heurter la susceptibilité du FLN. Sadek Hadjerès a assisté à des congrès de partis communistes des pays de l’Est clandestinement, à deux rangs de la délégation du FLN qui, elle, avait pignon sur rue. Lorsque Sadek Hadjerès revient d’exil en 1989, il met fin ainsi à quelque 35 ans de clandestinité et d’exil cumulés. Il a la soixantaine et a vécu plus de la moitié de sa vie sous de faux noms et à l’étranger. La sortie de clandestinité du PAGS in-tervient au moment où le Mur de Berlin s’effondre et, avec lui, toutes les convictions commu-nistes frivoles. Dans son affrontement contre le capitalisme, le communisme était supposé avoir perdu la bataille et les redditions commencent à prendre l’allure d’adaptations au sens naturel de l’histoire. C’est dans ce contexte, compliqué par les manœuvres en cours en Algé-rie pour contrôler le multipartisme de façade que le pouvoir voulait vendre pour une démo-cratie, que le PAGS est “invité” à participer aux élections municipales de 1990. Pressions, tentatives d’atteinte à l’autonomie du PAGS, manœuvres pour le tracter à des clans de l’armée sont autant de fronts sur lesquels Sadek Hadjerès tente de contrer les responsables d’un appareil politique qu’il connaît à fond et auquel il a indiscutablement imprimé sa mar-que, voire un style : une réflexion en profondeur, la prudence dans l’analyse, la détermina-tion dans l’action. La tenue du premier congrès légal du PAGS dans le contexte d’une lutte anti-intégriste biai-sée a fait que Sadek Hadjerès ne reconnaissait plus les siens. L’icône du PAGS devient, en quelques heures, la bête noire. L’enjeu ? L’autonomie du PAGS par rapport aux centres ner-veux de la décision. En 1991, Sadek Hadjerès quitte le parti et le pays, inaugurant un nouvel exil qu’il consacre à la réflexion et à l’analyse. Des générations de communistes algériens ont grandi dans des luttes où son nom était un repère. Ce sont ceux-là qui souhaitaient l’entendre sur certaines questions. Nous n’avons pas pu tout aborder, dans cet entretien. Nous avons essayé de parcourir avec lui 65 ans de militantisme, des étapes historiquement différentes mais abordées, comme on va le voir ici, toujours avec une précision dialectique. En le classant dans la catégorie des “réconciliateurs” (entendre : assujettis à l’intégrisme) on fait à Sadek Hadejrès un mauvais procès. Ses positions sont nettement plus complexes que la vulgate de lutte anti-intégriste primaire dont ses contradicteurs veulent faire un héroïsme et une lucidité. En réalisant cet entretien, on découvre le souci de celui qui fut le premier se-crétaire du PAGS de comprendre les phénomènes sociaux et politiques plus qu’idéologiques. Cet héroïsme, qui consiste a aller à contre-courant, et la lucidité de défen-dre des principes contre des faits de pouvoir ont conduit cet homme autrefois très entouré à une certaine solitude mais une solitude qui le mène à une réflexion qu’aucune désillusion n’arrive à priver de sa fraîcheur. Une solitude qui a pour autre nom : certitude. Celle d’une vie vouée à une seule idée : la justice sociale. A. M. 2. LA PERIODE DU "PARTI UNIQUE" OU LA (RE)NAISSANCE PARADOXALE Arezki Metref : Nous ne pouvons pas ne pas aborder, avec vous, le PAGS et sa naissance. Dans quelles circonstances s’est constituée l’ORP en 1965 et comment et pourquoi s’est-elle continuée par la fondation du PAGS en 1966 ? Sadek Hadjeres : Votre question englobe trois moments aussi intéressants les uns que les autres : la situation à la veille du 19 juin 1965 et le coup d’Etat lui-même, puis les quelques semaines du rassemblement éphémère de l’ORP entre juillet et septembre 1965, enfin la création du PAGS à partir de janvier 1966. Durant ces trois périodes, le Parti communiste algérien a été constamment présent comme parti, avec des formes variables, adaptées aux différentes situations, que ce soit pour son organisation interne ou pour les modes d’expression et d’activités publiques. Arezki Metref : Dans quel état se trouvait le PCA à l’indépendance ? Sadek Hadjeres : Le pouvoir de Ben Bella a interdit le PCA dès novembre 62 (quatre mois à peine après l’indépendance). La mesure antidémocratique était sans fondement juridique dans les nouvelles institutions. C’est dans les faits que le PCA, tout comme le quotidien Al-ger Républicain, avait dès le cessez-le-feu marqué sa présence et ses activités unitaires et constructives. Il n’y avait aucune disposition juridique concernant les partis au moment où les leaders du FLN s’entredéchiraient pour le pouvoir. A partir de l’interdiction officielle, les ca-marades dirigeants ou militants de base activaient sans afficher formellement le sigle de leur organisation. Mais tout le monde savait qu’il s’agissait de communistes. D’un côté, ces activi-tés ont été relativement tolérées parce que le pouvoir s’était prononcé à cette époque pour des mesures comme la nationalisation des terres des gros colons que nous soutenions. D’un autre côté, les autorités mettaient des bâtons dans les roues, réagissant avec irritation me-naçante à chacune de nos initiatives. Par exemple, elles reprochaient à notre presse d’avoir fait connaître la charte de Tripoli, si la Charte était leur propriété ou comme si les membres du CNRA l’avaient adoptée seulement pour la forme et sans la destiner à l’application. Les autorités protestaient contre le fait que nous ne montrions pas un enthousiasme exagéré pour des mesures discutables, comme les nationalisations de petits commerces et artisanats ou la suppression des enfants cireurs, mesure symbolique positive mais présentée par eux comme le sommet du socialisme. Un éditorialiste du quotidien FLN nous reprochait de parler seulement de “voie non capitaliste” alors que le FLN, lui, allait beaucoup plus loin et se disait le champion du socialisme. Après les coups de force et les pressions contre les syndicats (dont l’odieuse agression de janvier 1963 contre le Congrès de l’UGTA), le pouvoir ne supportait pas la moindre de nos allusions à la démocratisation de la vie associative. Des attaques plus subtiles consistaient, au nom même du socialisme, à reprocher au PCA son existence, qu’ils jugeaient inutile ou préjudi-ciable à l’union des forces de progrès. On nous opposait aux communistes cubains qui, eux, participaient à l’unification en cours des forces révolutionnaires pour un socialisme de classe, sous la direction de Fidel Castro. Nous leur répondions : appliquez sans équivoque des orientations de fond similaires à celles de Cuba, alors nous nous retrouverons organique-ment ensemble comme à Cuba. En fin décembre 1962 et janvier 1963, j’avais moi-même observé de près l’expérience cubaine et constaté à quel point le mouvement d’unification à la base était démocratique et fortement influencé par les exigences légitimes des travailleurs contre les courants opportu-nistes et “khobzistes”. Les riches villas et palais “biens vacants” que chez nous les gens du “nidham” se disputaient férocement, étaient là-bas prioritairement attribuées à l’hébergement collectif des étudiants boursiers issus de familles pauvres. La pression sur nous était d’autant plus forte que même des éléments progressistes du FLN s’y associaient. Certains d’entre eux, comme Amar Ouzegane (dans un ouvrage au ton très virulent) étaient persua-dés du rôle messianique et ultrasocialiste du FLN. Ils relayaient des secteurs de la gauche égyptienne autour de Lotfi Kholli, bien en cour auprès de cercles FLN, pour nous inciter for-tement à dissoudre le parti en imitant, disaient-ils, une partie des communistes qui l’auraient déjà fait en Egypte. Il était difficile de leur faire admettre que l’action collective d’un parti communiste autonome était plus utile pour la cause démocratique et sociale que les seules interventions individuelles, à supposer même que l’intégration individuelle des communistes soit souhaitée par la majorité des dirigeants du FLN. L’expérience difficile et complexe du temps de guerre, consistant à combiner dans la clarté le soutien sans réserve à l’ALN avec le maintien de l’autonomie politique du PCA, nous parais-sait encore plus fondée dans les nouvelles conditions de l’indépendance. J’ai constaté, au fil des années, que ces pressions étaient communes, et même synchronisées, à de nombreux dirigeants de régimes à parti unique. Récemment, à l’occasion d’un colloque, j’ai appris d’un camarade égyptien qui a vécu les dures prisons nassériennes pendant plus de dix ans, que leurs geôliers socialistes “spécifiques” leur disaient aussi à la même époque : “pourquoi ne faites-vous pas comme les communistes algériens qui ont dissous leur parti ?!" Ce sont les mêmes sornettes que répétera plus tard Georges Marchais, secrétaire général du PCF qui à partir de 1973 a unilatéralement rompu durant quinze ans toute relation avec les communis-tes algériens, traités par lui de sectaires et inexistants en Algérie. Plusieurs dirigeants du PCF racontaient à leurs militants étonnés de l’absence des camara-des algériens aux fêtes de l’Humanité, que c’était nous-mêmes qui avions demandé à ne pas y participer pour laisser place au FLN dans lequel nous serions déjà intégrés ! Comment ex-pliquer une telle aberration ? Outre la traditionnelle méconnaissance des problèmes chez certains dirigeants français qui prétendaient tout savoir sur l’Algérie, outre les conceptions laxistes des eurocommunistes, il y avait aussi leur naïveté devant les fables du virtuose Messaâdia, dirigeant du FLN. Il flattait les dirigeants du PCF et du PCUS en leur racontant qu’il avait été membre, dans sa jeunesse, du mouvement des jeunes communistes et que le PAGS n’était pas un vrai parti communiste comme ceux de France ou de l’URSS. D’autres sources nous précisaient aussi le rôle des affaires commerciales et financières dans ces relations interpartis sans principe. Comme l’était aussi la distribution de liasses de billets d’avion aux représentants de certains partis arabes, pour acheter leur tiédeur envers la répression et les exclusives subies par les communistes algériens. En vérité, pour revenir à la période 1962-1965, la raison de ces pressions et tractations était la crainte les dirigeants du pouvoir et du FLN de voir grandir le mouvement de masse démocratique et social auquel les communistes appelaient et œuvraient. Au lieu d’encourager cet élan constructif, de s’y associer y compris pour qu’il ne reste pas le monopole des communistes, ils le dénigraient. Ils voyaient dans la montée d’une base sociale algérienne, pourtant sollicitée et produite par la guerre d’indépendance, un signal d’alarme pour les nouvelles couches occupant des pos-tes d’autorité civils ou militaires. Les populations citadines et rurales observaient depuis le cessez-le-feu leurs comportements prédateurs et méprisants. De fait, plus le mouvement so-cial se dessinait, plus il se faisait au détriment de l’emprise du FLN, parce que précisément un grand nombre des cadres de ce dernier se détournaient du mouvement social ou le com-battaient. Des centaines d’exemples le montraient chaque jour. Si je parle de cette période avec plus de détails, c’est parce que le mauvais départ a marqué très négativement les éta-pes ultérieures. Arezki Metref : Pouvez-vous citer des exemples ? Sadek Hadjeres : A Gué-de-Constantine à cette époque, je parlais avec les ouvriers d’une briquèterie dont nous soutenions la grève. Elle avait été déclenchée après des mois de vai-nes démarches pour mettre fin à un abandon total des pouvoirs publics envers cette entre-prise que les travailleurs restés sans salaires avaient pourtant gardée productive. Quand je leur ai suggéré de former une délégation auprès de la kasma FLN de la localité, j’ai vu leurs visages se fermer. Un moment plus tard, leur responsable, ancien maquisard, le teint mar-qué par la fatigue et les privations, m’a pris à part et me confie d’une voix sourde : “Mon frère, crois-moi, je te jure par Dieu, que si ce n’avait pas été mes enfants, j’aurais pris mon fusil et aurais commencé par le chef de la kasma avant de retourner à la montagne.” C’était dur d’entendre ça un an après l’indépendance, un gâchis sans nom. Pourtant, à ce moment, tout était encore possible, les gens espéraient le changement. Dans la même localité, les jeunes s’étaient mobilisés, de leur propre initiative. En sollicitant l’aide de la population, ils ont aménagé un terrain vague en stade de foot puis se sont enga-gés avec d’autres croyants du village dans la construction d’une petite mosquée. Les milieux conservateurs et la section du FLN dont ils n’avaient pas attendu la permission (ils savaient que ces “mass’oulin” depuis leurs bureaux, ni ils font eux-mêmes, ni ils ne vous laissent faire) ne voyaient pas ça d’un bon œil. Au lieu de s’y mettre eux aussi, ils ont commencé à dénigrer. Et pour cause ! Les initiateurs étaient des jeunes communistes de la cité La Mon-tagne (El Harrach-Hussein-Dey), avec des enseignants et ouvriers cheminots, y compris eu-ropéens, dont la sœur et le beau-frère de Maurice Audin. Ces militants n’étaient pas une ra-reté dans le paysage algérien, ils reflétaient les espoirs et le moral des centaines de milliers de gens ordinaires, sans engagement partisan ou se reconnaissant encore dans le FLN, qui croyaient aux vertus créatrices de l’indépendance. Pour la première grande Journée de l’arbre, visant au reboisement de l’Arbatache au-dessus du barrage du Hamiz, toute la Mitidja était sur les routes. Certaines devenues impraticables aux véhicules étaient pendant des heures encombrées d’une foule multicolore et joyeuse se rendant à pied comme pour une fête vers les chantiers de montagne. Ils étaient impatients de partager un honneur symbolique, faire pousser les arbres de la renaissance partout où l’érosion ou le napalm avaient ravagé leur pays. C’était l’époque où il paraissait normal et honorable que des gens aient donné spontanément une maison, ou des femmes aient fait don de leurs bijoux pour la solidarité nationale, d’autres un lopin de terre, un petit atelier ou commerce pour une entreprise dite autogérée. Assez rapidement, le déséquilibre entre la sensibilité populaire et l’état d’esprit profiteur ou dominateur des milieux officiels locaux ou centraux a commencé à alourdir le climat politi-que. Le décalage entre les proclamations et les actes portait un coup à la crédibilité des ins-tances dirigeantes déjà mises à mal par la crise de l’été 62. Ce discrédit était concrètement mesurable en comparaison avec l’accueil favorable que recevaient l’action et les proposi-tions des communistes. Le succès de ces actions et initiatives nous donnait évidemment sa-tisfaction mais nous inquiétait aussi. Nous sentions bien qu’il risquait de provoquer les réac-tions répressives des cercles qui voyaient les choses beaucoup plus sous l’angle des enjeux de pouvoir que celui de l’intérêt général. Dans les syndicats de travailleurs, malgré la capora-lisation de l’UGTA en janvier 1963, nos camarades jouissaient d’une confiance grandissante et cela exerçait une pression positive sur les directions opportunistes ou timorées. Les étu-diants, quant à eux, élisaient à l’UNEA d’une façon totalement démocratique des représen-tants et des exécutifs entièrement composés de nos camarades, au point que nous jugions préférable de faire démissionner certains d’entre eux pour laisser place à des adhérents FLN, dans l’espoir de cultiver chez eux l’esprit unitaire, faire reculer les réflexes hégémonis-tes. L’évolution démocratique chez les étudiants, amorcée dès le début des années 1950, s’est accentuée avec l’indépendance. Issus, en effet, pour la plupart de couches pauvres des villes et des campagnes, ils défendaient le droit nouvellement acquis à l’enseignement supé-rieur et aux perspectives professionnelles, cependant qu’ils étaient, notamment les jeunes filles, idéologiquement sensibles à une vision d’émancipation et d’épanouissement de l’individu et de la société. Les lycéens et les syndicats de cheminots ou d’industries mécaniques constituaient ensem-ble des équipes du “CAREC” qui se rendaient volontairement dans les campagnes pour ai-der les paysans à réparer leurs tracteurs et résoudre nombre de leurs problèmes. Dans l’enseignement, de nombreux pédagogues revenus à la liberté après avoir été emprisonnés ou exilés par les colonialistes pour leur engagement patriotique et communiste, remettaient en marche l’éducation en formant sur le tas et dans l’urgence des centaines de moniteurs et monitrices d’enseignement. Contrairement à des appréciations, selon lesquelles ces activités militantes jouissaient de la bienveillance des autorités en échange de leur “ ralliement “ au pouvoir de Ben Bella, c’est le contraire qui était le plus fréquent. Ces appréciations étaient répandues sciemment par certains pour nuire ou par manque d’information pour d’autres. Ainsi, des journalistes ou diplomates étrangers ou des responsables de partis frères arabes se bousculaient auprès de nos dirigeants ou d’ Alger Républicain dans l’espoir d’intervenir en faveur de leurs problèmes auprès de Ben Bella ou de ministres comme si nous avions porte ouverte chez eux. Or, en règle générale, nos militants se heurtaient à des obstacles allant de l’indifférence (pour décourager) à l’hostilité calomnieuse, la malveillance et même la répres-sion insidieuse ou déclarée. C’est seulement une fois l’influence des progressistes bien as-sise dans un secteur, que les autorités affichaient envers eux une bienveillance intéressée, pour capter leur soutien. Ainsi, Ben Bella puis Boumediene (avant 1965) ont, à partir d’un moment, rivalisé d’attentions envers les dirigeants UNEA ou envers Alger Républicain, leur déléguant aussi des spécialistes en manigances, le plus notoire étant un politicien tortueux bien connu qui jouait avec les deux leaders double jeu (ou même triple, en tablant sur des avantages es-comptés pour lui-même et sa carrière). Il arrivait aussi qu’ils (y compris Ben Bella) adressent de grands compliments pour nos activités syndicales, dans le seul but de connaître l’implantation de nos cadres syndicaux et donner des consignes pour les éliminer des roua-ges électifs ou les corrompre. Nous, nous agissions avec la mentalité d’un vrai front à édifier de la base vers le sommet pour servir l’intérêt du pays et des travailleurs ; eux, qui nous considéraient comme naïfs, spéculaient en termes de forces à verser à leurs clans pour conserver le pouvoir ou le conquérir. Les épisodes les plus dangereux pour nous étaient pa-radoxalement ceux où nous remportions des succès plus importants dans l’élargissement de la base sociale du parti. Ils étaient perçus par eux comme une menace pour leur pouvoir. Certains exagéraient même de façon alarmiste nos progrès comme autant de dangers. Deux exemples significatifs. Le premier a beaucoup et presque directement pesé sur l’interdiction du PCA quelques semaines plus tard. En octobre 1962, lors de la grave tension au bord de la guerre entre les USA et Cuba, le PCA a organisé deux meetings de solidarité envers Cuba à Alger et Blida. Le succès nous a littéralement surpris : salles combles jusque dans la rue, enthousiasme des jeunes, nombreux à affluer le lendemain vers nos locaux, croyant que nous recrutions des volontaires pour Cuba. Mais une surprise beaucoup plus grande nous attendit les jours suivants. Le FLN, piqué par ces succès, décida lui aussi deux meetings dans les mêmes localités. Ce fut un fiasco total. Du coup, le troisième meeting que je devais tenir à Sétif sur l’invitation de la jeunesse de cette ville fut purement et simplement interdit. Ce fut le début de saisies de fait (non notifiées ou justifiées officiellement) de notre hebdomadaire Al-Hourriya. Puis ce fut l’interdiction tandis que Ben Bella se répandait en ex-plications de tous côtés (notamment vers son “ami” Fidel Castro) pour jurer que la mesure était d’ordre général et ne revêtait aucun caractère anticommuniste. J’ai déjà dit comment le PCA a néanmoins poursuivi ses activités dans des formes plus souples. Le climat national (premières nationalisations des terres, etc.) nous était plus favorable ainsi que le climat in-ternational (le PCUS, avec Khrouchtchev, s’était publiquement associé à notre protestation). La deuxième menace sous le pouvoir de Ben Bella contre le PCA a été beaucoup plus sé-rieuse et fut assumée sous des pressions ouvertement plus réactionnaires, derrière l’ambiguïté traditionnelle du FLN. Il venait en son Congrès de 1964 d’adopter la Charte d’Alger qui, en façade se disait socialiste, scientifique et en faveur des masses laborieuses. Alors qu’en novembre 1962, c’est avec un embarras extrême que Medeghri, ministre de l’Intérieur avait notifié l’interdiction du PCA à Larbi Bouhali, premier secrétaire, en 1964, une majorité de délégués au Congrès FLN ne se gênaient pas pour exhaler leurs objectifs réac-tionnaires en exigeant l’interdiction du quotidien Alger Républicain, au nom de l’unicité du parti et de la presse nationale. L’objectif était évidemment à la fois de bloquer la montée du mouvement social à la base à travers la presse et les militants qui en étaient les meilleurs défenseurs et de dissuader l’aile du pouvoir ouverte au progrès social, même de façon in-conséquente, d’aller plus loin. Une fois de plus, Alger Républicain inquiétait par ses progrès continus face à une presse FLN qui n’arrivait pas à décoller. Ce sera ultérieurement une des motivations d’une grande partie des conjurés et auteurs du coup d’Etat du 19 Juin. Ce n’était pas un problème de moyens matériels et humains, dont Alger Républicain était cruellement démuni, mais le fait que les sacrifices et les orientations de ses rédacteurs et diffuseurs ré-pondaient aux aspirations de la société, même si le quotidien, comme l’affirmait sa devise, était contraint de ne pas dire “toute la vérité”. Arezki Metref : En qualité de secrétaire du PAGS, vous avez envoyé en 1968 un message à Boumediene. Pourquoi et qu’y disiez-vous ? Sadek Hadjeres : La lettre date du 14 septembre 1968. Nous l’avons diffusée trois ou quatre mois plus tard sans y changer une virgule, après que Boumediene en ait fait état de façon un peu ambiguë dans un discours au cinéma Atlas, meeting d’ailleurs assez chahuté par l’assistance jeune et étudiante qui scandait des mots d’ordre du PAGS. La lettre fut rédigée et envoyée à une période où une vague d’arrestations (suivies de tortures de nombreux ca-marades) avait passé au peigne fin tout l’Algérois dans l’espoir de décapiter le parti. Je pense republier cette lettre un de ces jours parce qu’elle éclairerait pour les jeunes généra-tions la question que vous posez. Le but était de clarifier notre position par rapport à un pou-voir qui disait se réclamer du socialisme et dont les pratiques s’en prenaient avec une parti-culière brutalité aux militants politiques, syndicaux et associatifs qui défendaient cette option. En fait, il était perceptible à tout observateur que le pouvoir était traversé de courants contradictoires. Une bataille sourde s’y menait autour de certaines mesures d’intérêt national et social et c’est sur ce terrain que nous nous placions, au-delà de notre vive dénonciation de la répression déchaînée. Nous n’avions pas à rentrer dans les querelles internes du pou-voir mais nous nous battions sur tous les terrains pour que la résultante globale des orienta-tions du pouvoir se dégage davantage des pressions réactionnaires. La lettre abordait les problèmes dans leur ensemble, sans cacher notre volonté d’édifier le PAGS communiste de façon autonome, dans la perspective d’un socialisme tel que nous le concevions. J’expliquais que cette préoccupation allait dans le sens de l’intérêt national. Elle n’était pas contradictoire avec le souci unitaire d’édifier un front uni, tourné vers l’édification, que nous ne confondions pas, comme nous le disions toujours, avec un parti unique. Nous expliquions ces raisons de fond, sans double langage. La lettre n’était pas seulement à usage externe, elle a longtemps servi de document d’éducation et de discussion pour les cadres et la base militante. Deux points forts me sont restés en mémoire. Le premier prévenait que si les instances ré-pressives pouvaient certes remporter des succès policiers, cet avantage technique ne serait qu’un désastre politique pour le pays et pour les objectifs que Boumediene disait publique-ment défendre. Je soulignais aussi que si le pouvoir venait à s’engager sur des terrains que nous jugions bénéfiques pour le pays tels que les nationalisations des grands secteurs éco-nomiques et la restructuration, la réforme agraire dans les campagnes, il nous trouverait à ses côtés pour les défendre. A ses côtés et non à sa remorque. Que de choses n’a-t-on ra-contées sur le “ralliement” des communistes à Boumediene. Qui donc s’est rallié aux orienta-tions de l’autre ? C’est trois ans plus tard, à partir de 1971, que des mesures effectives d’envergure ont commencé à être prises dans ce sens. Nous les avons soutenues, par prin-cipe, parce que c’étaient nos orientations, et non pour respecter des promesses, alors que le FLN freinait des quatre fers contre ces mesures. Dans la lettre à Boumediene, nous ne de-mandions rien pour nous-mêmes, sinon le respect des droits et aspirations, dû à tous les Al-gériens, reconnus par surcroît dans les textes officiels de la guerre de Libération ou d’après l’indépendance. La lettre était tout le contraire d’une offre de services : ni marchandages ni pourparlers auxquels se livraient tant d’opposants dans leurs va-et-vient entre rébellions à grands fracas suivies de retours discrets au bercail. Nos principes exposés au grand jour, nous les avons défendus jusqu’à ce qu’ils aient fait leur chemin puis se concrétisent à l’encontre des forces hostiles. Arezki Metref : On dit que le PAGS avait passé un contrat avec Boumediene : en échange de votre “soutien critique”, il vous tolérerait. Qu’en est-il réellement ? Sadek Hadjeres : Il n’y a jamais eu quelque chose qui ressemble à un contrat ou un quel-conque marchandage. Parlons de faits politiques et non de rumeurs intéressées. Pourquoi ferions-nous des tractations ? Nous n’avions nul besoin d’un accord du pouvoir pour définir et appliquer en toute autonomie une politique à la fois de principe et réaliste, fondée sur des intérêts de classe et nationaux clairement assumés. Quand on a choisi la résistance illégale et clandestine, c’était justement pour défendre notre indépendance d’opinion et de décision tant qu’elles ne pouvaient pas s’exprimer d’une autre façon. Ce serait du masochisme ou de la schizophrénie d’endurer pendant de longues années tous les inconvénients d’une clan-destinité et en même temps mendier la tolérance. Nous revendiquions un droit et non la complaisance ou la récompense, nous appelions à la raison pour l’action dans l’intérêt com-mun national. La “tolérance” ou non dépend des efforts qu’on déploie pour la faire respecter et aussi d’un minimum de convergences ou non des positions défendues de part et d’autre. La formule de “soutien critique” qu’on retrouve souvent chez les commentateurs est en elle-même ambiguë, rigide, comme si elle définissait un moule pour toutes les situations et pro-blèmes. Nous avons toujours appelé militants et citoyens à juger aux actes (à mon sens, c’est l’ABC d’une position marxiste). Ni nous supplions, ni ne voulons imposer : nous cher-chons à formuler nos appels à l’action unie de façon réaliste, en évaluant comment les posi-tions des autres formations et milieux (officiels ou non, à la base ou au sommet) convergent ou divergent avec les nôtres. Au cas par cas. Par exemple, l’aspect soutien peut l’emporter, pour la nationalisation des hydrocarbures. Par contre, notre critique ou opposition se dresse contre des actes répressifs ou limitant les liber-tés syndicales. On peut certes se tromper sur tel ou tel cas, dans un sens opportuniste ou sectaire, mais la démarche est tout le contraire de marchandages. La “tolérance” limitée que nous avons imposée pour nos activités n’a pas été un cadeau des pouvoirs, ce n’est pas du “donnant, donnant” de petite “boulitik”. C’est le résultat d’évolutions dans les rapports de force et les opinions, nous la faisions respecter aussi par le caractère responsable et non démagogique que nous cherchions à donner à nos initiatives et actions. Ce n’était pas pour les beaux yeux de l’administration que nos camarades se mobilisaient dans les volontariats à la campagne, aux côtés des paysans, partageant leurs dures conditions de vie, s’exposant aux répressions ouvertes ou insidieuses des services et milieux hostiles. Néanmoins, le ju-gement au cas par cas n’exclut pas une appréciation globale sur les positions d’ensemble et les évolutions du régime : négative envers le coup d’Etat et ses suites, plus positive quand il s’est rapproché des besoins sociaux, nettement négative quand les orientations de Chadli ont commencé franchement à détruire ou réprimer des acquis sociaux, démocratiques ou nationaux. Ce n’est pas une préférence ou une répulsion pour des personnes ou des clans, il s’agit d’encourager ou de dissuader des positionnements en fonction de critères bien clairs. Deux exemples : En 1974, nous avons à notre propre et seule initiative décidé de faire revenir à la vie légale, quels qu’en soient les risques, un peu moins d’une dizaine de nos cadres ou mili-tants de base. Ils étaient épuisés par neuf années de clandestinité, avec des problèmes fa-miliaux ou de santé sérieux alors qu’ils pouvaient œuvrer plus utilement au grand jour. Le climat y était plus favorable car la pression des opinions nationale et internationale, l’évolution du pouvoir après les nationalisations et la réforme agraire, etc, avaient fait reculer les courants les plus répressifs. Soucieux d’éviter des complications et provocations envers nos camarades (qui ont d’ailleurs eu lieu, pour Mustapha Kaïd, par exemple), nous en avons informé de notre décision Boumediene par l’intermédiaire d’un parent de Benzine. Il a fait savoir par le même canal qu’il n’y voyait pas d’empêchement, y compris pour la sortie de tous les clandestins, dont Sadek, mais qu’il ne sera nullement question de remettre en cause le “principe” du parti unique. Nous avons maintenu notre décision de sortie sans accepter la condition quel qu’en soit le risque pour les camarades sortants. Et pour qu’il n’y ait aucune équivoque, nous avons trouvé la façon de souligner que pour nous aussi, il n’était nullement question de renoncer au droit de notre parti à son existence, à la liberté d’expression et d’organisation. Pour le confirmer, plusieurs camarades dont moi-même, qui avions autant de problèmes de santé et familiaux que les autres, sommes restés quinze ans supplémentaires dans la clandestinité. Je dis bien quinze, en plus des neuf années écoulées, jusqu’à 1989. Au même moment, une grève se déroulait à la SNS Emballages Métalliques (ex-Carnot) à Gué-de- Constantine, dirigée par “Ramdane”, un camarade courageux et aimé des ouvriers. Des représentants de la Sécurité militaire se sont rendus chez Bachir Hadj Ali (revenu, de-puis quelque temps, des prisons et résidences surveillées) pour lui faire comprendre que les autorités souhaitaient que nous intervenions pour assouplir la position des grévistes. L’allusion était claire au problème en suspens de nos camarades clandestins non encore sortis à la légalité. Pour nous, la grève était juste. Elle paraissait si importante dans le climat politique du moment que, pour marquer notre refus de tout marchandage ou compromission, et contrairement aux habitudes de retenue de notre parti en pareil cas (pour ne pas gêner les grévistes durant leur action) nous avons diffusé spécialement un tract appelant à poursuivre et intensifier notre solidarité envers cette grève, en expliquant les raisons de fond sociales et nationales de ce soutien. La grève s’est poursuivie plus forte que jamais, les travailleurs et nous-mêmes n’avons pas marchandé une fausse “paix sociale” ! Voilà le genre de faits que les rumeurs ne rapportent pas, profitant de ce que depuis des dé-cennies nous sommes privés des moyens minima d’informer nos concitoyens. Quelles sont les origines et les motivations des “rumeurs” ? A côté de ceux qui ramassent et colportent passivement tout ce qui réjouit leur tempérament ou leurs opinions, plusieurs sortes de mi-lieux fabriquent ou diffusent des rumeurs avec des intentions. Les déclarations et gestes des dirigeants du PCF qui chantaient les louanges du FLN et voulaient justifier leur capitulation intéressée devant ce système, nous ont porté un tort considérable. En effet, de nombreux compatriotes nous attribuaient les mêmes positions. Etant donné nos traditions de solidarité internationaliste et les préjugés et pratiques dépassées des années d’édification du PCA de 1936 à 1946, ils n’imaginaient pas que les communistes algériens pouvaient avoir des posi-tions différentes ou même contraires à celles du PCF. D’autres partis communistes au pou-voir, qui comprenaient mieux nos positions, quand ils faisaient l’éloge de la coopération et de l’amitié d’Etat à Etat avec l’Algérie, laissaient planer la confusion du fait que leurs déclara-tions ne mentionnaient pas les relations entre nos partis, tenues à la discrétion alors que les relations de leurs partis avec le FLN étaient publiques. Autre chose : en Algérie même, il y avait les milieux de la police politique ou influencés par elle qui utilisaient ces rumeurs de complicité ou connivence avec Boumediene pour faciliter leurs propres pratiques. Des responsables administratifs ou économiques, voulant faire pas-ser leurs orientations antisociales ou arbitraires en se prétendant mystérieusement proches du PAGS, les présentaient comme un besoin de discipline souhaitée par la direction du parti au nom de l’édification nationale. D’autres encore, infiltrés ou non dans les rouages du PAGS, utilisaient la confusion pour recruter à leurs services policiers des militants ou sympa-thisants du parti au nom d’intérêts communs et d’efficacité dans la lutte anti-impérialiste, etc. Un ancien du volontariat des jeunes m’a dit que, durant leurs campagnes, un de ces “res-ponsables” se prévalait d’un marché conclu entre Boumediene et le PAGS, pour lui expliquer la consigne du parti (tout à fait justifiée) de ne pas recruter de paysans au PAGS en se pré-valant du titre et des activités du volontariat. Quand je me suis renseigné quel était ce res-ponsable, il s’est avéré être un agent avéré des services. Ayant remarqué à travers des rap-ports d’activité ses comportements suspects, je l’avais signalé à plusieurs reprises durant les années de clandestinité comme un policier potentiel qu’il était préférable de mettre sur des voies de garage. La naïveté ou des complicités à divers échelons ont fait que j’ai retrouvé plusieurs fois sa trace à des postes de responsabilité de plus en plus élevés, y compris à un échelon de direction régionale lors du retour à la vie légale. Lors de la crise de 1990-91, il a été de ceux qui, dans la presse publique, ont orchestré avec zèle la destruction du PAGS. Terminons cette série des confusions instaurées dans l’opinion, par la candeur inconsciente avec laquelle des responsables ou personnalités du PAGS s’affichaient publiquement, mal-gré nos remarques répétées, avec des agents notoires des services de sécurité chargés de coller à eux et à leur entourage. Arezki Metref : Comment a-t-on ressenti au PAGS la disparition de Boumediene ? Sadek Hadjeres : Comme une lourde perte pour le pays, en dépit des critiques que nous adressions au style autoritaire de son régime, préjudiciable même aux avancées qu’il avait amorcées. Le PAGS était resté interdit et plusieurs d’entre nous toujours clandestins. Senti-mentalement, nous avons été émus par la vague des réactions d’affection envers Boume-diene, elles exprimaient spontanément la peine et les interrogations des simples gens. Mal-gré les mécontentements, ils lui semblaient reconnaissants de leur avoir donné des éléments de dignité ou des raisons confuses d’espoir. C’est politiquement que nous étions inquiets pour les suites d’une perte survenue à un moment critique (dans l’opinion, il y a eu des inter-rogations et rumeurs sur les causes de sa maladie). Dans des confidences à ses proches lors de ses derniers déplacements officiels, Boumediene paraissait sceptique sur la rénova-tion d’un parti FLN à court terme (pas moins de quinze ans, estimait-il). En même temps, à propos du congrès de ce parti qui pointait à un horizon non encore précisé, des intentions de changements lui étaient prêtées dans le sens d’un assouplissement et contrôle du régime. Ces rumeurs semblaient confortées par une certaine démocratisation et une plus grande li-berté d’action acquises dans le fonctionnement des organisations de masse, depuis que Messaâdia, le caporalisateur en chef avait été écarté de la direction du FLN et remplacé par Yahiaoui. Ce dernier apparaissait comme un populiste aux contours flous affichant des opi-nions de progrès. Au plan économique, des déclarations, notamment de Belaïd Abdesselam semblaient an-noncer un bilan autocritique et une révision positive des sérieuses tares que le PAGS criti-quait depuis longtemps, comme le gigantisme et des fuites en avant fortement inspirées par les monopoles occidentaux qui y trouvaient leur compte ; ainsi que le délaissement du social et l’hostilité au mouvement syndical dont il poursuivait avec acharnement la domestication. Ces intentions de réformes auraient-elles eu quelque avenir si Boumediene était resté en vie ? La question se posait du fait des difficultés et dangers de l’environnement international et des oppositions ouvertes ou plus sourdes émanant de l’extérieur et de l’intérieur du pouvoir visant simultanément aussi bien les pratiques autoritaires que les velléités timides de démo-cratisation. Nos craintes n’ont pas tardé à se confirmer. 3. LES ANNEES CHADLI, DEBUT DE LA FIN ? Arezki Metref : Chadli a vite montré le glissement à droite ? Sadek Hadjeres : Les premières mesures de Chadli montraient une accentuation des ten-dances négatives qui marquaient déjà précédemment le régime, mais opprimés et des ex-ploités. La modernité, la mise à jour, pour les communistes, ne consiste pas à inventer des projets qui mettent les peuples et les travailleurs à la remorque des exploiteurs. Elle consiste à inventorier en quoi et comment l’exploitation capitaliste cherche à se perpétuer, en quoi et comment les approches bureaucratiques et hégémonistes, qui ne sont pas le monopole des systèmes capitalistes, peuvent aussi pervertir, freiner et même anéantir temporairement et localement les approches progressistes et communistes. Les problèmes de gestion et des mécanismes du pouvoir ont été une question relativement neuve pour les communistes dans la période ouverte avec succès par la révolution d’octobre 1917. L’expérience acquise de-puis confirme qu’elle doit être approfondie dans le sens démocratique qui est la raison d’être de ce mouvement. L’organisation est-elle et doit-elle rester un instrument au service du mouvement social ou bien se transforme-t-elle fatalement en appareil de contrôle et de do-mination sur le mouvement social ? Il était grand temps pour que les mécanismes d’interactions entre la base sociale et les organisations militantes ou institutionnelles soient étudiés et maîtrisés ; pour que le communisme soit, comme le concevait Marx, réellement le mouvement social de l’Histoire et ne se pervertisse pas, comme dans les systèmes exploi-teurs où ces dérives sont structurelles, en phénomènes qui se sont retournés contre les inté-rêts de ce mouvement. Prenons le simple exemple du centralisme démocratique. Il est plei-nement valable tant qu’il implique à la fois le débat réel et la discipline dans l’application des orientations majoritaires librement adoptées. La déficience à corriger est que les points de vue, y compris ceux non adoptés, doivent être portés à la connaissance de toute la base mi-litante. C’est la condition majeure pour que les organisations s’améliorent au fur et à mesure des expériences, à la lumière des succès ou échecs rencontrés. Arezki Metref : Vous restez donc communiste ? Sadek Hadjeres : Dans “rester”, il y a un risque de comprendre ce choix comme un attache-ment conservateur à tout ce qui a été dit, fait et pensé au nom du communisme. Mais conti-nuer, ce n’est pas non plus faire n’importe quoi au nom de l’innovation, c’est-à-dire rejeter ce qu’il y a eu de meilleur dans les combats et les réalisations passées. Ce n’est pas non plus forcément ou seulement endosser une étiquette, un parti, un titre, exercer une responsabilité opérationnelle ou organique. Bien entendu, on ne peut rien faire sans organisation, mais tout dépend si le type et le fonctionnement de l’organisation se conforment ou non aux orienta-tions démocratiques et sociales proclamées. Mon engagement de fond demeure, même s’il ne s’identifie pas à une intégration organique quelconque. J’annonçais clairement ce souhait plusieurs années avant le retour à la légalité à des camarades qui considéraient avec intérêt ce projet personnel de reconversion militante sous d’autres formes. Je l’ai confirmé par écrit plus d’un mois avant le Congrès et m’y tiendrai, en fidélité à l’engagement communiste. Arezki Metref : Avez-vous des fiertés particulières ou des regrets en particulier ? Sadek Hadjeres : Une fierté m’a toujours aidé à vivre les pires moments. Celle de ne jamais avoir accepté l’injustice, l’arbitraire. D’être resté sensible au sort de mes semblables. De pouvoir regarder en face mes compatriotes ou camarades et garder un sourire amical pour ceux qui n’ont pu éviter d’être abusés ou contraints à des renoncements momentanés ou durables. Je me dis et le dis à ceux avec qui nous avons partagé les épreuves : il ne sert à rien de larmoyer face aux revers, ça n’avancera pas d’un centimètre la cause et les espéran-ces qui sont encore tapies en nous. Ce qui compte : s’instruire de nos expériences, en discu-ter et en instruire ceux qui n’en ont pas eu suffisamment. J’en ressens la pressante impor-tance, car le trajet perturbé du mouvement social et communiste en Algérie n’a pas permis à beaucoup de nos devanciers de laisser à ma propre génération les riches enseignements de leurs luttes. Quant aux regrets, il n’en manque pas. L’important est qu’ils ne soient pas paralysants. D’abord, et c’est le cas de tous les humains honnêtes, que les choses souhaitées n’aient pas avancé plus vite, dans le monde et chez nous. Personnellement, il m’a coûté beaucoup aussi de ne pas avoir mené plus loin les travaux scientifiques prometteurs de ma jeunesse. Mais la lutte sociale, avec ses satisfactions et ses déboires, est intellectuellement tout aussi pas-sionnante et moralement réconfortante. Un regret m’a torturé depuis que mon engagement social commencé à l’âge de quinze ans est devenu plus poussé du fait des circonstances successives et a avalé énormément de ce à quoi aspire tout être humain. Je n’ai pas pu ou su donner aux êtres chers que j’ai aimés et à mes parents, à mes frères, sœurs et enfants, autant d’affection, de temps et d’attention, y compris aux moments cruciaux où ils auraient eu le plus besoin de moi. Une chose m’aide, non pas à atténuer ces regrets mais à vivre à côté d’eux. L’idée que j’ai contribué, à ma mesure, à des avancées qui ne sont pas facilement perceptibles à l’échelle d’une seule ou deux génération mais qui, au-delà de nos impatiences légitimes, sont objecti-vement indéniables. Depuis les années quarante et à travers dangers, tragédies et reculs temporaires, la spirale des droits humains au mieux-être, à la sécurité, à la paix, à la liberté, à la dignité, n’a cessé d’être ascendante. Même les réactionnaires n’osent plus se vanter de leurs méfaits et se croient obligés de parler un autre langage. C’est le moment de ne pas s’endormir sur ce constat, de garder intacte une saine impatience comme nos grands-parents chez qui dans la pire nuit coloniale la flamme de l’espoir ne s’est jamais éteinte. Ils ont eu raison contre les “réalistes”, les désespérés ou les timorés. ACCUEIL ARCHIVES LIENS CONTACT PETITIONS

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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 00:00

Chabane Ouahioune : « La fraternité a nourri mon écriture » Entretien réalisé par la R.M. Né le 22 avril 1922 à Tassaft Ouguemoune (wilaya Tizi-Ouzou), Chabane Ouahioune, juriste de formation, a marqué les années 1980 par la publication de nombreux romans édités à la SNED : La maison au bout des champs (1979) son premier roman suivi de Les conquérants du parc rouge, Ce mal des siècles, Tiferzizwit ou le parfum de la mélisse… etc. Vous avez marqué la décennie 1970-1980 par la publication de plusieurs romans et les années 1990 par des chroniques de presse Lettres de Kabylie. Après cette période prolifique, vous vous êtes tu. Pourquoi ? Chabane Ouahioune : Les raisons de mon silence sont multiples. En premier lieu, une grave maladie cardiaque de mon épouse m'affecte beaucoup, m'oblige à rester auprès d'elle pour la soutenir, prévenir ses crises et souvent la faire soigner d'urgence ici ou en France. Cette impossibilité de me déplacer a restreint mes contacts avec le monde des écrivains et journalistes. Ne vivant plus cette ambiance nécessaire, j'ai perdu petit à petit le goût et l'envie d'écrire. L'insécurité des routes et des villes m'empêche, même quand je peux confier mon épouse à des proches dévoués, de me déplacer assez souvent pour continuer à renouer avec l'écriture. Des difficultés, dissensions et mésententes ont opposé des organismes qui détiennent certains pouvoirs aux écrivains et journalistes. Ces désaccords, et quelques fois disputes, m'ont affecté et choqué au point que j'ai décidé de m'en tenir le plus loin possible, donc de cesser d'écrire. Car, partisan de l'entente et de l'union des Algériens, je m'efforce de rester franc, un « saheb lehna », un ami de la paix ou tranquillité. Je me sens ulcéré par certains excès dans le dialogue autorités-journalistes et écrivains, au point que si j'écrivais encore, je ne pourrais m'empêcher de déverser mon fiel à mon tour ; ce qui aggraverait les problèmes et m'attirerait des ennuis que mon âge avancé ne me permettrait peut-être pas de supporter ou d'affronter dignement. La fatigue provenant de l'âge est une réalité. Il arrive un moment où tous les ressorts s'affaiblissent, où la mémoire défaille (j'ai 84 ans). De plus, à cet âge très avancé, on pense en avoir fini avec tout, on devient pessimiste et l'on se dit : « A quoi bon écrire ? Cela ne servira à rien.» Les querelles politiques s'étant exacerbées, j'ai la certitude que, quoi que j'écrive, même en tachant de rester prudent et modéré, je ne pourrai éviter de heurter certains esprits, de les mécontenter et de m'attirer leur colère. Peut-on dire que Tiferzizwit ou le parfum de la Mélisse est votre principal roman ? Ma réponse dépend de ce que vous entendez par « principal » Si vous assimilez cet adjectif à « important » ou à « meilleur », je répondrai non. Si par « principal » vous affirmez que c'est ce livre qui me tient à cœur, je répondrai oui. Ce roman, je l'ai pensé et écrit dans mon cœur, à chaud, au cœur de la guerre d'Algérie que j'ai entièrement vécue dans mon village, qui est celui du glorieux Colonel Amirouche. Ce roman, c'est donc notre guerre vécue sur ses lieux de déroulement, vue de l'intérieur de la Kabylie et « du dedans des esprits », non de loin ou par l'intermédiaire de journaux ou de récits postérieurs plus au moins fantaisistes. Ayant vécu au cœur de la tourmente, j'ai pu observer mes compatriotes, surtout les humbles, noter leurs misères et bonheur, sentir leurs émotions, mesurer leur révolte, leurs combats, leurs lassitudes et déprimes, leurs espérances et sursauts ; j'ai pu admirer et noter leur cohésion inébranlable et surtout leur courage et leur simplicité, plutôt, leur « courage dans la simplicité » exempt de gloriole, dont j'ai parlé ailleurs, et qui est chose rare. Je me suis délecté à voir travailler, agir et combattre les êtres les plus faibles en apparence, les plus frustrés. Hand, le vieux berger, Driss et Maha, deux jeunes anonymes, se révélaient des guerriers accomplis, modulables et admirables. Ce livre, je l'ai écrit avec le désir de montrer le vrai visage de la Kabylie, cette région montagneuse, boisée et herbue qui embaume en toutes saisons. Son parfum dominant ne peut être pour moi, fils du Djurdjura, que le plus précieux, celui de la mélisse ou citronnelle appelée Tiferzizwith pour deux raisons : d'abord parce qu'elle est appréciée par les abeilles ; ensuite parce que ses feuilles ont des nervures qui les font ressembler aux ailes des abeilles. Donc cette œuvre est mon chant d'amour offert à ma région natale, la Kabylie, partie remarquable de ma patrie l'Algérie. Ce texte, l'avez-vous conçu comme un roman écologique ? Dans lequel vous vous faites le chantre des sources et des paysans ? Oui et non. L'écologie est une science qui étudie les milieux où vivent et se regroupent les êtres vivants ainsi que les rapports de ces êtres avec le milieu. Or, la science, c'est l'érudition et la précision. Mon roman est loin d'être une œuvre scientifique. En revanche, il est malaisé, sinon impossible, dans un roman isolé, de choisir un thème principal ou unique qui se détache nettement et totalement de l'environnement. Tout se tient et s'entre- pénètre dans l'existence. Dans mon œuvre Thiferzizwith… je me suis attaché à décrire un genre de vie (la vie rurale), à rapporter des qualités humaines (travail, sagesse, courage…), à décrire des aspects plaisants, des composantes prenantes de la nature, mais sur le mode poétique, sans insister sur leur rôle écologique. J'ai voulu qu'on y trouve surtout une « sociologie » élargie où l'on rencontre l'ethnographie, la démographie, et puisque vous le voulez, l'écologie. Cela, uniquement dans son aspect poétique qui nous émeut et nous fait aimer intensément notre environnement, pour moi la Kabylie, exalter la beauté et la richesse des paysages dans toutes mes œuvres qui la concernent. Peut-on établir une similitude entre « La maison au bout des champs » et l'écriture de Jean Giono dans Regain, Colline... romans qui développent le rapport entre l'homme et la nature… Oui. J'ai souvent lu Giono, et peut-être suis-je imprégné, inconsciemment de son esprit. Cependant, le titre La maison au bout des champs a un caractère symbolique. Celui de la maison isolée, au bout du village, que l'on ne voit pas souvent mais qui a une grande importance. C'est celle d'une famille pauvre, ignorée par les riches, mais qui vit dans la propreté, le courage et le dévouement qui la rendent en réalité très respectable, plus que celles des nantis, peut être. J'ai démontré en rapportant des faits très proches de la vérité que cette humble maison, quoique peu considérée, voire négligée par les autres, a joué un rôle admirable et honorable dans notre lutte. Ainsi, en plus des rapports de l'homme avec la nature, il faut y lire la gloire patriotique des petites communautés et des humbles. Les conquérants du parc rouge, Ce mal des siècles se basent sur des événements vécus dans l'émigration à peine transposés pour les besoins de la fiction littéraire. Avez-vous vécu cette émigration ? Comment cette réalité a-t-elle nourri votre écriture? J'ai effectivement vécu tout près de l' Hôtel du Parc Rouge dont je connaissais et rencontrais quelques clients dans leurs chambres. Ces derniers me renseignaient sur leur existence ; ce qui rend les récits très proches de la vérité. C'est donc ainsi que j'ai vécu l'émigration, mais en marge des points et des moments « chauds », puisque ma formation intellectuelle, ma domiciliation et mes préoccupations m'éloignaient de la véritable existence des exilés. Les événements qui se déroulaient au Parc Rouge, quoiqu'un peu loin de moi, me touchaient, car il s'agissait d'épreuves ou de joies éprouvées par des Algériens, par mes frères, et quelques Africains. C'est pourquoi, j'ai voulu les consigner noir sur blanc pour édifier ceux qui les ignorent et en préserver le souvenir. C'est la fraternité qui a nourri mon écriture. N'y a-t-il pas un côté moral dans vos romans ? D'un côté, les « bons » et les « mauvais » ; de l'autre, vous considérez que les vraies valeurs se trouvent du côté de la tradition et de la fidélité aux ancêtres. Cela tient-il de votre formation de juriste ? Ma formation de juriste n'intervient en rien dans mes propos et mes œuvres. Nos ancêtres n'étaient pas nécessairement meilleurs que nos contemporains. Il faut que la morale et les valeurs ne restent pas statiques dans le temps. Ce que l'on estime un bien à un moment peut s'avérer un mal à un autre et réciproquement. Les conditions de vie changent et même sont sujettes à ces bouleversements ; alors, forcément, les valeurs le sont aussi. Ce qui pouvait être utile à nos ancêtres peut bien nous être nocif. Mais il reste des socles immuables auxquels nous avons tendance à ne pas donner autant de valeur que nos anciens : la fraternité, la justice, la droiture, la solidarité, la patience, la miséricorde, la discipline, le dévouement…Cela dit, il reste certain qu'il a toujours existé des « bons » et des « mauvais », et qu'il est nécessaire de les séparer, même en risquant de passer pour un moralisateur prétentieux et féru de soi-même. Personnellement, je ne suis pas irréprochable mais je ne crains de dénoncer les mauvais. Votre écriture est qualifiée de « simple et lisible pour tous » Partagez-vous cet avis ? Oui. Mon écriture est volontairement simple. Je pense qu'un roman est destiné à reposer l'esprit, à le décongestionner, surtout à notre époque où le stress nous malmène constamment. On doit trouver du plaisir à lire. Donc, je m'exprime le plus normalement du monde sciemment, pour ne pas lasser le lecteur, le faire suer et l'obliger à consulter le dictionnaire à toutes les pages. De plus, je m'adresse à la majorité de gens simples, modérément instruits et non à nos rares savants qui n'ont nul besoin de mes lumières. J'écris tout net, en évitant toute recherche d'effet littéraire. La littérature, il est vrai, suppose des expressions d'érudits, des styles étudiés et une élaboration complexe des textes. Elle ne peut viser qu'une minorité de grands intellectuels. Ce qui n'est pas mon désir. Mon but est de toucher la masse de mes compatriotes en exprimant ce qui a façonné notre personnalité algérienne, notre cœur et notre âme. Si on exprime les choses simples de la vie, avec l'esprit littéraire, on les déforme nécessairement ; on détruit leur authenticité et leur saveur. Ces vérités échappent à beaucoup de censeurs littéraires. Dans les anthologies consacrées à la littérature algérienne, vous êtes classé parmi d'autres auteurs sous la rubrique Les écrivains du terroir… Certes, je suis, jusqu'à un certain point, et dans certaines de mes œuvres, un écrivain du terroir. Mais cela ne m'amoindrit en rien. On ne démérite pas à se pencher sur le terroir. Au contraire, il excite la curiosité et l'intérêt de nombre de lecteurs. Mais je ne suis pas que cela. J'ai écrit au sujet des Hauts Plateaux. Là où je traite du terroir, je veille à évoquer les « vues extérieures » qui ne concernent pas uniquement un seul coin de terre. La démographie ne saurait tenir dans le seul terroir, ni la sociologie, ni la philosophie que mes œuvres évoquent amplement. Par ailleurs, Ce mal des siècles écrit à l'étranger et relatant des événements ayant eu pour théâtre un pays étranger, loin de la Kabylie et de l'Algérie, ne peut être considéré comme une œuvre du terroir. J'y ai disséqué le racisme, mal de tous les temps et de tous les pays. Les conquérants du Parc Rouge décrit des quartiers de la région parisienne et rapporte des faits qui s'y sont déroulés. On y est loin du terroir. Il en est de même pour Itinéraires brûlants qui brosse les luttes de fidaïs dans la région de Dellys, comme j'ai évoqué d'autres luttes en d'autres lieux. Et la guerre d'Algérie, d'envergure internationale, ne relève pas du simple terroir. Sans vouloir vexer personne, j'affirme que la plupart des auteurs d'anthologies ne sont pas restés objectifs. Dans leurs appréciations, on trouve des relents d'influences politiques et ethniques. Je suis bien placé pour exprimer cette affirmation car, en ma qualité de lecteur-correcteur à la SNED, j'ai lu bon nombre de livres et j'ai constaté que certaines anthologies ne les jugent pas à leur valeur réelle. J'ai même réécrit certaines oeuvres (ce que l'on ne sait pas) sur la demande de leurs auteurs, et l'on en dit beaucoup de bien. Pour ma part, j'ai écrit librement, en toute indépendance et bonne foi, sans chercher à nuire à personne, à combler les désirs, ni à suivre les conseils de quiconque. Je n'ai jamais sollicité l'aide ni l'avis de quelqu'un. C'est pourquoi, on ne parle pas beaucoup de mes travaux. Vos romans n'ont pas été réédités pourquoi ? Envisagez-vous une réédition ? La disparition de l'ENAL, mon premier éditeur, a rendu difficile toute réimpression. Les offres qui m'ont été soumises par d'autres organismes ne m'ont pas intéressé. Comme je ne voyage plus pour des raisons que j'ai déjà exposées, j'ai perdu contact avec les Editions. De plus, l'Edition a été très perturbée par l'influence de tendances politiques des écrivains. Ce qui me chagrine et m'enlève l'envie de me faire rééditer. Vos chroniques Lettre de Kabylie constituent-elles un prolongement de votre œuvre romanesque ? Oui. Elles ont le même caractère que mes livres : terroir, quelques fois même folklore, mais aussi beaucoup d'universalité et universalisme. Nul lecteur, de bonne foi, ne peut me cantonner ou me cloîtrer dans ma seule Kabylie. Ces piges que je choisissais librement m'ont permis de préciser, de compléter, de renforcer (sans le dire) certains passages de mes livres où je ne pouvais trop insister sans nuire au suivi de mon texte. Ainsi, j'ai pu présenter des personnages curieux et sérieux (Bouzid- Malika des sources), décrire des scènes de fêtes, exposer des pensées intimes, expliquer des mots de philosophes et de grands hommes (Marc Aurèle et autres). J'y ai développé des adages de chez nous. J'ai pu y décrire longuement des sites entrevus dans mes œuvres : « Mon ruisseau », « L'olivier bossu » « La route de Granite », « nos frères », « Le mensonge de l'étoile », « Billet de retour »… Bref, ces chroniques m'ont permis de prospecter librement, presque de façon anarchique, les recoins des cœurs des hommes, les remous de leur conscience, la variété des splendeurs naturelles. Elles m'ont permis aussi de vagabonder à travers les siècles pour y puiser des vérités éternelles et des errements humains tout aussi éternels. J'ai tenu, de plus, à retrouver des exemples de grandes qualités des hommes : noblesse, courage, compassion … Cette diversité reposait les esprits et excitait la curiosité.

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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 00:00

PROCOPE HISTOIRE DE LA GUERRE DES VANDALES LIVRE I. Les Vandales, qui habitaient sur les bords du Palus-Méotide, étant pressés par la famine, se réfugièrent chez les Germains, que maintenant on appelle Francs, et firent alliance avec les Alains, qui sont de race gothique. Ils vinrent depuis, sous la conduite de Godigisèle, s'établir en Espagne, qui, à partir de l'océan (Atlantique), est la première contrée soumise aux Ro-mains. Honorius consentit à leur établissement dans cette province, sous la condition qu’ils n’y feraient ni dégâts ni ravages, et que la possession de trente ans ne lu rendrait pas pro-priétaires par prescription des terrains concédés. Tel était l'état des affaires dans l'Occident, lorsqu’Honorius mourut de maladie. Constance, mari de Placidie, qui était sœur d'Arcadius et d'Honorius, avait été associée à l'empire; mais comme il était mort même avant Honorius, il en avait joui si peu de temps, qu'il n'avait eu au-cun moyen de s'y faire remarquer. Bon fils Valentinien, élevé à sa cour de Théodose, venait à peine de quitter le sein de sa nourrice, lorsqu'à Rome les soldats: de la garde impériale élurent pour empereur l'un de leur camarades nommé Jean, homme: d'un caractère doux et d'une prudence remarquable, jointe à un grand courage. Bien qu'il eût usurpé l'empire, il se conduisit néanmoins avec une grande modération durant les cinq années qu'il le posséda. Jamais il ne prêta l'oreille aux discours des délateurs, et ne priva injustement aucun citoyen ni de la vie ni de la fortune. Les guerres qu'il soutint contre l'empire de Byzance ne lui permi-rent d'exécuter aucune opération importante contre les barbares. Théodose, fils d'Arcadius, leva une armée contre l'empereur Jean; il en donna le commandement à Aspar et à Ardabu-rius, fils d'Aspar: ceux-ci le vainquirent, le dépouillèrent de la souveraine puissance, et la rendirent au jeune Valentinien. Ce dernier, maure de la personne de l'usurpateur, lui fit cou-per une main, l'exposa, monté sur un âne, dans le cirque d'Aquilée; et, après l'avoir livré de cette manière aux outrages des histrions et de la populace, il lui fit ôter la vie. C'est ainsi que Valentinien parvint à l'empire d'Occident. Ce jeune prince fut élevé par sa mère Placidie dans une extrême mollesse, ce qui corrompit tellement son naturel, que, dès les premières années de sa jeunesse, il fit paraître de pernicieuses inclinations. Il faisait sa société familière des alchimistes et des astrologues, et se livrait éperdument à sa passion pour les femmes d'autrui, quoiqu'il en eût une d'une beauté très remarquable. Cette vie oi-sive et dissolue fut cause qu'il ne reprit aucune des provinces que l'empire avait perdues; qu'il perdit au contraire l'Afrique, et même la vie; et que sa femme et ses filles tombèrent en-tre les mains des ennemis. Voici comment s'opéra la séparation de l'Afrique Il y avait alors, parmi les Romains, deux fameux capitaines, Aétius et Boniface, qui ne le cé-daient à aucun de leurs contemporains en valeur et en talents militaires. Ils suivaient en poli-tique des règles différentes; mais ils avaient tant d'élévation d'esprit et tant de rares qualités, qu'on peut dire qu'ils étaient véritablement les deux plus grands hommes de l'empire, et que toutes les vertus romaines étaient renfermées dans leurs personnes. Lorsque Placidie donna à Boniface le gouvernement de l'Afrique tout entière, Aétius en fut blessé; toutefois il dissi-mula avec soin sa jalousie, car leur haine mutuelle n'avait point encore éclaté, et chacun la cachait avec soin sous les dehors d'une bienveillance apparente. Lorsque Boniface fut parti pour son gouvernement, Aétius l'accusa devant Placidie de vouloir se rendre maître de l'Afri-que; il ajouta que, pour l'en convaincre, il suffisait de le rappeler, et qu'il n'obéirait pas. Cette princesse goûta cet avis, et se résolut de le suivre. Mais Aétius avait déjà écrit secrètement à Boniface, pour le prévenir que l'impératrice lui tendait un piège pour le perdre; qu'elle avait résolu sa mort: il en aurait bientôt lui-même une preuve palpable dans l'ordre qu'il allait rece-voir, et qui lui intimerait sa révocation sans en indiquer les motifs. Boniface ne négligea pas cet avis, mais il le cacha soigneusement aux envoyés de l'empereur, et refusa de déférer aux ordres de ce prince et de sa mère. D'après cette conduite, Placidie, pleinement persua-dée de l'affection d'Aétius pour le service de son fils, délibéra sur le parti qu'il y avait à pren-dre contre Boniface. Le dernier, se voyant hors d'état de résister à la puissance d'un empereur, et ne trouvant pour lui aucune sûreté à retourner à Rome, rechercha de tout son pouvoir l'alliance des Van-dales, qui, comme je l'ai dit, s'étaient établis dans la partie de l'Espagne voisine de l'Afrique. Godigicle était mort; il avait laissé héritiers de ses États ses deux fils: Gontharic, qui était lé-gitime, et Genséric, né d'une concubine. Le premier était encore enfant et d'un caractère fai-ble et indolent; l'autre était très habile à la guerre, et doué d'une infatigable activité. Boniface envoya donc quelques-uns de ses amis vers les deux princes, et conclut avec eux un traité dont les conditions portaient qu'ils partageraient l'Afrique en trois portions; que chacun gou-vernerait séparément la sienne; mais qu'en cas de guerre, ils se réuniraient pour repousser l'agresseur, quel qu'il fût. Par suite de ce traité les Vandales passèrent le détroit de Cadix et entrèrent en Afrique; les Visigoths, quelque temps après, s'établirent en Espagne. Cependant, à Rome, les amis intimes de Boniface, qui connaissaient son caractère et pou-vaient juger ou actions, regardaient comme improbables tous les bruits répandus sur sa dé-fection, et ne pouvaient se persuader qu'il est réellement conspiré contre l'État. Quelques-uns d'entre eux, par ordre de Placidie, allèrent le trouver à Carthage, où ils prirent connais-sance des lettres d'Aétius; et, instruits par là de toute l'intrigue, ils s'empressèrent de revenir à Rome, et de la dévoiler à l'impératrice. Cette princesse en fut stupéfaite; mais comme les affaires de l'empire étaient dans un état peu prospère, et qu'Aétius était tout-puissant, elle ne chercha point à se venger de la perfidie de son funeste conseiller; elle ne lui en fit pas même un reproche. Elle se contenta de faire connaître les machinations d'Aétius aux amis de Boni-face; elle les conjura, en leur donnant sa parole royale pour garantie de la sûreté du comte, de l'engager fortement à retourner à Rome, et de faire auprès de lui les plus vives instances pour qu'il n'abandonnât pas aux barbares les possessions de l'empire. Boniface, instruit par eux du changement de sentiments de Placidie, se repentit du traité qu'il avait conclu avec les Vandales, et employa tous les moyens, prières et promesses, pour les décider à quitter l'Afrique. Mais ils rejetèrent cette proposition, empreinte, disaient-ils, d'un mépris outrageant. Boniface fut contraint d'en venir aux mains avec eux, fut vaincu en bataille rangée, et obligé de se retirer à Hippone,[1] ville forte de Numidie, située sur le bord de la mer, que ces barba-res assiégèrent, sous la conduite de Genséric. Gontharis était déjà mort. Quelques-uns ac-cusent son frère de l'avoir fait périr; mais les Vandales ont une opinion différente. Ils disent que Gontharis, fait prisonnier en Espagne dans une bataille contre les Germains, fut mis en croix par eux; et que Genséric régnait seul sur les Vandales lorsqu'il les conduisit en Afrique. Voilà ce que j'ai appris des Vandales eux-mêmes. Après avoir perdu beaucoup de temps devant Hippone, sans pouvoir ni l'emporter d'assaut ni la forcer à capituler, la famine les obligea de lever le siège. Quelque temps après, Boniface ayant reçu de Constantinople et de Rome un renfort considérable conduit par Aspar, maître de l'infanterie, leur présenta de nou-veau la bataille. Après une lutte acharnée, les Romains éprouvèrent une sanglante défaite, et prirent la fuite dans le plus grand désordre. Aspar s'en retourna dans sa patrie; et Boni-face, étant venu trouver Placidie, se justifia auprès d'elle des accusations dont on avait voulu le noircir. IV. C'est ainsi que les Vandales enlevèrent l'Afrique aux Romains et s'en rendirent les mau-res. Ils réduisirent en esclavage ceux de leurs ennemis qu'ifs avaient faite prisonniers. Dans le nombre se trouvait Marcien, qui, depuis, parvint à l'empire après la mort de Théodose. Genséric avait un jour rassemblé les prisonniers dans une cour de son palais, pour s'assurer si chacun d'eux était traité par son maître d'une manière convenable à sa condition. Exposés à l'ardeur du soleil de l'été vers l'heure de midi, et affaiblis par l'excès de la chaleur, tous les esclaves s'étaient assis; Marcien s'était endormi au milieu d'eux, à l'endroit où le hasard l'avait placé. On prétend qu'alors on vit se placer au-dessus de la tête un aigle, qui, planant dans l'air et restant toujours au même endroit, ombrageait de ses ailes étendues le seul vi-sage de Marcien. Genséric, qui était doué d'un esprit vif et pénétrant, ayant aperçu du haut de son palais ce qui se passait, y vit un indice de la faveur des dieux, fit appeler Marcien, et lui demanda qui il était. Celui-ci répondit qu'il était secrétaire d'Aspar, ce que les Romains, dans leur langue, appellent domestique. Genséric alors, pesant la valeur du présage donné par l'aigle, et le grand crédit dont Aspar jouissait à Byzance, fut convaincu que Marcien était un homme appelé à de grandes destinées. Il résolut donc de l'épargner, s'arrêtant à cette idée que, s'il lui ôtait la vie, il serait évident que l'oiseau n'avait rien prédit, car son ombre of-ficieuse n'aurait point présagé l'empire à un homme qui allait mourir; qu'en outre, la mort de ce prisonnier serait une action injuste. Si le présage était vrai, et si la Providence destinait l'empire à ce prisonnier, ce serait en vain qu'il voudrait attenter à sa vie, puisque tous les ef-forts des hommes ne sauraient empêcher l'exécution des desseins de Dieu. Genséric fit seu-lement jurer à Marcien que, quand il serait en liberté, il ne porterait jamais les armes contre les Vandales. Marcien, délivré de ses fers, revint à Constantinople, et fut élevé à l'empire après la mort de Théodose. Ce fut un prince habile et distingué dans son administration, si ce n'est qu'il négligea entièrement ce qui concernait l'Afrique, comme nous le dirons plus tard. Cependant Genséric, vainqueur d'Aspar et de Boniface, consolida, par une sage pré-voyance, les avantages qu'il devait à la fortune. Comme il craignait que Rome et Byzance n'envoyassent contre lui de nouvelles armées, et que ses Vandales, dans cette lutte, n'eus-sent pas toujours la même vigueur ni la même fortune ....[2], il sut se modérer dans le cours de sa plus grande prospérité, et fit la paix avec Valentinien. Par ce traité il s'engagea à payer à l'empereur un tribut annuel, et, pour gage de l'exécution de ses promesses, il livra en otage Honoric, l'un de ses fils. Ainsi Genséric conserva par sa prudence les avantages qu'il avait acquis par sa bravoure, et gagna si bien l'amitié de l'empereur, que celui-ci lui rendit son fils Honoric ... V. ... Quelque temps après[3] [avoir pillé Rome et l'Italie], Genséric rasa les murailles de tou-tes les villes d'Afrique, excepté celles de Carthage. Il prit ce parti dans l'idée que si les parti-sans des Romains excitaient des soulèvements en Afrique, ils n'auraient plus de places forti-fiées pour leur servir de refuge, et que les troupes que l'empereur enverrait peut-être contre lui ne pourraient s'établir dans des villes ouvertes, et y placer des garnisons pour incommo-der les Vandales. Cette résolution parut alors très sage, et propre à assurer la conquête des Vandales. Mais depuis, lorsque Bélisaire s'empara, avec une promptitude et une facilité ex-trêmes, de toutes ces villes dépourvues de murailles, alors Genséric fut universellement blâmé, et sa prudence excessive passa pour une folle extravagance; car les hommes sont ainsi faits, que leur opinion sur la même mesure varie suivant la diversité des résultats. Le roi Vandale choisit ensuite parmi les habitants de l'Afrique les plus riches et les plus distingués; il donna leurs domaines, leurs mobiliers et même leurs personnes réduites en état de ser-vage, à ses deux fils Honoric et Genzon; le troisième de ses enfants, Théodose, était mort peu de temps auparavant, sans laisser de postérité. Il enleva ensuite aux autres habitants de l'Afrique leurs terres les plus étendues et les plus fertiles; il les partagea entre ses Vandales, d'où ces propriétés ont reçu et conservent encore le nom de lot des Vandales. Les anciens propriétaires furent réduits à la dernière misère; mais ils conservèrent leur liberté, et purent se fixer où ils voulurent. Genséric exempta de toute espèce d'impôt les propriétés qu'il avait assignées aux Vandales et à ses enfants. Toutes les terres qu'il jugea trop peu productives furent laissées par lui aux anciens possesseurs, mais chargées d'impôts qui en absorbaient tout le revenu. De plus, un grand nombre de provinciaux furent exilés ou mis à mort sous di-vers prétextes plus ou moins graves, mais en réalité pour avoir caché leur argent. Ainsi tous les genres de calamités pesaient sur les habitants de l'Afrique. Genséric distribua ensuite en cohortes les Vandales et les Alains, et créa quatre-vingts chefs, qu'il appela chiliarques, pour faire croire qu'il avait quatre-vingt mille combattants pré-sents sous les drapeaux. Néanmoins, dans les temps antérieurs, les Vandales et les Alains ne dépassaient pas, dit-on, cinquante mille hommes; mais leur nombre s'était considérable-ment accru depuis, par la naissance des enfants, et par les agglomérations successives d'autres peuples barbares. D'ailleurs les Alains et les autres peuplades barbares adoptèrent le nom de Vandales, excepté les Maures, dont Genséric avait obtenu la soumission depuis la mort de Valentinien. Avec leur secours, il faisait chaque année, au printemps, des invasions en Sicile et en Italie. Parmi les villes de ces contrées, il en rasa quelques-unes jusqu'aux fondements, il réduisit en esclavage les habitants de quelques autres; et après avoir tout ra-vagé, et épuisé le pays non seulement d'argent, mais encore d'habitants, il se tourna vers les possessions de l'empereur d'Orient; il ravagea l'Illyrie, la plus grande partie du Péloponnèse et de la Grèce, et les îles voisines; il fit de nouvelles descentes en Sicile et en Italie, pilla et dévasta toutes les côtes de la Méditerranée. On dit qu'un jour, comme il allait monter sur son vaisseau dans le port de Carthage, et que déjà les voiles étaient déployées, le pilote lui de-manda vers quelle contrée il devait diriger sa course, et que Genséric lui répondit: «Vers celle que Dieu veut châtier dans sa colère,» C'est ainsi que, sans aucun prétexte, il attaquait tous les peuples chez lesquels le hasard le portait. VI. Léon, voulant venger l'empire de tous les outrages qu'il avait reçus des Vandales, leva contre eux une armée de cent mille hommes, et assembla une flotte recueillie dans toutes les mers de l'Orient. Il se montra extrêmement libéral envers les matelots et les soldats, et n'épargna rien pour réussir dans un dessein qu'il avait si fort à cœur; car on dit qu'il y dépen-sa 1300 centenaires ou 130 millions de francs. Cette énorme dépense fut infructueuse. En effet, comme Dieu n'avait pas voulu que cette puissante flotte détruisit les Vandales, il arriva que Léon en confia le commandement à Basiliscus, frère de sa femme Vérina, homme d'une ambition démesurée, et qui aspirait à monter sur le trône sans violence, et par le seul crédit d'Aspar. Aspar appartenant à la secte des ariens, et ne voulant pas y renoncer, ne pouvait arriver lui-même à l'empire; mais son crédit lui permettait de faire aisément un empereur. Dé-jà il tramait dans l'ombre une conspiration contre Léon, qui l'avait offensé. On dit aussi qu'alors, dans la crainte que la défaite des Vandales n'affermit trop la puissance de Léon, il donna des instructions secrètes à Basiliscus pour qu'il ménageât Genséric et les Vandales. Léon avait donné naguère à l'empire d'Occident au sénateur Anthème, illustre par sa nais-sance et par ses richesses, et il l'avait envoyé en Italie, avec ordre de faire, conjointement avec lui, la guerre aux Vandales. Genséric avait sollicité en vain cette dignité pour Olybrius, qui, ayant épousé Placidie, fille de Valentinien, était son parent et son ami. Irrité de ce refus, il porta le ravage sur toutes les terres de l'empire. Il y avait dans la Dalmatie un homme d'une naissance distinguée, nommé Marcellien, qui autrefois avait été l'ami d'Aétius. Après la mort de ce général, Marcellien se révolta contre l'empereur, entraîna dans sa défection les habi-tants de la province, et se rendit maître de la Dalmatie, sans que personne s'opposât à ses ambitieux desseins. Léon le gagna à force de caresses, et l'engagea à opérer une descente en Sardaigne, île alors soumise aux Vandales. Marcellien les en chassa sans beaucoup de peine, et s'empara de l'île. Dans ce moment aussi Héraclius, qui avait été envoyé de By-zance à Tripoli, y vainquit les Vandales en bataille rangée, prit facilement les villes de cette contrée, et, après avoir laissé ses vaisseaux à l'ancre, s'avança par terre vers Carthage. Tels étaient les préludes de la guerre. Cependant Basiliscus aborda, avec toute sa flotte, à une petite ville éloignée de Carthage de deux cent quatre-vingts stades,[4] et que les Romains appelaient Mercurium, à cause d'un vieux temple qu'on y avait élevé en l'honneur de Mercure.[5] S'il n'eut pas à dessein consu-mé le temps et s'il eût été droit à Carthage, il l'eut emportée d'emblée et soumis les Vanda-les, qui n'étaient point alors en état de lui résister, tant Genséric redoutait Léon, qu'il regar-dait comme un empereur invincible, tant l'avait effrayé la conquête de la Sardaigne et de Tri-poli, et l'apparition de cette flotte de Basiliscus, la plus formidable qu'eussent jamais équipée les Romains. Mais le retard de Basiliscus, causé par sa lâcheté ou par sa trahison, fit échouer l'entreprise. Genséric sut habilement profiter des avantages que lui laissait la lenteur de son adversaire. Il arma le plus grand nombre de Vandales qu'il put rassembler, les fit monter sur ses grands vaisseaux, et fit préparer beaucoup de barques légères, où il ne mit point d'équipage, mais qu'il remplit de matières combustibles.[6] Ensuite il envoya des dépu-tés à Basiliscus, et le pria de remettre le combat au cinquième jour: il demandait ce temps pour délibérer, et promettait ensuite de donner pleine satisfaction à l'empereur. On dit même qu'il envoya, à l'insu de l'armée romaine, une grande somme d'or à Basiliscus, et qu'il lui acheta cette trêve. Il agissait ainsi, dans l'espoir que, pendant ce laps de temps, il s'élèverait un vent favorable; ce qui arriva en effet. Basiliscus, soit pour s'acquitter de ses engagements envers Aspar, soit pour vendre à prix d'argent l'occasion propice, soit qu'il crût en cela pren-dre le meilleur parti, accéda aux demandes de Genséric, demeura inactif dans son camp, comme s'il attendait que l'ennemi eût trouvé le moment d'agir. Les Vandales, sitôt qu'ils vi-rent se lever le vent qu'ils avaient attendu avec tant d'impatience, déploient leurs voiles, et, traînant à la remorque les barques qu'ils avaient préparées comme je l'ai dit, naviguent vers la flotte romaine. Lorsqu'ils en furent tout près, ils mettent le feu aux brûlots, et, déployant toutes les voiles de ces navires, ils les lancent sur la flotte romaine. Comme les vaisseaux en étaient très serrés, 1a flamme des brûlots se communiquait facilement de l'un à l'autre, et les navires étaient détruits par le feu, avec les barques qui les avaient incendiés. A mesure que l'embrasement s'accroissait, sur la flotte romaine régnait un tumulte étrange; tout retentissait de cris forcenés, mêlés au murmure du vent et au pétillement de la flamme. Les soldats et les matelots, s'exhortant mutuellement dans cette confusion épouvantable, repoussaient de leurs crocs et les barques incendiaires et leurs propres navires, qui, au milieu de cet horrible désordre, se consumaient réciproquement. En même temps les vandales fondent sur eux, les accablent d'une grêle de traits, coulent à fond les vaisseaux et dépouillent le soldat ro-main, qui s'enfuyait avec ses armes. Cependant, parmi les Romains, il y eut quelques hom-mes qui, dans cette lutte, déployèrent un grand courage. Celui qui se distingua le plus fut Jean, lieutenant de Basiliscus, qui n'avait nullement participé à la trahison du général. Son vaisseau avait été entouré d'une multitude d'ennemis: il fit face de tous côtés, en tua un grand nombre; et lorsqu'il se vit enfin sur le point d'être pris, il se précipita du pont dans la mer avec toutes ses armes. Genson, fils de Genséric, adressait de vives instances à ce guerrier courageux, pour le décider à se rendre, lui promettant la vie, lui engageant sa pa-role. Ce fut en vain; il s'engloutit dans la mer en prononçant cette seule parole: « Qu'il ne se jetterait pas vivant dans la gueule des chiens. » Telle fut l'issue de cette guerre. Héraclius retourna à Constantinople; Marcellien était mort par la perfidie d'un de ses collègues. Basilis-cus, de retour à Byzance, gagna un lieu d'asile, se prosterna en suppliant dans l'église consacrée à Jésus-Christ, que les Byzantins appellent le Temple de la Sagesse,[7] persua-dés que cette appellation convient parfaitement à Dieu. Il fut sauvé par les prières de l'impé-ratrice Vérina. Quant à l'empire, qui avait été le but de toutes ses actions, il ne put l'obtenir alors, ses protecteurs Aspar et Ardaburius ayant été mis à mort dans le palais par ordre de Léon, qui les soupçonnait d'avoir conspiré contre sa vie. VII. L'empereur d'Occident Anthémius périt assassiné par son gendre Ricimer. Olybrius, après avoir occupé l'empire pendant quelques mois, termina sa vie de la même manière. Léon aussi étant mort à Byzance, eut peur successeur un autre Léon, fils de Zénon et d'Ariane, fille du premier Léon. Son père lui fut associé à l'empire, à cause de son jeune âge; mais l'enfant ne vécut que peu de temps. Avant ces événements, l'empire d'Occident avait été occupé par Majorin, que je ne pourrais sans injustice passer sous silence. Celui-ci, qui surpassait en vertus tous les empereurs ro-mains ses prédécesseurs, fut vivement touché des malheurs de l'Afrique. Il leva dans la Li-gurie une puissante armée, pour marcher contre les Vandales; et comme il était nourri dans les travaux et dans les dangers de la guerre, il résolut de la conduire lui-même à l'ennemi. Mais, jugeant qu'il était nécessaire de reconnaître d'abord les forces des Vandales, le carac-tère de Genséric, et de plus les sentiments d'affection ou de haine que portaient aux Vanda-les les Maures et les Africains, il entreprit lui-même cette exploration. Il prit donc le rôle d'un envoyé de l'empereur, se donna un faux nom, et partit pour aller trouver Genséric. Mais pour n'être pas reconnu, ce qui lui eût attiré des malheurs et suscité des obstacles, il eut recours à cet artifice. Comme il était connu partout pour la beauté de sa chevelure, qui était d'un blond pâle et qui avait l'éclat de l'or le plus pur, il employa une pommade inventée pour la teinture, qui en un moment rendit ses cheveux parfaitement noirs. Quand il fut en présence de Gen-séric, ce prince barbare, après avoir employé plusieurs moyens pour l'épouvanter, le mena enfin, comme pour lui faire honneur, dans un appartement rempli d'une grande quantité de superbes armures. On dit que ces, armes s'entrechoquèrent alors d'elles-mêmes avec un bruit terrible. Genséric crut d'abord que c'était l'effet d'un tremblement de terre. Mais lorsqu'il fut sorti de l'arsenal, qu'il eut demandé si la terre n'avait pas tremblé, et qu'on lui eut unani-mement répondu qu'on n'avait ressenti aucune secousse, il fut frappé de terreur, convaincu que c'était un prodige, bien qu'il ne pût deviner ce qu'il présageait. Quand Majorin eut atteint son but, il s'en retourna dans la Ligurie, où s'étant mis à la tête de son armée, il la conduisit par terre jusqu'aux colonnes d'Hercule.[8] Il avait résolu d'y passer le détroit, et ensuite de marcher par terre directement sur Carthage. Genséric, instruit du pro-jet de Majorin, et ayant appris la manière dont ce prince l'avait déçu sous la figure d'un am-bassadeur, conçut de sérieuses craintes, et prépara tout pour la guerre. La haute opinion que les Romains avaient prise des rares qualités de leur empereur, leur donnait l'espoir bien fondé de recouvrer l'Afrique. Mais, au milieu de ses préparatifs, ce prince, chéri de ses sujets et redouté de ses ennemis, fut atteint de la dysenterie, et mourut en peu de temps. Népos, qui lui succéda, mourut de maladie, n'ayant régné que quelques jours. Glycérius après lui obtint la même dignité, et en fut privé par le même genre de mort. Auguste fut en-suite revêtu de la pourpre impériale. Il y a eu d'autres empereurs d'Occident dont je tais à dessein les noms, parce qu'ils n'ont régné que peu de temps, et qu'ils n'ont rien fait de mé-morable. Voilà ce qui se passa dans l'Occident. Dans l'Orient, Basiliscus, toujours dévoré du désir de régner, usurpa facilement le trône qu'il convoitait, l'empereur Zénon et sa femme s'étant enfuis dans l'Isaurie, dont ils étaient origi-naires. Basiliscus avait à peine régné dix-huit mois, lorsque Zénon, qui avait appris que les gardes du palais et presque tous les autres corps de l'armée étaient révoltés de sa tyrannie et de son avidité insatiable, leva une armée et marcha contre lui. Basiliscus rassembla aussi des troupes, dont il donna le commandement à Armatus. Mais lorsque ce général fut en pré-sence de Zénon, il lui livra ses troupes, à condition qu'il créerait César son fils Basiliscus,[9] encore enfant, et qu'il le désignerait pour son successeur. Basiliscus, abandonné de tous, se réfugia dans la même église qui lui avait déjà servi d'asile. Mais il fut livré à Zénon par Aca-cius, évêque de Constantinople, qui lui reprocha son impiété, et les troubles que, par son adhésion aux erreurs d'Eutychès, il avait suscités dans l'église chrétienne. Ces reproches n'étaient pas sans fondement. Quand Zénon eut recouvré la puissance impériale, pour ac-quitter sa promesse envers Armatus, il nomma son fils César; mais bientôt il lui ôta ce titre, et fit mourir Armatus. Ensuite il relégua l'usurpateur Basiliscus, sa femme et ses enfants, dans la Cappadoce, les contraignit à partir au milieu des rigueurs de l'hiver, et les y laissa sans vivres, sans vêtements, sans aucune assistance. Ces malheureux exilés, également tourmentés par la faim et par le froid, n'avaient d'autre ressource que de se serrer les uns contre les autres pour se réchauffer. Enfin, après une longue et cruelle agonie, ils moururent dans ces tendres et douloureux embrassements. C'est ainsi que Basiliscus expia les maux qu'il avait faits à l'empire; mais cela arriva plus tard. Genséric s'étant, comme nous l'avons dit, débarrassé de ses ennemis autant par la ruse que par la force, dévastait plus cruellement que jamais les provinces maritimes de l'empire ro-main. Enfin Léon transigea avec lui, et conclut un traité de paix perpétuelle, dans lequel il fut convenu que les Vandales et les Romains s'abstiendraient mutuellement de toute espèce d'hostilités. Ce traité fut religieusement observé par Zénon, par Anastase son successeur, et même par l'empereur Justin. Mais sous le règne de Justinien, neveu et successeur de ce dernier, une guerre s'allume entre les Romains et les Vandales, que je raconterai plus tard. Genséric mourut bientôt après, dans un âge fort avancé. Il régla par son testament, entre autres dispositions, qu'à l'avenir le royaume des Vandales appartiendrait toujours à l'aîné de ses descendants en ligne directe et de race masculine. Genséric mourut donc, comme nous l'avons dit, ayant régné trente-neuf ans sur les Vandales, depuis la prise de Carthage. VIII. Comme Genzon était déjà mort, Honoric, l'aîné des enfants survivant de Genséric, lui succéda sur le trône. Tout le temps qu'Honoric régna sur les Vandales, ils n'eurent d'autre guerre à soutenir que celle des Maures. Ces peuples étaient demeurés en repos durant la vie de Genséric, contenus par la crainte que leur inspirait sa puissance; mais à peine fut-il mort, qu'il s'éleva entre eux et les Vandales une guerre cruelle, où les deux peuples souffri-rent tour à tour. Honoric exerça des injustices et des violences horribles contre les chrétiens d'Afrique. Comme il voulait les contraindre à embrasser la secte des ariens, ceux qu'il trou-vait peu disposés à lui obéir, il les faisait périr par le feu ou par d'autres supplices non moins cruels. Il fit couper la langue tout entière à plusieurs d'entre eux, qu'on a vus de notre temps à Constantinople parler très distinctement, et sans être gênés par l'absence de l'organe qu'ils avaient perdu. Il y en eut deux cependant qui perdirent la parole, pour avoir eu commerce avec des femmes débauchées. Honoric, après huit ans de règne, mourut de maladie, au moment où les Maures du mont Aurès venaient de se détacher des Vandales et de se décla-rer indépendants. (Le mont Aurès est situé, dans la Numidie, à treize journées de Carthage, et s'étend du nord au midi.) Depuis, les Vandales ne purent jamais les soumettre, les pentes abruptes et escarpées de ces montagnes les empêchant d'y porter la guerre. Après la mort d'Honoric, Gondamond, fils de Genzon, parvint au trône des Vandales par la prérogative de l'âge, qui le rendait le chef de la maison de Genséric. Il fit souvent la guerre aux Maures; plus souvent encore, il soumit les chrétiens à des supplices atroces. Il mourut de maladie dans la douzième année de son règne, et eut pour successeur son frère Trasa-mond, prince remarquable par la beauté de sa figure, par une prudence et une grandeur d'âme singulières. Celui-ci engagea aussi les chrétiens à abjurer la religion de leurs ancê-tres, non pas, comme ses prédécesseurs, par le fouet et les tortures, mais en distribuant (les honneurs, des richesses, des dignités à ceux qui changeaient de religion. Quant à ceux, quels qu'ils fussent, qui restaient fermes dans leurs croyances, il feignait seulement de ne pas les connaître; ou si quelqu'un d'entre eux commettait un crime, soit involontairement, soit avec préméditation, il leur offrait l'impunité, pourvu qu'ils consentissent à l'apostasie. Sa femme étant morte sans lui laisser d'enfants, il crut utile de se remarier pour assurer la stabi-lité de sa dynastie, et envoya une ambassade à Théodoric, roi des Goths, pour lui demander en mariage sa sœur Amalafride, veuve elle-même depuis peu de temps. Théodoric la lui en-voya avec une escorte de mille seigneurs Goths, qui devaient lui servir de garde. Ceux-ci étaient suivis de compagnons et de servants d'armes choisis parmi les guerriers les plus braves, et dont le nombre s'élevait à cinq mille environ. Il donna aussi à sa sœur le promon-toire de Lilybée en Sicile. Cette alliance rendit Trasamond le plus illustre et le plus puissant roi qui eût jamais commandé aux Vandales, et lui acquit l'amitié particulière de l'empereur Anastase. Ce fut cependant sous son règne que les Vandales éprouvèrent, en combattant les Maures, le plus rude échec qu'ils aient jamais essuyé. Les Maures qui habitent aux environs de Tripoli avaient pour chef un prince très expérimenté dans la guerre et plein de sagacité, nommé Gabaon. Ce prince, instruit d'avance de l'expédi-tion que préparaient contre lui les Vandales, se conduisit de cette manière: Il commença par ordonner à ses sujets de s'abstenir non-seulement de toute espèce de crimes, mais de tous les aliments propres à amollir le courage, et surtout de l'usage des femmes. Il construisit en-suite deux camps fortifiés, dans l'un desquels il se plaça avec tous les hommes; il mit les femmes dans l'autre camp, et prononça la peine de mort contre ceux qui oseraient pénétrer dans cette enceinte. Cela fait, il envoya des espions à Carthage, et leur commanda d'obser-ver les profanations que les Vandales, en marchant contre lui, exerceraient dans les temples révérés des chrétiens; et quand ceux-ci auraient repris leur route, d'entrer dans ces lieux sa-crés, et d'y tenir une conduite tout à fait opposée. On prétend même qu'il dit « qui il ne connaissait point le Dieu qu'adoraient les chrétiens, mais que puisqu'il avait une puissance infinie, comme on l'assurait, il était bien juste qu'il châtiât ceux qui l'outrageaient, et qu'il pro-tégeât ceux qui lui rendaient des honneurs. » Quand les espions furent arrivés à Carthage, ils examinèrent à loisir les préparatifs des Vandales; et lorsque leur armée se fut mise en marche vers Tripoli, ils la suivirent, revêtus de vêtements très simples. Dès le premier cam-pement, les Vandales logèrent dans les élises leurs chevaux et leurs bêtes de somme, et, s'abandonnant à une licence effrénée, troublèrent les saints lieux de toute sorte d'outrages et de profanations. Ils accablaient de soufflets et de coups de bâton les prêtres qui tombaient entre leurs mains, et leur imposaient les services réservés ordinairement aux plus vils escla-ves. Après le départ des Vandales, les espions de Gabaon s'acquittent exactement de ce qui leur avait été prescrit. Ils nettoyaient les églises, balayaient avec soin et transportaient au dehors le fumier et tout ce qui était de nature à profaner le lieu saint, allumaient toutes les lampes, s'inclinaient respectueusement devant les prêtres, et leur donnaient des marques de bienveillance et d'affection; enfin ils distribuaient des pièces d'argent aux pauvres qui étaient assis autour de l'église. Ils suivirent ainsi l'armée des Vandales, expiant partout les profana-tions commises par ces barbares. Ceux-ci étaient arrives assez près des Maures, lorsque les espions, les ayant devancés, allèrent rapporter à Gabaon les sacrilèges que les Vandales s'étaient permis dans les temples chrétiens, et ce qu'ils avaient fait eux-mêmes pour les sé-parer; ils ajoutèrent que l'ennemi était à peu de distance. Gabaon, à cette nouvelle, se pré-pare au combat. Il trace une ligne circulaire dans la plaine où il avait dessein de se retran-cher. Sur cette ligne il dispose obliquement ses chameaux, et en forme une sorte de palis-sade vivante qui, du côté opposé à l'ennemi, était composée de douze chameaux de profon-deur. Au centre il plaça les enfants, les femmes, les vieillards, et la caisse de l'armée. Quant aux hommes en état de combattre, il les place, couverts de leurs boucliers, sous le ventre des chameaux. L'armée des Maures étant rangée dans cet ordre, les Vandales ne surent comment s'y prendre pour l'attaquer; car ils n'étaient accoutumés ni à combattre à pied, ni à tirer de l'arc, ni à lancer des javelots. Ils étaient tous cavaliers, et ne se servaient guère que de la lance et de l'épée. Ils ne pouvaient donc, de loin, causer aucun dommage à l'ennemi, ni faire approcher des Maures leurs chevaux, que l'aspect et l'odeur des chameaux remplis-saient d'épouvante. Pendant ce temps-là les Maures, qui, à couvert sous leur rempart vivant, lançaient une grêle de traits, ajustaient à leur aise et abattaient les chevaux et les cavaliers, qui, de plus, avaient le désavantage de combattre très serrés. Les Vandales prirent la fuite, et les Maures, s'élançant hors de leur retranchement, en tuèrent un grand nombre, en firent beaucoup prisonniers, et de cette nombreuse armée il ne retourna dans leur pays qu'un fort petit nombre de soldats. C'est ainsi que les Maures défirent les Vandales sous le règne de Trasamond, qui mourut après avoir occupé le trône pendant vint-sept ans. IX. A Trasamond succéda Ildéric, fils d'Honoric et petit-fils de Genséric; prince extrêmement doux pour ses peuples et de très facile accès, qui ne persécuta jamais les chrétiens, mais dépourvu de talents militaires, et ne pouvant même entendre parler de guerre. Hoamer, son neveu, guerrier remarquable par ses hauts faits, commandait l'armée, et avait acquis une si belle réputation, qu'on l'appelait l'Achille des Vandales. Sous le règne d'Ildéric, les Vandales furent défaits eu bataille rangée par les Maures de la Byzacène que commandait Antallas, et virent se rompre les relations d'amitié qu'ils avaient autrefois contractées avec Théodoric et les Goths. La cause de cette rupture fut l'emprisonnement d'Amalafride, et le massacre de tous les Goths qu'on avait accusés de conspiration contre Ildéric et les Vandales. Cependant Théodoric n'essaya pas d'en tirer vengeance; il sentait que ses trésors ne suffiraient pas à l'armement de la flotte qui lui était nécessaire pour faire une invasion en Afrique. Ildéric était uni par les liens étroits de l'amitié et de l'hospitalité avec Justinien, qui, sans être encore par-venu à l'empire, le gouvernait en effet sous son oncle Justin, que sa vieillesse et son incapa-cité rendaient inhabile aux affaires. Justinien et Ildéric entretenaient, par de magnifiques pré-sents, leur attachement réciproque. Il y avait alors à la cour des Vandales un certain Gélimer, fils de Gélarid, petit-fils de Genzon, et arrière-petit-fils de Gensé-ric: comme il était, après Ildéric, le plus âgé des princes du sang royal, tout le monde pensait qu'il devait bientôt arriver au pouvoir. Il passait pour le plus ha-bile capitaine de son siècle; mais c'était un homme d'un caractère fourbe et rusé, habile à susciter des révolutions et à s'emparer du bien d'autrui. Comme la couronne ne lui arrivait point assez tôt au gré de son impatience, il ne se soumettait qu'avec peine aux lois qui ré-glaient la succession. Il s'attribuait toutes les fonctions royales, en usurpait d'avance toutes les prérogatives, et le caractère doux et facile d'Ildéric encourageait cette ambition effrénée. Gélimer enfin engagea dans ses intérêts les plus braves des Vandales, et leur persuada de déposer Ildéric, comme un lâche qui s'était laissé vaincre par les Maures, et qui, par jalousie contre un prince issu de Genséric, mais d'une autre branche que la sienne, voulait le priver du trône et livrer à Justin l'empire des Vandales. C'était là, disait-il, l'unique motif de l'ambas-sade qu'Ildéric avait envoyée à Constantinople. Les Vandales, séduits par ces perfides ca-lomnies, prononcent la déposition de leur roi. Gélimer ayant ainsi usurpé l'autorité suprême dans la septième année du règne d'Ildéric, jeta en prison ce prince, et ses deux frères Hoa-mer et Évagès. Quand Justinien, qui dans l'intervalle était arrivé à l'empire, fut instruit de cette révolution, il envoya en Afrique des ambassadeurs chargés de représenter à Gélimer[10] qu'il pouvait bien conserver sur le trône le vieux Ildéric, puisque ce prince n'avait que l'ombre de la souve-raineté, et qu'elle reposait tout entière dans les mains de Gélimer; qu'en consentant à cette transaction, il acquerrait les faveurs du ciel et l'amitié des Romains. Gélimer renvoya des dé-putés sans leur donner de réponse. Pour comble d'insulte, il fit crever les yeux à Hoamer, et resserrer dans une prison plus étroite Ildéric et Évagès, sous prétexte qu'ils avaient le des-sein de s'enfuir à Constantinople. Justinien, apprenant ces nouveaux excès, lui envoya une nouvelle ambassade.[11] Il somma Gélimer de renvoyer à Constantinople Ildéric et ses deux frères, sinon il le menaçait de sa vengeance, et d'armer contre lui toutes les forces de l'em-pire. Gélimer répondit[12] « qu'on n'avait point de violence à lui reprocher; que les Vandales, indignés contre un prince qui trahissait son pays et sa propre maison, avaient jugé à propos de lui ôter la couronne, pour la donner à un autre à qui elle appartenait de droit; que, chaque souverain ne devant s'occuper que du gouvernement de ses propres États, l'empereur pou-vait s'épargner le soin de porter ses regards sur l'Afrique; qu'après tout, s'il aimait mieux rompre les nœuds sacrés du traité conclu avec Genséric, on saurait lui résister; et que les serments par lesquels Zénon avait engagé ses successeurs ne seraient pas impunément violés. » Justinien était déjà aigri contre Gélimer. Après avoir lu cette lettre, il sentit redoubler en lui le désir de la vengeance; et comme il était habile à concevoir et actif pour exécuter, il résolut de faire sans retard la paix avec les Perses, et de porter la guerre en Afrique. Béli-saire, général de l'armée d'Orient, était à Constantinople où l'empereur l'avait rappelé, sans lui dire, ni à aucun autre, qu'il lui destinait le commandement de l'expédition d'Afrique. Pour mieux cacher ses projets, il avait fait semblant de le destituer. Cependant la paix fut conclue avec les Perses, comme je l'ai raconté dans les livres précédents. X. Quand Justinien eut terminé ses différends avec la Perse et mis en bon ordre les affaires de l'intérieur, il s'ouvrit à son conseil de ses projets sur l'Afrique. Mais lorsqu'il eut déclaré sa résolution de lever une armée contre Gélimer et les Vandales, 1a plupart de ses conseillers furent saisis de terreur en se rappelant l'incendie de la flotte de Léon, la défaite de Basilis-cus, le grand nombre de soldats qu'avait perdus l'armée, et les dettes énormes qu'avait contractées le trésor. Surtout le préfet du prétoire, que les Romains appellent préteur, celui de l'ærarium, et tous les officiers du fisc et du trésor public, étaient déjà en proie à de vives angoisses, dans l'attente des rigoureux traitements qu'on leur ferait essuyer pour les contraindre à fournir les sommes immenses que nécessiteraient les dépenses de cette guerre. Il n'y avait point de capitaine qui ne tremblât à la pensée d'être chargé du comman-dement, et qui ne cherchât à éviter ce pesant fardeau; car il fallait nécessairement, après avoir subi les hasards et les incommodités d'une longue navigation, asseoir son camp sur une terre ennemie, et, aussitôt après le débarquement, en venir aux mains avec une nom-breuse et puissante nation. De plus, les soldats, revenus tout récemment d'une guerre lon-gue et difficile,[13] et qui commençaient à peine à goûter les douceurs de la paix et du foyer domestique, montraient peu d'empressement pour une expédition qui les forcerait à combat-tre sur mer, genre de guerre jusqu'alors étranger à leurs habitudes, et qui, des extrémités de la Perse et de l'Orient, les transporterait au fond de l'Occident pour affronter les vandales et les Maures. Le peuple, selon sa coutume, voyait avec plaisir arriver un événement qui lui of-frait un spectacle nouveau sans compromettre sa sûreté personnelle. Personne, excepté Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, l'homme le plus hardi et le plus éloquent de son siècle, n'osa ouvrir la bouche devant l'empereur, pour le dissuader de cette entreprise: les autres se bornaient à déplorer en silence le malheur des temps. Jean de Cappadoce prit la parole,[14] et, après avoir protesté au prince qu'il était entièrement soumis à ses volontés, il lui représenta « l'incertitude du succès, déjà trop prouvée par les malheu-reux efforts de Zénon; l'éloignement du pays, où l'armée ne pouvait arriver par terre qu'après une marche de cent quarante jours, et par mer qu'après avoir essuyé les risques d'une lon-gue et dangereuse navigation, et surmonté les périls d'un débarquement qui trouverait sans doute une opposition vigoureuse. Qu'il faudrait à l'empereur près d'une année pour envoyer des ordres au camp et en recevoir des nouvelles;[15] que s'il réussissait dans la conquête de l'Afrique, il ne pourrait la conserver, n'étant maître ni de la Sicile, ni de l'Italie; que s'il échouait dans son entreprise, outre le déshonneur dont ses armées seraient ternies, il attire-rait la guerre dans ses propres États. Ce que je vous conseille, prince, ajouta-t-il, n'est pas d'abandonner absolument ce projet, vraiment digne de votre courage, mais de prendre du temps pour délibérer. Il n'est pas honteux de changer d'avis avant qu'on ait mis la main à l'œuvre: lorsque le mal est arrivé, le repentir est inutile. » Ce discours ébranla Justinien, et ralentit un peu son ardeur pour la guerre. Mais alors un évêque[16] arriva de l'Orient, et dit qu'il avait une communication importante à faire à l'empe-reur. Ayant été introduit en sa présence, il lui assura que Dieu lui avait commandé en songe de venir le trouver, et de lui reprocher, en son nom, qu'après avoir résolu de délivrer les chrétiens d'Afrique de la tyrannie des barbares, il eût abandonné par de vaines craintes un si louable dessein. « Le Seigneur, dit-il, m'a dit ces mots: Je serai à tes côtés dans les com-bats, et je soumettrai l'Afrique à ton empire. » Après avoir entendu ces paroles du prêtre, Justinien reprend sa première ardeur. Il rassemble des soldats, fait équiper des vaisseaux, préparer des armes et des vivres, et ordonne à Bélisaire de se tenir prêt à partir, au premier jour, pour l'Afrique. Cependant un citoyen de Tripoli, nommé Pudentius, fit révolter cette ville contre les Vandales, et envoya demander quelques troupes à Justinien, lui promettant qu'avec ce secours il réduirait facilement la province sous son obéissance. Justinien y en-voya un capitaine nommé Tattimath avec une petite armée, dont Pudentius se servit si habi-lement, qu'en l'absence des Vandales il s'empara de la province et la soumit à l'empire. Gé-limer s'apprêtait à punir la révolte de Pudentius, lorsqu'il en fut empêché par un accident im-prévu. Il y avait parmi les sujets de Gélimer un guerrier de race gothique, nommé Godas, homme courageux, actif, doué d'une force de corps singulière, et qui, paraissant dévoué au service de son maître, avait reçu de sa libéralité le gouvernement de la Sardaigne, à la charge de lui payer un tribut annuel. Mais comme il avait l'esprit trop faible pour supporter et pour digérer, s'il est permis de parler ainsi, la prospérité de sa fortune, il usurpa la souveraineté, s'empara de l'île tout entière, et refusa mémé le tribut. Quand il sut que Justinien était tout entier au désir de se venger de Gélimer et de porter la guerre en Afrique, il lui écrivit «qu'il n'avait pas personnellement à se plaindre de son maître; mais que les cruautés de Gélimer lui inspi-raient une telle indignation, qu'il croirait s'en rendre complice s'il continuait de lui obéir; que, préférant le service d'un prince équitable à celui d'un tyran, il se donnait à l'empereur, et qu'il le priait de lui envoyer des troupes pour le soutenir contre les Vandales.» Justinien apprit avec joie cette nouvelle; il lui envoya Eulogius, avec une réponse dans laquelle il louait Go-das de sa prudence et de son zèle pour la justice. Il lui promit de joindre ses armes aux siennes, de lui envoyer des troupes et un commandant pour garder l'île avec lui, et enfin de le protéger contre tous les efforts des vandales. Eulogius, arrive en Sardaigne, trouva Godas portant le nom de roi, entouré de gardes, et revêtu des insignes de la souveraine puissance. Après avoir lu la lettre de l'empereur, il répondit «qu'il recevrait avec plaisir un renfort de sol-dats, mais qu'il n'avait nul besoin de général;» et il renvoya Eulogius avec une lettre conçue à peu près dans cet esprit. XI. Avant que cette réponse fût parvenue à Constantinople, Justinien avait déjà fait partir Cy-rille avec quatre cents hommes, pour défendre la Sardaigne conjointement avec Godas. Il préparait aussi contre l'Afrique une armée composée de dix mille hommes d'infanterie et de cinq mille cavaliers, tant romains que fédérés. Dans l'origine le corps des fédérés n'était composé que de barbares qui, n'ayant pas été vaincus par les Romains, avaient été incorpo-rés dans l'État avec une condition égale à celle des citoyens ... Les fédérés étaient comman-dés par Dorothée, chef des légions d'Arménie, et par Salomon, que Bélisaire avait nommé son lieutenant.[17] Ce dernier était eunuque, par suite d'un accident qui lui était arrivé dans son enfance. Les autres officiers des fédérés étaient Cyprien, Valérien, Martin, Athias, Jean, Marcel, et Cyrille, dont nous avons déjà parlé. La cavalerie romaine était commandée par Rufin et par Aigan, lieutenants de Bélisaire, et par Barbatus et Pappus; l'infanterie, par Théodore surnommé Ctenat, Térence, Zaide, Marcien, et Sarapis. Jean, originaire de la ville d'Épidamne, nommée aujourd'hui Dyrrachium, commandait à tous les capitaines d'infanterie; Salomon, né dans l'Orient, sur les frontières de l'empire, près de l'endroit où s'élève mainte-nant la ville de Dara, était le capitaine général. Aigan était issu de parents Massagètes, peu-ples que maintenant on appelle les Huns; les autres commandants étaient presque tous de la Thrace. Il y avait en outre des corps de barbares auxiliaires, quatre cents Érules comman-dés par Pharas, et près de six cents Massagètes, tous archers à cheval, conduits par deux capitaines très fermes et très braves, Sinnion et Balas. La flotte était composée de cinq cents bâtiments de transport, dont les plus grands contenaient cinquante mille médim-nes,[18] et les plus petits trois mille. Ces navires étaient montés par vingt mille matelots, tirés presque tous de l'Égypte, de l'Ionie et de la Cilicie. Calonyme d'Alexandrie était l'amiral de toute la flotte. Il y avait de plus quatre-vingt-douze vaisseaux longs, à un rang de rames, ar-més en guerre et couverts d'un toit, afin que les rameurs ne fussent pas exposés aux traits des ennemis. On appelle maintenant ces vaisseaux dromons, à cause de la rapidité de leur course.[19] Les rameurs y étaient au nombre de deux mille, tous de Constantinople; il n'y en avait aucun qui ne fût propre à plusieurs choses. Archélaüs prit part aussi à cette expédition. Il avait été auparavant revêtu de la charge de préfet du prétoire à Constantinople et dans l’Illyrie: il fut alors nommé questeur de l'armée: c'est le nom qu'on donne au trésorier chargé des dépenses. Enfin Bélisaire, pour la seconde fois général des armées de l'empire d'Orient, avait été revêtu par l'empereur du commandement suprême de toutes ces forces. Il était en-touré d'une garde nombreuse, armée de lances et de boucliers, dont tous les soldats étaient braves, et avaient une longue expérience du métier des armes. De plus, l'empereur lui avait donné par écrit le plein pouvoir de tout régler comme il le jugerait convenable, et avait or-donné que les décisions de Bélisaire auraient la même force que si elles émanaient de l'em-pereur lui-même; enfin cet écrit lui confiait la plénitude du pouvoir impérial. Bélisaire était ori-ginaire de la portion de la Germanie située entre la Thrace et l'Illyrie. Cependant Gélimer, à qui Pudentius avait enlevé Tripoli et Godas la Sardaigne, n'espérant plus recouvrer la Tripolitaine parce que cette province était trop éloignée, et que les rebelles avaient reçu un renfort de troupes romaines, jugea convenable de différer l'expédition contre Tripoli, et de se hâter d'attaquer la Sardaigne avant qu'elle ait reçu des secours de l'empe-reur. Il choisit donc cinq mille de ses meilleurs soldats, cent vingt vaisseaux très légers, et les envoya en Sardaigne, sous le commandement de son frère Tzazon. Ceux-ci, animés par le ressentiment de la perfidie de Godas, se portèrent sur cette île avec une ardeur extrême. L'empereur cependant fit partir d'avance Valérien et Martin, avec ordre d'attendre dans le Péloponnèse le reste de la flotte [20].... XII. Justinien, la septième année de son règne, aux approches du solstice d'été, fit approcher le vaisseau amiral du rivage qui bordait la cour du palais impérial. Le patriarche Épiphane y monta, et, après avoir imploré la bénédiction du ciel, il fit entrer dans le vaisseau un soldat nouvellement baptisé. Après cette solennité, Bélisaire mit à la voile avec sa femme Antonine, et Procope l'auteur de cette histoire, qui certes redoutait beaucoup d'abord les dangers de cette guerre; mais il fut depuis rassuré par un songe qui calma ses craintes, et le détermina à suite cette expédition[21] ... Le vaisseau amiral fut suivi par toute la flotte, qui, ayant abordé à la ville d'Héraclée (ancien-nement Périnthe), s'y arrêta pendant cinq jours pour attendre un grand nombre de chevaux dont Justinien avait fait présent à Bélisaire, et qui avaient été choisis dans les haras impé-riaux de la Thrace. D'Héraclée la flotte se rendit au port d'Abydos, où le calme la retint quatre jours. Là, deux Massagètes s'étant enivrés, selon la coutume de ces peuples naturellement grands buveurs, tuèrent un de leurs camarades qui les avait irrités en leur lançant des bro-cards. Bélisaire les fit saisir, et pendre sur-le-champ à un arbre de la colline qui domine Aby-dos. Cet acte de sévérité révolta les Huns, et surtout les parents des meurtriers. Ils s'écriaient qu'en s'engageant au service des Romains, ils n'avaient pas prétendu s'assujettir aux lois romaines; que, suivant celles de leur pays, un emportement causé par l'ivresse n'était point puni de mort. Comme les soldats romains, qui étaient aussi bien aises que les crimes fussent impunis, joignaient leurs plaintes à celles des Massagètes, Bélisaire les as-sembla tous, et devant l'armée entière il leur parla ainsi :[22] « Êtes-vous donc de nouveaux soldats qui, faute d'expérience, se figurent qu'ils sont maîtres de la fortune? Vous avez plu-sieurs fois taillé en pièces des ennemis égaux en valeur et supérieurs en force. N'avez-vous pas appris que les hommes combattent, et que Dieu donne la victoire? C'est en le servant qu'on parvient à servir utilement le prince et la patrie; et le culte principal qu'il demande, c'est la justice. C'est elle qui soutient les armées, plus que la force du corps, l'exercice des armes, et tout l'appareil de la guerre. Qu'on ne me dise pas que l'ivresse excuse le crime: l'ivresse est elle-même un crime punissable dans un soldat, puisqu'elle le rend inutile à son prince et ennemi de ses compatriotes. Vous avez vu le forfait, vous en voyez le châtiment. Abstenez-vous du pillage; il ne sera pas moins sévèrement puni. Je veux des mains pures pour porter les armes romaines. La plus haute valeur n'obtiendra pas de grâce, si elle se déshonore par la violence et par l'injustice. » Ces paroles, prononcées avec fermeté, portèrent dans les cœurs une impression de crainte qui contint les plus turbulents dans les bornes du devoir. XIII. Bélisaire cependant prit de grandes précautions pour que la flotte restât toujours réunie, et abordât en même temps dans le même lieu. Il savait qu'un grand nombre de vaisseaux, surtout lorsque les vents soufflent avec violence, se séparent pour l'ordinaire, s'écartent de leur route, et que les pilotes ne savent plus lesquels ils doivent suivre des navires qui les ont devancés. Après y avoir longtemps pensé, il employa ce moyen: Il fit teindre en rouge le tiers des voiles du vaisseau amiral et de deux autres qui portaient ses équipages; sur la poupe de ces vaisseaux il fit placer des lampes suspendues à de longues perches, afin que les vais-seaux du général pussent être reconnus le jour et la nuit, et ordonna à tous les pilotes de les suivre exactement. De cette manière, les trois vaisseaux dont j'ai parlé servant de guide à la flotte, aucun des autres navires qui la composaient ne s'écarta de sa route. Quand il fallait sortir du port, on donnait le signal avec la trompette. D'Abydos, ils arrivèrent à Sigée par un vent très fort, qui s'apaisa tout à coup et les porta doucement à Malée, où le calme de la mer leur fut très utile. Surpris par la nuit à l'entrée de ce port extrêmement étroit, cette flotte immense et ses énormes vaisseaux furent mis en dé-sordre, et coururent les plus graves dangers. C'est là que les pilotes et les matelots déployè-rent leur vigueur et leur habileté, en s'avertissant par leurs cris, en écartant avec des perches les vaisseaux qui allaient se choquer, et en les maintenant à une juste distance. Ils auraient eu, à mon avis, beaucoup de peine à se sauver eux et leurs vaisseaux, s'il s'était élevé un souffle de vent, même favorable. Ayant échappé au danger, comme je l'ai dit, ils abordèrent à Ténare, nommée aujourd'hui Cænopolis; et ensuite à Méthone, où ils trouvèrent Valérien et Martin oui étaient arrivés peu de temps avant eux. Le vent étant tombé tout à fait, Bélisaire y fit jeter l'ancre à sa flotte, débarquer les troupes, et passa en revue les chefs et les soldats. Le calme régnant toujours, il exerçait ses soldats aux manœuvres, lorsqu'une maladie, dont je vais expliquer les causes, se répandit dans l'armée. Jean, préfet du prétoire, était un méchant homme, plus habile que je ne pourrais l'exprimer à trouver des moyens de grossir le trésor aux dépens de la vie des sujets de l'empire. J'en ai touché quelque chose dans les livres précédents de cette histoire; je vais dire maintenant comment il causa la mort de plusieurs soldats. Le pain que l'on distribue à l'armée doit être mis deux fois dans le four, et cuit de manière à pouvoir se conserver longtemps sans se gâ-ter. Le pain ainsi préparé est nécessairement plus léger; aussi, dans les distributions, les soldats consentent-ils à une diminution du quart sur le poids ordinaire. Jean imagina un moyen d'économiser le bois, et de réduire le salaire des boulangers sans diminuer le poids du pain. Pour cela il fit porter la pâte dans les bains publics, et la fit placer au-dessus du fourneau dans lequel on allume le feu. Lorsqu'elle parut à peu près cuite, il la fit jeter dans des sacs, et charger sur les vaisseaux. Lorsque la flotte fut arrivée à Méthone les pains étaient brisés, décomposés, réduits en farine, mais en une farine corrompue et couverte d'une moisissure fétide. Les commissaires des vivres mesuraient cette farine aux soldats, en sorte que le pain était distribué par chenices et par médimnes.[23] Une nourriture si mal-saine, jointe à la chaleur du climat et de la saison, engendra bientôt une maladie épidémi-que, qui enleva cinq cents soldats en peu de jours. Le mal eût été plus grand, si Bélisaire n'en eût arrêté le cours en distribuant aux soldats du pain frais cuit à Méthone. Lorsque Jus-tinien en fut instruit, il loua le général, mais sans punir le ministre. De Méthone ils abordèrent à Zacynthe, et, après y avoir fait une provision d'eau suffisante pour

traverser la mer Adriatique et s'être pourvus de tout ce qui leur était nécessaire, ils re-mirent à la voile; mais ils eurent des vents si mous et si faibles, que ce fut seulement au bout de seize jours qu'ils abordèrent à un endroit désert de la Sicile, voisin du mont Etna. Pendant ce long trajet, l'eau qu'on avait embarquée se corrompit, excepté celle que buvait Bélisaire et ceux qui vivaient avec lui. Celle-ci avait été conservée pure, grâce à l'ingénieuse précaution de la femme du général. Ayant rempli d'eau des amphores de verre, elle les plaça dans la cale du navire où les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer, et les enfouit dans le sable. Par ce procédé l'eau se conserva parfaitement potable. XIV. A peine descendu dans cette île, Bélisaire se trouva incertain et agité par mille pensées diverses; il ne connaissait ni le caractère ni la manière de combattre des Vandales qu'il atta-quait; il ne savait pas même par quels moyens ni sur quel point il commencerait la guerre. Il était surtout vivement troublé de voir ses soldats frémir à la seule idée d'un combat naval, et déclarer sans rougir qu'ils étaient prêts à combattre avec courage, une fois débarqués; mais que si la flotte ennemie les attaquait, ils tourneraient le dos, parce qu'ils ne se sentaient pas capables de combattre à la fois les flots et les Vandales. Dans cette perplexité, Bélisaire en-voie à Syracuse Procope, son conseiller, afin de s'informer si les ennemis n'avaient pas fait de dispositions, soit dans l'île, soit sur le continent, pour s'opposer au passage de la flotte romaine; sur quel point des côtes d'Afrique il serait préférable d'aborder, et par où il serait plus avantageux d'attaquer les Vandales. Il lui ordonna de venir, lorsqu'il aurait rempli sa mission, le rejoindre à Cancane, ville située à deux cents stades de Syracuse, où il se dispo-sait à conduire toute sa flotte. Le but apparent de la mission de Procope était d'acheter des vivres, les Goths consentant à ouvrir leurs marchés aux Romains, en vertu d'un traité conclu entre Justinien et Amalasonthe, mère d'Atalaric, qui, ainsi que je l'ai raconté dans mon His-toire de la guerre des Goths, était devenu, encore enfant et sous la tutelle de sa mère, roi des Goths et de l'Italie. En effet, après la mort de Théodoric, le royaume d'Italie étant dévolu à son neveu Atalaric, qui avait déjà perdu son père, Amalasonthe, craignant pour l'avenir du jeune prince et de ses États, avait fait avec Justinien use alliance qu'elle entretenait par toute sorte de bons offices. Dans cette circonstance, elle avait promis de fournir des vivres à l'ar-mée romaine, et fut fidèle à sa parole. Procope, à peine entré à Syracuse, rencontra, par un heureux hasard, un de ses compatrio-tes qui avait été son ami d'enfance, et qui était établi depuis longtemps dans cette ville, où il s'occupait du commerce maritime. Cet ami lui apprit tout ce qu'il avait besoin de savoir. Il l'aboucha avec un de ses serviteurs arrivé depuis trois jours de Carthage, qui lui assura que la flotte romaine n'avait point d'embûches à craindre de la part des Vandales; qu'ils igno-raient entièrement l'approche des Romains, que même l'élite de l'armée vandale était oc-cupée à réduire Godas; que Gélimer, ne soupçonnant aucun danger, sans inquiétude pour Carthage et pour les autres villes maritimes, se reposait à Hermione, ville de la Byzacène, à quatre journées de la mer;[24] que les Romains pouvaient naviguer sans redouter aucun obstacle, et débarquer sur le point de la côte où les pousserait le souffle du vent. Procope alors prend le domestique par la main, et tout eu lui faisant diverses questions, en l'interro-geant soigneusement sur chaque chose, il l'amène au port d'Aréthuse, le fait monter avec lui sur son vaisseau, ordonne de mettre à la voile et de cingler rapidement vers Caucane. Le maître, qui était resté sur les rivages, s'étonnait qu'on lui enlevât ainsi son serviteur. Pro-cope, du vaisseau, qui déjà était en marche, lui cria qu'il ne devait pas s'affliger; qu'il était nécessaire que son domestique fût avec le général, pour l'instruire de vive voix et pour gui-der la flotte en Afrique; qu'on le renverrait promptement à Syracuse avec une ample récom-pense. En arrivant à Cancane, Procope trouva la flotte dans un grand deuil. Dorothée, commandant de l'Arménie, venait de mourir extrêmement regretté de tous ses compagnons d'armes. Béli-saire, à la vue du domestique, aux nouvelles qu'il apprit de sa bouche, manifesta une vive joie, et loua beaucoup Procope de le lui avoir amené. Aussitôt il commande aux trompettes de donner le signal du départ, aux matelots de hisser rapidement les voiles; et la flotte tou-che aux îles de Gaulos et de Malte, qui séparent la mer Adriatique de la mer Tyrrhénienne. Le lendemain, il s'éleva un vent d'est qui poussa la flotte sur la côte d'Afrique, à la ville que les Romains appellent Caput-Vada,[25] d'où un bon marcheur peut se rendre en cinq jour-nées à Carthage. XV. Lorsque la flotte fut près de la côte, Bélisaire ordonna de serrer les voiles et de jeter les ancres ... Le débarquement des troupes s'opéra le troisième mois après leur départ de Cons-tantinople. Bientôt Bélisaire ayant choisi sur le rivage l'emplacement du camp, ordonna aux soldats et aux matelots de creuser le fossé et d'élever les retranchements. On lui obéit sur-le-champ. Le nombre des travailleurs était considérable; leur zèle était excité tant par leurs propres craintes que par la voix et les exhortations du général; aussi, dans le même jour, le fossé et les glacis furent achevés, et les palissades plantées sur le retranchement. Par un hasard presque miraculeux, au moment où l'on creusait le fossé, il jaillit à la surface du sol une source abondante, jusqu'alors inconnue en ce lieu, et qui sembla une faveur du ciel, d'autant plus inespérée que cette partie de la Byzacène est extrêmement aride. Cette source suffit abondamment à tous les besoins des hommes et des animaux. Procope félicita son général de cette heureuse découverte. Il se réjouissait, disait-il, de voir le camp abondam-ment pourvu d'eau, moins à pause des avantages qu'elle lui procurerait, que parce qu'elle était un présage certain, envoyé par Dieu même, de la facilité de la victoire; ce qui fut en ef-fet prouvé par l'événement. L'armée passa la nuit suivante dans le camp, dont la sûreté fut garantie, suivant l'usage, par des patrouilles et des gardes avancées. Cinq archers seule-ment, par ordre de Bélisaire, veillèrent sur chacun des navires, qu'on fit aussi entourer par les vaisseaux de guerre, afin de les défendre en cas d'attaque. XVI. Le lendemain, quelques soldats s'étant écartés dans la campagne pour y piller des fruits murs, le général les fit battre de verges, et prit cette occasion de représenter à son ar-mée[26] « que le pillage, criminel en lui-même, était encore contraire à leurs intérêts que c'était soulever contre eux tous les habitants de l'Afrique, Romains d'origine, et ennemis na-turels des Vandales. Quelle folie de compromettre leur rareté et leurs espérances par une misérable avidité ! Que leur en coûterait-il pour acheter ces fruits que les possesseu

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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 00:00

Mohand ou Idir Aït Amrane
       1923 – 12 novembre 2004,
           


Mohand Ou Idir Aït Amrane, le géniteur de « Kker a mmis umazigh s’est éteint samedi ernier à minuit, à la veille de la commémoration du cinquantenaire du début de la guerre d’indépendance. Il était hospitalisé à Oran des suites d’une longue maladie qui l’a obligé à un alitement durant des semaines. Liant son destin à celui de l’Algérie, Mohand Ou Idir Aït Amrane, militant de la cause nationale l’a payé d’un emprisonnement de plusieurs années dans les geôles du colonialisme.
A l’indépendance il est nommé préfet d’Orléansville (Ech Cheliff) puis retourne à l’enseignement en qualité d’Inspecteur d’Académie à Tiaret. Après une altercation avec le Ministre de l’Education Abdelkrim Benmahmoud il rejoint le parti du Front de Libération Nationale en qualité de Contrôleur, poste qu’il occupera jusqu’en 1979, date à laquelle il retournera encore une fois dans l’enseignement au même poste d’Inspecteur d’Académie d’Ech Cheliff.
Nommé président du Haut-commissariat à l’amazighité (HCA), créé en 1995 sous la pression de la rue suite à la « grève du cartable », Idir Aït Amrane était un militant nationaliste de première heure du mouvement national, avant d’être nommé à la tête de cette institution placée sous la tutelle de la présidence de la République, chargée de la réhabilitation et de la promotion de la langue amazighe. Poésie de combat identitaire
Tout est dit dans le premier jet de ses strophes, écrit le 23 janvier 1945. Il est l’un des premiers chants nationalistes amazigh écrit quand il était lycéen à Ben Aknoun (Alger). Il fut le poète qui exprima les espérances en des chants patriotiques : la berbérité, les ancêtres, la paternité, le combat, le réveil, l’identité... Des valeurs, des mots d’ordres étouffés, pendant les longues nuits de colonisation. Aujourd’hui, les peuples épris de liberté, à l’exemple des africains du nord, peuple de Tamazgha, les Berbères continuent avec convictions, engagement à hisser l’étendard sous des balles assassines.

Ekker a mmis umazigh.
Itij nnegh yuli-d.
Atas aya g ur t zrigh.
A gma nnuba nnegh tezzi-d.
Azzel in-as i Massinisa.
Tamurt-is tukwi-d ass-a.
Win ur nebgh ad iqeddem.
Argaz ssegnegh yif izem.
In-as, in-as i Yugurta.
Araw-is ur t ttun ara.
ttar ines da t-id rren.
Ism-ls a t-id skeflen.
I Lkahina icawiyen.
Atin is ddam irgazen.
In-as ddin i gh-d ydja.
Di laâmer ur ten tett ara.
S umeslay nnegh an-nili.
Azekka ad yif idali.
Tamazight ad tegm ad ternu.
D-tagjdit bb wer nteddu.
Seg duran id tekka tighri.
S amennugh nedba tikli.
Tura ulac, ulac akukru.
An-nerrez wal’an-neknu.
Ledzayer tamurt âzizen.
Fell am an-efk idammen.
Igenni-m yeffegh it usigna.
Tafat im d-lhurriya.
Igider n tiggureg yufgen.
Siwd azul i watmaten.
Si Terga Zeggwaghen ar Siwa.
D-asif idammen a tarwa.
Debout fils de l’homme libre.
Notre soleil s’est levé.
Depuis longtemps je ne l’ai vu.
Frère, notre tour est arrivé.
Cours dire à Massinissa.
Qu’aujourd’hui son pays se réveille
Que celui qui ne veut pas avancer.
Qu’un seul d’entre nous vaut plus qu’un lion.
Dis, dis à ....Jugurtha.
Que ses enfants ne l’ont pas oublié.
Qu’ils le vengeront.
Qu’ils ressusciteront son nom.
Dis la kahina des Chaouis.
Qui a guidé les hommes.
Le pacte qu’elle nous a laissé.
Nous ne l’oublierons jamais ".
Nous vivrons avec notre langue.
Demain sera meilleur qu’hier.
L’amazigh croîtra et prospérera.
C’est le pilier du progrès.
Des montagnes est venu l’appel.
Nous sommes partis au combat.
Maintenant, maintenant plus d’hésitation.
Nous romprons mais ne plierons pas.
Algérie bien aimée.
Pour toi, nous verserons notre sang.
Ton ciel s’est éclairé.
Au soleil de la liberté.
Aigle, volant en liberté.
Porte le salut fraternel.
Du Rio de Oro à Siwa.
Enfants, le même sang nous unit.



Parcours d’un militant.

Mohand Idi Aït Amrane est né le 22 mars 1924 à Tikidount (Ouacifs), en Kabylie. Il a fréquenté une école primaire à Sougueur (Tiaret), puis à Mascara. Il a commencé à militer durant les années 40 pour la langue et la culture tamazight. Il a écrit ‘’Ekker a mmis oumazigh’’ (Debout fils d’Amazigh) en1945, alors qu’il étudiait encore au lycée de Ben Aknoun à Alger. Il faisait partie du fameux « groupe du lycée de Ben Aknoun » avec Hocine Aït Ahmed, Saïd Chibane, Amar Ould Hamouda, Omar Oussedik et Ouali Benaï. Cet hymne, dédié à la cause qu’il défendait depuis son plus jeune âge, a bercé des générations de militants de tamazight. Militant du PPA, il fut emprisonné, et libéré qu’après le débarquement allié. Elu en septembre 1962 député à l’Assemblée constituante, puis préfet (wali) de Chlef entre autres fonctions. Il est auteur de plusieurs ouvrages et traductions, dont les Mémoires de Ben Aknoun, Inachiden umanugh (chants patriotiques), Tajarumt n’tmazight (grammaire berbère). Il n’a manqué aucun rendez-vous de l’histoire de la revendication Berbère, notamment l’ouverture ‘’démocratique’’ du pays, dont l’une des conséquences a été la reconnaissance à petits pas, avec la grogne de la rue, par le pouvoir politique de la dimension amazighe de la société algérienne.
Haut-commissariat à l’Amazighité .
Aït Amrane avait un grand penchant nationaliste, mais il est tout aussi sensible à la revendication identitaire amazighe. Son nom sera actionné sur le devant de la scène, particulièrement en 1995. En Kabylie, tous les élèves faisaient, alors, la grève pendant l’année scolaire 1994-95. Des milliers d’enfants et d’étudiants en Kabylie avaient déserté les écoles. Deux importants acquis furent alors « arrachés » : l’enseignement du berbère dans les régions berbérophones et la création d’un Haut-Commissariat à l’amazighité rattaché à la présidence de la République. Mais il a fallu sept ans après la création du HCA pour que le berbère soit reconnu comme langue nationale. La création du HCA a été bien accueillie par beaucoup de militants de la cause berbère pour qui « cet acquis n’était pas rien comparé au désert institutionnel qui entourait la culture berbère. »

Enseignement de Tamazight .
L’enseignement et la formation pour les enseignants ont lieu depuis au moins une fois par an, et des colloques abordant des questions liées à la langue, à l’histoire et à la culture berbères sont organisés par cette institution. Des acquis arrachés après une longue lutte menée par le Mouvement culturel berbère (MCB), né des manifestations du Printemps 1980. Un mouvement qui s’était imposé comme une donnée incontournable sur la scène politique.

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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 00:00

Mouloud Feraoun : La face méconnue de l’écrivain La Dépêche de Kabylie 1 décembre 2005 Les entretiens de Feraoun Mouloud Feraoun a eu beaucoup d’entretiens avec des journalistes ou des écrivains illustres, à l’image d’Albert Camus. Il a même un enregistrement à la télévison (ORTF) datant de la fin des années 1950. Pour un homme de lettres, cela fait partie des activités ordinaires liées au métier tendant à susciter débats et controverses et allant, aussi, dans le sens de la promotion de sa propre production. Pour Mouloud Feraoun, l’entretien journalistique n’obéit par à une simple formation dictée par “le marketing”, pourtant nécessaire, ni à un ludique échange de questions/ réponses. C’est plutôt la continuité, le prolongement de l’homme lucide, humble et humaniste qui s’était investi dans l’écriture, l’éducation des jeunes générations et la promotion des centres sociaux. Quatre jours avant le cessez-le-feu, il paya de sa vie sa générosité et son honnêteté intellectuelle. Mouloud Feraoun a été un témoin privilégié d’un des conflits les plus sanglants du 20e siècle après les deux Guerres mondiales. Témoin ? Pas seulement. Dans la tourmente indescriptible où il n’y a pas que des héros et des traîtres, l’écrivain devient acteur même si, par des efforts surhumains, il essaie de cesser les ressorts de cette dichotomie et de ce manichéisme, réducteurs. Pour cela, il suffit de feuilleter le “Journal” que Feraoun avait tenu entre 1955 et 1962, pour se rendre compte des déchirements et de la lucidité précoce du fils de Tizi Hibel. L’environnement journalistique, à la périphérie de la littérature, qui régnait pendant la fin des années 40 et tout le long des années 50 était caractérisé par le réveil de la conscience européenne faisant suite à la déchéance des valeurs humaines et morales ayant marqué la seconde Guerre mondiale. Les écrits et témoignages relatifs à cette période ont, en quelques sorte, balisé le champ intellectuel de ce que sera l’Europe pendant les décennies suivantes : (Coexistence pacifique, Humanisme, lutte contre le révisionnisme en histoire,…). Les grands auteurs ayant marqué ce bouillonnement médiatico-littéraire étaient, entre autres, Jean Paul Sartre, Albert Camus, André Malraux, Simone de Beauvoir, Raymond Aron, André Gide et François Mauriac (ce dernier était le premier à utiliser, dans le journal “Le Figaro” le terme Holocauste, avec grand H pour désigner le massacre des juifs par les Nazis. En hébreu, c’est la Shoah). Mouloud Feraoun, écrivain “indigène”, instituteur du bled ayant décroché une place au soleil, ne fait pas partie évidement de cette “aréopage” même s’il est pétri des même valeurs humanistes, laïque et républicaine que ces illustres hommes et femmes de lettres. Comme il l’exprime dans ses œuvres et dans ses entretiens, Feraoun traite de l’homme kabyle, de la Kabylie et de la Kabylité en les inscrivant dans la grande épopée de l’humanité avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses grisailles, ses imperfections et son élévation. Cette spécificité/universalité n’est pas familière des esprits engoncés dans la vie mondaine et les airs de villégiature. M. Mammeri s’adresse à Feraoun en ces termes : “Mais, vieux frère, tu en a connu d’autres ; tu sais que pour aller à Ighil Nezman, de quelque côté qu’on les prenne, les chemins montent. Et puis après ? Tu sais aussi que les hauteurs se méritent. En haut des collines d’Adrar n’Nnif, on est plus près ciel”. Tahar Djaout dira de lui : “Malgré cette carrière brisée (par la mort), M. Feraoun restera pour les écrivains du Maghreb un aîné attachant et respecté, un de ceux qui ont ouvert à la littérature nord-africaine l’aire internationale où elle ne tardera pas à inscrire ses lettres de noblesse. Durant la guerre implacable qui ensanglanta la terre d’Algérie, M. Feraoun a porté aux yeux du monde, à l’instar de Mammeri, Dib, Kateb et quelques autres, les profondes souffrances et les espoirs tenaces de son peuple. Parce que son témoignage a refusé d’être manichéiste, d’aucuns y ont vu un témoignage hésitant ou timoré. C’est, en réalité, un témoignage profondément humain et humaniste par son poids de sensibilité, de scepticisme et d’honnêteté. C’est pourquoi, cette œuvre généreuse et ironique inaugurée par “Le Fils du pauvre” demeurera comme une sorte de balise sur la route tortueuse où la littérature maghrébine a arraché peu à peu le droit à la reconnaissance. C’est une œuvre de pionnier qu’on peut désormais relire et questionner”. La vision de Feraoun Nous avons pu retrouver deux entretiens, séparés par 12 années d’intervalle, que Feraoun avait accordés au journal L’Effort algérien du 27 février 1953 et à un numéro des Nouvelles littéraire datant de 1961. Dans Les Nouvelles littéraires, Feraoun répond à la question : “Quel est le problème de notre époque qui vous préoccupe le plus ?” Le plus important, dit-il, paraît être celui de la liberté et de la dignité de l’homme qui suppose, pour être réglé, que soit réglé avant lui et en toute urgence le problème de la faim et de l’ignorance. Mais, singulièrement, la paix du monde est toujours troublée ou dangereusement menacée par ceux-là mêmes qui proclament chaque jour leur désir et leur intention de résoudre cet important problème de la liberté et de la dignité de l’homme”. A la question “La mort vous obsède-t-elle ?”, Feraoun répond avec une déconcertante lucidité: “J’y pense quotidiennement ; elle ne m’obsède pas. L’obssession de la mort a inspiré de belles pages à Pascal sur le “divertissement”, mais un homme raisonnable n’a aucune inquiétude”. “J’ai 48 ans. J’ai vécu 20 ans de paix. Quelle paix ! 1920-1940. Et 28 ans de guerres mondiales, mécaniques, chimiques, raciste, génocides. Non, vraiment, on ne peut pas être optimiste sur l’avenir de l’humanité. On en arrive à penser constamment à la mort, à l’accepter dans sa nécessité objective. Encore une fois, il ne s’agit pas d’obsession. ” Quel est le personnage historique que déteste le plus Feraoun ? Dans sa réponse, il ne désigne personne en particulier, mais il s’en prend à des catégories, à des vocations : “Les prophètes et leur fanatisme, les dictateurs et leur sectarisme, les politiciens et leurs mensonges”. Traduire l’âme kabyle Concernant la littérature proprement dite, Feraoun, donne son avis sur le roman : “Pour moi, le roman est l’instrument le plus complet mis à notre disposition pour communiquer avec le prochain. Son registre est sans limite et permet à l’homme de s’adresser aux autres hommes : de leur dire qu’il leur ressemble, qu’il les comprend et qu’il les aimes. Rien n’est plus grand, plus digne d’envie et d’estime que le romancier qui assume honnêtement, courageusement, douloureusement son rôle et parvient à entretenir entre le public et lui cette large communication que les autres genres littéraires ne peuvent établir (…) le romancier, comme le poète et le peintre est digne d’envie. J’aime conter. J’ai peut-être du talent. Je voudrais bien me croire doué. Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup de choses à dire et tout le reste de ma vie pour cela. La somme d’efforts que mes ouvrages exigeront de moi sera toujours compensée par la joie que j’éprouverai à les écrire. J’écris donc d’abord pour moi. Mais, mon secret espoir est que cela touchera un jour quelqu’un ou beaucoup d’autres. Dans L’Effort algérien, Feraoun parle de sa première expérience littéraire, de lui-même et de ses moments d’écriture : “J’ai écrit “Le Fils du Pauvre” pendant les années sombres de la guerre, à la lumière d’une lampe à pétrole. J’y ai mis le meilleur de mon être. Je suis très attaché à ce livre. D’abord je ne mangeai pas tous les jours à ma fin, alors qu’il sortait de ma plume, ensuite parce qu’il m’a permis de prendre conscience de mes moyens. Le succès qu’il emporté m’a encouragé à écrire d’autres livres (…) Il faut ajouter ceci : l’idée m’est venue que je pourrai essayer de traduire l’âme kabyle. J’ai toujours habité la Kabylie. Il est bon que l’on sache que les Kaybles sont des hommes comme les autres. Et je crois, voyez-vous, que je suis bien placé pour le dire. Le domaine qui touche l’âme kabyle est très vaste. La difficulté est de l’exprimer le plus fidèlement possible”. Quand et comment Feraoun écrit-il, sachant qu’il est d’abord un fonctionnaire de l’enseignement ? “Je consacre ma journée à ma tâche professionnelle. J’écris mes livres la nuit et les jours de congé. Je noircis presque tous les jours de trois à quatre pages, sauf quand l’inspiration me fuit. Dans ce cas, je n’insiste pas. Je commence par établir une grossière ébauche du livre. Et c’est en écrivant que j’ordonne mon récit. En gros, je sais où je vais. Mais , au fur et à mesure qu’avance le travail, surviennent des scènes et des situations que je n’avais pas prévues”. Feraoun parle des livres qu’il aime lire : “J’ai beaucoup lu, et de tout. Je goûte les livres vraiment humains, ceux où l’écrivain a essayé d’interpréter l’homme dans toute sa plénitude, car, l’homme n’est ni franchement bon, ni franchement mauvais. L’écrivain, voyez-vous, n’a pas le droit de parler des hommes à la légère”. D’une probité exemplaire et d’une honnêteté intellectuelle rarement égalée, Mouloud Feraoun a été l’un des premiers qui ont placé la Kabylie dans l’universalité et qui ont porté un regard humain et lucide sur sa société et les forces prométhéennes qui la travaillent. Enfin, en matière d’esthétique de l’écriture, il aura été une école que beaucoup d’autres écrivains du Maghreb ont essayé de faire leur. Après l’avoir adopté dans toute sa dimension au début de l’Indépendance, l’école algérienne du 3e millénaire a tourné le dos au “Fils du pauvre”, comme elle a tourné le dos aux valeurs humaines, républicaines et modernes, qu’il incarnait. Seuls quelques enseignants, dans leur “solitude pédagogique”, continuent amoureusement à dispenser les belles et bénéfiques pages de Fouroulou. Amar Naït Messaoud La Dépêche de Kabylie 1 décembre 2005 Visite de Wadi Bouzar au village de Feraoun Au milieu des années 1970, Wadi Bouzar, essayiste, docteur d'Etat ès Lettres et Sciences humaines, a procédé à une enquête pour connaître davantage Feraoun, l'homme, le villageois. Quoi de plus instructif et de plus exaltant pour réaliser une telle ambition que de se rendre dans le village de Tizi Hibel qui a vu naître Fouroulou et qui le reçut sous sa digne terre après son assassinat par l'OAS ? Il a consigné les impressions de voyages dans son volumineux ouvrage ''La Mouvance et la pause'' publié à la SNED en 1983. Extraits : "C'est d'abord sa tombe que nous avons trouvée à l'entrée du village. La mort d'un homme nous diminue tous ; plus, celle d'un écrivain (…), plus encore celle d'un chahid, d'un martyr. Maintenant, nous sommes à l'école primaire du village. Il est tôt. Trop tôt. Nous attendons un enseignant. On nous a installé dans une classe. Le père de l'enseignant qui nous a accueilli nous a déjà fait servir un café fumant. Sur le même mur où est fixé le tableau noir, est écrite une phrase du Petit prince. Puis, un article intitulé l'Héritage de Feraoun. Un vieux poêle, comme dans ces écoles d'autrefois, sérieuses et aux maîtres souvent intègres dont l'enseignement véhiculait une idéologie discutable. Quelques papiers. Ce sont les vacances de fin de trimestre. Vieux pupitres noirs burinés comme des visages humains éprouvés par de saines intempéries. Les fameux encriers- en porcelaine ou non- blancs. Les lieux, la permanence des lieux : nous pensons que M. Feraoun est venu ici, y a exercé, peut-être s'est-il même assis là un jour ou l'autre, à ce pupitre de la première rangée, bavardant avec un collègue ou corrigeant un texte d'élève, puis, plus rien, l'homme disparaît. Des pierres, des murs, des meubles, des objets, une tombe subsistent. Et la mémoire et l'intérêt des autres. Rare intérêt, car si désintéressé, de ceux qui font revivre les morts. La mémoire des vivants n'est-elle jamais faite que de celle des morts ? Ou au moins trouve-t-elle là dans es souvenirs, ses motivations les plus profondes, les instances fondamentales autour desquelles peut s'organiser une vie, la vie, et qui font qu'un homme écrit en pensant à ses proches parce qu'il sait qu'ils sont morts ou qu'ils mourront et qu'il mourra. L'écriture, celle du préposé à l'état civil, celle du greffier de tribunal, celle de l'écrivain ou du sociologue…est toujours un défi à la mort, un pari pour, au moins, perpétuer davantage le souvenir des vivants. Elle est résistance à la mort. Elle n'accepte pas la mort. Et qui l'accepte sinon par résignation suprême ou par défi de son défi ? Nous sortons de la classe. La cour est vaste. Décidément, il est bien tôt en ce matin d'avril. Les enfants entourent la voiture. Nous demandons aux enfants : ''Comment s'appelle votre école ?''. ils disent : ''L'école de Tizi Hibel''. Nous reprenons : ''Elle ne s'appelle pas Mouloud Feraoun ?'' Ils disent :''Oui, Mouloud Feraoun''. Le village est plus important pour eux que l'homme. Un jour, l'homme et le village seront davantage associés dans leur esprit. Ils sauront qu'écrire c'est important (…) Comme le montre notre plan et comme, bien avant, le laissaient entendre les descriptions de Feraoun, le village de Tizi Hibel s'étire en longueur. Ou encore, il a la forme d'un navire dont la proue serait constituée par le plateau de l'escargot (Agouni Arous). La vue que l'on a depuis l'entrée, en venant de Tagamount Azouz, rend compte de son étalement et de son étagement. On monte, on descend, on remonte, on se ''stabilise''. La rue du village est aussi la route goudronnée qui le relie à ses ''ailleurs''. Si elle est passage pour les gens et les bêtes, elle l'est également pour les véhicules. Elle reste ''immergée dans la nature'', quoique moins que du temps de Feraoun. Il n'y a pas d'emplacement assez large sur cette route pour qu(à Tizi Hibel un car puisse tourner. On va prendre le car au village voisin de Tagamount Azouz. De là,Il existe deux à cinq départs quotidiens pour le chef-lieu de wilaya, Tizi Ouzou. ''Avant'', Tizi Hibel faisait partie du douar de Beni Mahmoud qui, avec le douar de Beni Aïssi et celui de Beni Douala, constituaient la commune de Beni Douala. En ce temps là, disent les Anciens, on se connaissait de village en village, de douar en douar…''. Maintenant, le village de Tizi Hibel fait partie, ainsi que trente-deux autres villages, de la commune de Beni Douala. Tizi Hibel est formé de trois hameaux : Tizi Hibel au centre, Agouni Arous à l'ouest, et Tagragra, encore appelé le villages des marabouts, plus à l'ouest. Tagragra étant très éloigné et situé à un niveau bien plus bas, c'est Tizi Hibel qui le plus élevé à 741 m d'altitude (…) En face de l'école de Tizi Hibel, mais à une certaine distance, se trouve ''Anar El Djamaâ'' (l'aire de la mosquée). Là, un vieil homme battait son grain et fut enterré. Tout à côté de la tombe, il y a un olivier et un chêne brisés de vieillesse. Ces arbres sont réputés ''intouchables''. Les gens ne brûlent pas ce bois. Mais des femmes passent, embrassent l'olivier avec la main. L'olivier sauvage est vénéré. Il semble qu' ''avant'', quand il y avait une sécheresse, des femmes ''de tout âge'' apportaient et préparaient là des aliments pour solliciter la pluie. Un assez jeune villageois dit, parlant au présent : ''ça réussit à tous les coups. '' Dans le hameau d'Agouni Arous, existe également un micocoulier vénéré. "Mais, bien plus loin d'Agouni Arous et des deux autres hameaux qui composent Tizi Hibel, on rencontre le même fait à l'entrée du village des Beni Yenni ". L'enquête de Wadi Bouzar est étalée sur plus d'une centaine de pages où il a eu l'occasion de s'arrêter sur tous les aspects de la vie sociale, culturelle et cultuelle de Tizi Hibel et des villages environnants au milieu des années 1970. Il y expose le tableau de la vie des habitants au moment de son déplacement sur les lieux et tel qu'il se présentait autrefois en se basant sur les déclarations et témoignages. C'est, en quelque sorte, une plongée dans le bain où Feraoun a été élevé. Le livre de Wadi Bouzar, une précieuse étude sociologique et culturelle préfacée par le sociologue Jean Duvignaud et comportant deux volumes (819 pages), est aussi composé d'autres chapitres relatif à Jean Amrouche, la vie en milieu nomade des hauts plateaux,…etc. Amar Naït Messaoud Mmis n igellil (Le fils du pauvre) (Roman) - Éditions L'Odyssée, Tizi Ouzou, 2006 La Dépêche de Kabylie 6 avril 2006 Il s’appelle Moussa Aït Taleb. Il a eu l’ingénieuse idée de traduire le roman algérien le plus vendu et le plus lu, “Le fils du pauvre” de Mouloud Feraoun. Après une première édition de piètre qualité, par le Haut commissariat à l’amazighité (HCA), le roman vient d’être réédité par les éditions “L’Odyssée” se trouvant à Tizi Ouzou. L’auteur de la traduction doit beaucoup au HCA, c’est grâce à cette institution qu’il est sorti de l’anonymat. Ce qui lui a permis de gagner la confiance de l’éditeur. La couverture du livre en kabyle est magnifiquement conçue et la quatrième couverture, un article de Amar Naït Messaoud dans la Dépêche de Kabylie, présente le livre de Feraoun publié pour la toute première fois à compte d’auteur, avant d’escalader les échelons jusqu’à atteindre le seuil. Naït Messaoud écrit au sujet du Fils du pauvre : “Dans cette entreprise de réhabilitation de la langue berbère en général et du kabyle en particulier, qui, mieux que l’œuvre de Mouloud Feraoun, se prête à l’exercice de traduction ? Certains parlent même de travail de restitution tant le texte de Fouroulou respire pourtant la Kabylie, mais aussi, la langue kabyle. Les lecteurs kabyles du “Fils du pauvre”, en “Des Chemins qui Montent”, se retrouvent aisément non seulement en raison des scènes et tableaux familiers auxquels, ils ont affaire, mais également en raison d’une langue française aux travers de laquelle défile en filigrane la lange kabyle : formules consacrées, locutions idiomatiques tirées du terroir et d’autres repères linguistiques jettent des ponts entre deux cultures, à la manière de l’écrivain - lui-même, situé dans un évident déchirement à la jonction de deux mondes, deux civilisations dont il a voulu être le lien solidaire. A. M. El Watan 20 avril 2006 Mouloud Feraoun - Albert Camus, les mots pour le dire Une amitié franche et sans concession L’amitié entre Mouloud Feraoun et Albert Camus aura duré peu. Si elle n’avait pas débouché sur une rupture brutale et critique au moment où Camus recevait le Nobel de littérature, elle s’était déroulée dans la sérénité. Feraoun, pour sa part, publiait Les chemins qui montent, son troisième roman, où la critique du colonialisme est sans appel. Entamée en 1951 par une timide et contrite lettre, la correspondance entre les deux écrivains - dont on n’aura et à ce jour - que la version unilatérale de Feraoun puisque les lettres de Camus à ce dernier sont restées secrètes - un plaisantin affirme qu’elles auraient été affichées dans des maisons de la culture en Kabylie - (ce qui aurait conféré à cet acte un sens intolérable et inadmissible, car Feraoun est un auteur national et non régional encore moins régionaliste)- la correspondance s’interrompt (!?) pour la seconde fois après la dernière lettre de 1957, c’est-à-dire après les félicitations de Feraoun à Camus et avant la disparition de Camus dans le tragique accident de circulation en janvier 1960 près de Sens. Depuis plus rien, ou du moins, rien ne nous est parvenu à ce jour encore. Dans la toute première lettre de 1951, Feraoun s’adresse à Camus. Mais la déférence n’occulte pas pour autant des vérités crues : « J’ai pensé simplement que, s’il n’y avait pas ce fossé entre nous, vous nous auriez mieux connus, vous vous seriez senti capable de parler de nous avec la même générosité dont bénéficient tous les autres. Je regrette toujours, de tout mon cœur, que vous ne nous connaissiez pas suffisamment et que nous n’ayons personne pour nous comprendre ». (M. Feraoun, Lettre à A. Camus, Taourirt-Moussa, le 27 mai 1951) Etonnante lettre. Feraoun entre en amitié avec Camus sans la moindre complaisance. Mieux encore, cette incompréhension que Feraoun souligne en 1951 et qui plus est s’adresse au célèbre journaliste auteur de l’enquête sur Misère de la Kabylie n’est-elle pas la meilleure preuve de désaveu de cette enquête ou du moins de ses conclusions fort discutables ? Six années plus tard, six années de silence partagé et c’est Feraoun qui brise la camisole que s’était imposée A. Camus en proie à un profond sentiment de stérilité, dont il confie la douleur et la profondeur à son ami René Char. A l’occasion du prix Nobel, Feraoun écrit à Camus sa deuxième lettre que A. Kassoul commente comme suit : « Six ans plus tard, Mouloud Feraoun écrit à Camus le 30 novembre 1957 : ‘’Cher ami, N’attachez aucune importance, aucune signification au silence des écrivains musulmans’’ (Lettre à Camus, 1957, p. 206) Ce jour-là, l’amitié est présente, même si elle reste formelle. Feraoun se soucie de l’état d’esprit de l’exilé parisien. Trois années après le déclenchement de la révolution armée, Camus paraît inquiet du silence des « écrivains musulmans », lui qui avait imposé une inexistence muette aux indigènes musulmans dans l’univers de la création. Ni le reproche ni l’humour ne sont présents à ce nouveau rendez-vous épistolaire. Tout se passe comme si - à la faveur de quel événement précis ? -, Mouloud Feraoun venait en aide à un ami en proie au désarroi. « Lorsque Roblès, notre ami commun, me parle de vous, il me rapporte jusqu’à vos secrètes pensées que vous ne lui celez jamais et j’en suis arrivé à être au courant de vos opinions, de votre angoisse, de votre souffrance. Croyez-vous que vos confrères vous connaissent de la sorte, même s’ils vous comprennent et vous apprécient mieux que je ne puis le faire ? » (Lettre à A. Camus, 1957) Les accents de sincérité ne trompent pas et nous rendent encore aujourd’hui, dans toute leur force, la présence d’un homme rayonnant de chaleur humaine et qui, tel un bon maître, poursuit sa leçon. A un Camus souffrant, il raconte l’histoire vraie d’une fille de « terroriste » sauvée par des soldats et des médecins français, tandis que dans la logique de la guerre le père mourait sous la torture. « Des histoires de ce genre, ou d’un autre genre, il y en a des centaines comme vous savez. Elles ont toutes le même caractère, le même visage : l’image de votre pays. Un matin, j’ai vu sur ce visage crispé se dessiner un imperceptible sourire qui n’était pas de douleur, c’était l’annonce du prix Nobel. Alors je me suis précipité à la poste pour envoyer mon télégramme sans en avoir soufflé mot à personne. Avec l’espoir qu’il vous apportera à son tour, ce sourire imperceptible.» (Lettre à Camus, 1957) M. Lakhdar Maougal El Watan 13 avril 2006 Les chemins qui montent La consécration révélée Après Le fils du pauvre (1950) suivi par La terre et le sang (1954), Mouloud Feraoun publie un troisième roman, Les chemins qui montent (1957) en pleine guerre d’Algérie. Ce roman de la tourmente traduit avec une exemplaire adéquation la constellation chaotique qui secoue l’Algérie, l’éclatement de la famille des Ameur, la guerre anticoloniale, le choc des communautés, le désarroi d’une société bousculée entre l’exigence de modernité (l’ouverture et la tolérance) et le poids ancestral des traditions d’honneur (l’incontournable vendetta) le tout caractérisant l’extraordinaire lucidité du témoin écrivain. Ce roman saisit ouvertement la thématique amoureuse dans l’écriture romanesque à la suite de l’initiative de Mouloud Mammeri (La colline oubliée-1952) et Kateb Yacine (Nedjma-1956). L’inscription de la thématique amoureuse dans une œuvre de terroir sur laquelle plane un implacable ressentiment de vengeance d’honneur qui rappelle les romans de Prosper Mérimée ou mieux encore ceux de Stendhal. Ce roman est avant tout un roman d’amour et de vengeance, mais la romance est troublée par l’irruption de la conflagration et de la guerre. Mouloud Feraoun le souligne sans toutefois s’attarder sur ce fait qui peut-être aura détourné le cours d’un roman en élaboration : « J’ai été pris de vitesse », confiera Feraoun à son éditeur. Le caractère singulier du roman, c’est que l’énigme est dénouée dès l’ouverture. Ce roman s’ouvre sur la mort, mais cette mort est-elle la suite logique d’une querelle de jalousie ou est-elle la conséquence tout autant logique d’une vengeance selon les règles ancestrales de la vendetta ? Ce composé de veines littéraires consacrées renvoyant directement aux sources stendhaliennes voire mériméennes (c’est le côté classique du goût feraounien - classique et non scolaire comme l’auront suggéré les critiques malveillantes ou stériles) va tisser la trame romanesque de ce roman qui est indiscutablement le plus beau et le plus réussi des romans de Feraoun (à mon humble avis). Le roman est inscrit dans sa conception classique comme récit de vie, récit d’aventure amoureuse, avec un dénouement tragique ou dramatique). En ce sens, il serait fastidieux de considérer ce roman, comme ceux qui l’auront précédé, de roman moderne, car il voit le jour au moment même où la notion de modernité romanesque et d’écriture a totalement changé de sens et de portée : Michel Butor pour le roman européen étant passé avant et Kateb Yacine pour le roman francophone aussi. En toile de fond de l’intrigue amoureuse ou celle de la vendetta, le contexte socio-historique de la décolonisation ne manque pas de faire irruption dans le texte romanesque sans pour autant ni le pervertir ni le dénaturer. Les chemins qui montent explicitent plus ouvertement, plus directement et in situ la nature réelle du conflit colonial. Sans doute, Feraoun a-t-il pu lire la revue que son ami Jean Sénac avait coordonnée et dans laquelle Mouloud Mammeri avait fait un bilan du colonialisme sans la moindre concession. Nous trouvons la trace dans le roman de Feraoun : « Les colons occupent les meilleures places, toutes les places et finissent toujours par s’enrichir. . . On finit par les appeler à gérer la chose publique. Et, à partir de ce moment, ils se mettent à parler pour les indigènes, au nom des indigènes, dans notre intérêt bien compris et accessoirement dans le leur. . . Chez nous, il ne reste rien pour nous. Alors, à notre tour, nous allons chez eux. Mais ce n’est ni pour occuper des places ni pour nous enrichir, simplement pour arracher un morceau de pain : le gagner, le mendier ou le voler. . . Notre pays n’est pas plus pauvre qu’un autre, mais à qui est-il notre pays ? Pas à ceux qui crèvent de faim, tout de même. Cette interrogation sur le pays, sur son statut et surtout sur sa nature réelle expose en même temps le statut du colonisé, de son passé comme de son devenir. Cela débouche sur une épaisse revendication vitaliste sans la moindre amphibologie ni ambivalence : le pays comme les hommes sont en situation de déni de reconnaissance. Comment dès lors, l’amour peut-il y trouver son expression quand tout l’environnement lui manifeste hostilité et contrainte. Mais ce qui semble surdéterminer les êtres, les hommes surtout, c’est cette culture ancestrale pesante mais combien réelle et fonctionnelle, qui impose le recours à la loi de la vendetta pour assouvir l’exigence de l’honneur de la vengeance. Le roman ne s’ouvre-t-il pas sur l’assassinat de Amer n’Amer. Cet incipit ne détermine-t-il pas le sens de l’œuvre comme devant souscrire au code traditionnel des usages spécifiques incontournables, ceux-là mêmes qui s’étaient imposé à Prosper Mérimée, le romancier romantique du XIXe siècle ? Mais le roman ne saurait se limiter à cette histoire de vendetta sous peine de paraître un pastiche ou un plagiat du roman régionaliste du XIXe siècle français. Voilà pourquoi le génie de Mouloud Feraoun ajoutera cette note vitaliste singulière qui construit et structure tout le projet feraounien ; le droit à la vie, aussi bien pour le pays que pour les êtres niés dans leur existence et déniés dans leurs droits. « Tu veux vivre ? Voila la vie. Lutte pour ne pas mourir et tes mains seront calleuses. Marche pieds nus et tu fabriqueras une semelle épaisse de ta peau. Entraînes-toi à vaincre la faim et tes traits se tireront, s’aminciront : tu prendras une mine farouche que la faim elle-même contraindra. Travaille pour vivre, uniquement pour vivre. Jusqu’au jour où tu crèveras. De grâce, ce jour, ne l’appelle pas. Qu’il vienne tout seul ! parce qu’enfin, tu vois bien, la vie est belle ! » Incroyable mais vrai, pourtant. Ce roman a aussi été jugé comme roman de l’assimilation (a contrario, in C.A. Anthologie, Bordas, Alger. 1990) et/ou du malaise identitaire (J. Dejeux in Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, 1984, page 800). Ce roman exprimerait selon eux et l’échec et le dépit qui s’ensuivit d’une telle entreprise, l’assimilation (!). M. Lakhdar Maougal El Watan 6 avril 2006 Mouloud Feraoun, la terre et le sang Qui assimile qui ? A la veille de la Guerre de Libération nationale (1954) et au lendemain même de la bien affligeante affaire de La colline oubliée (1953), Mouloud Feraoun publie son deuxième roman, La terre et le sang. Second texte après le récit de la vie dure mais digne au village, ce roman intervient dans l’intervalle qui a vu s’établir (1951), démarrer puis s’étioler(1957) les relations épistolaires entre Mouloud Feraoun et Albert Camus écrivain bien célèbre déjà et à la veille d’une consécration universelle (Prix Nobel, 1957). Afin de bien cerner le projet feraounien, projet indiscutablement patriotique car il chante l’attachement viscéral à la patrie, la terre ancestrale peu nourricière certes mais jamais ingrate, il n’est pas inutile de rappeler l’engagement esthétique de Feraoun. L’acte de naissance de la vocation littéraire de Feraoun, précisera Christiane Achour (Anthologie de la littérature algérienne de langue française, ENAP-Bordas francophone, Paris, 1990, p. 51) se réalise aux vacances de pâques de 1939). Il s’agit sans doute de l’esquisse du Fils du pauvre lequel ne sera achevé et publié que dix ans plus tard et réédité en 1954 aux éditions du Seuil. Ainsi donc, Le fils du pauvre voit le jour presque au moment même de la publication de l’enquête de Camus sur Misère de la Kabylie. Pourquoi Mouloud Feraoun a-t-il focalisé toute son attention sur le terroir, sur la culture régionale, sur la spécificité kabyle ? Régionalisme et/ou ethnicisme comme l’ont souligné ses détracteurs ? A-t-il été sensible aux deux graves crises idéologico-politiques qui avaient secoué la vie politique algérienne à la fin des années 1940 - la crise dite berbériste - et au tout début des années 1950 - l’affaire de La colline oubliée - ? Avec une si appuyée et si volontariste certitude, Christiane Achour écrit en 1990, peu de temps avant de se retirer en France suite aux lamentables déboires dont elle fut surtout la victime à l’université d’Alger et suite aux menaces réelles ou supposées que feront peser les « activistes » intellectuels et journalistes sur les innocents groupes pacifistes victimes de la tragédie nationale (appellation contrôlée et consacrée par la loi) avec entre-temps une première brèche dans le fondement idéologique du pouvoir en place qui intègre la dimension berbère dès 1989 à la citadelle des constantes nationales, jusque-là névrotiquement arabo-musulmanes : « Mouloud Feraoun est un des écrivains algériens les plus connus, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Son œuvre, écrite en français, dans une perspective essentiellement régionale et peu engagée dans le sens nationaliste, d’un ton fortement influencé par la laïcité IIIe République, maintient sa consécration « nationale » (les guillemets sont de C. A. ) aujourd’hui, dans un nouvel environnement culturel qui tend à se définir prioritairement par son fondement arabo-islamique. » (sic, p. 51) La terre et le sang (1954) vient confirmer et souligner plus le souci que l’intérêt de Mouloud Feraoun pour le terroir comme lieu d’inscription d’une littérature avant tout esthétiquement réaliste, patriotiquement engagée et résolument progressiste. Cela se matérialise et se symbolise justement dans la description quasiment minutieuse du processus d’ouverture du ghetto kabyle à la modernité et à la vie tendue vers le changement et vers la revendication d’émancipation citoyenne. Nous avons vu comment dans Le fils du pauvre, cette ouverture est partie de l’éclatement du cercle concentrique autour de Taâssast (au sens foucaldien du terme - voir M. Foucault : l’histoire de la folie à l’âge classique, 1966) avec Ramdane qui quitte le village et émigre et jusqu’à son fils Fouroulou qui de l’école passe au lycée de Tizi Ouzou en s’éloignant de l’épicentre. Cet arrachement - qu’on peut lire à la manière dont Foucault (encore lui) explique l’arrachement de Don Quichotte à sa terre natale - La Mancha - avec ces mêmes si pathétiques et si sublimes illusions - ce départ forcé de Ramdane, puis cette entrée volontaire et voulue dans la « gueule du loup » de Fouroulou, tournent court chez Mouloud Feraoun. Le réalisme plus puissant balaie les supputations artificielles (sur l’émigration comme sur l’exil) et les superficiels survols. La terre et le sang continue l’implacable logique de révéler et de dénoncer le système colonial discriminatoire : Ameur Ou Kaci, le fils de l’émigré, revient au village après une si longue absence et y ramène de surcroît, en butin de guerre, Marie la Française qui sera assimilée à la vie kabyle, totalement assimilée mais qui ne sera jamais un cheval de Troie. Cette logique de Feraoun ne semble pas avoir convaincu ses lecteurs critiques attitrés qui l’accablent encore d’avoir été en période coloniale l’écrivain ayant initié et développé « une attitude plus contemplative qu’active » (sic, C. A. op. cité. p. 53), attitude présentée encore au début des années 1990 comme un recours à « la description socio-ethnique qui mêle, de façon assez déroutante, l’attachement et le désabusement : l’attachement que l’on porte au village est tempéré par les manques qu’il manifeste. Cette ambivalence fait du style de Feraoun ce style particulier de nostalgie ironique et résignée à la fois, comme si on devait s’excuser de quelque chose ». (C. A. ibid. p. 53) Dans la précédente chronique, un jugement hâtif - pan sur ma gueule - m’avait conduit à dire que l’assimilation de Marie la Française à la société kabyle n’avait pas été vue auparavant. Cela est inexact : l’oubli étant une seconde nature. C. Achour le souligne quant à elle non sans avoir insisté sur La terre et le sang comme « le roman de la terre kabyle que l’émigré retrouve après son exil, mais c’est aussi le roman d’une assimilation ». En effet, elle conclut à une espèce d’intertextualité entre ce roman de Mouloud Feraoun et deux autres romans de Choukri Khodja (Mamoun-1928 et El Euldj captif des barbaresques-1929). Cette bien maladroite conjecture laisse penser que le sort de Marie la Française serait comme celui de Bernard Ledieux, le captif converti des corsaires barbaresques, condamné à revenir à sa chapelle d’origine en abjurant en pleine mosquée (A. C. ibid. p. 31). Choukri Khodja trouvera grâce aux yeux de l’universitaire n’étant pas suspect de berbérisme potentiel car c’est un bon musulman non laïc, interprète judicaire de surcroît, élève de la division supérieure de la grande Médersa - comme le sera Mostefa Lacheraf plus tard. Ses personnages reviennent à la religion de leurs pères et c’est la religion qui constitue pour eux le rempart contre toute assimilation. Heureusement, ou malheureusement, Marie l’épouse de l’émigré Ameur Ou Kaci est laïque comme son auteur. Sacré Mouloud ! M. Lakhdar Maougal El Watan 30 mars 2006 Mouloud Feraoun, les fils de pauvres, « fellagha » (. . . ) Les leçons de la littérature et de l’histoire Dans le chapitre qu’elle a consacré à Albert Camus et Mouloud Feraoun (in The Algerian Destiny of A. Camus Translated by Philip Beitchman, Academica Press, Nevada (USA), chapitre 7, Mythologies et réalités), Aïcha Kassoul revenant sur l’enquête sur la Misère de la Kabylie (A. Camus, 1939, Essais, La pléiade, Paris 1972. p. 903-918) écrit au sujet de l’attitude de Mouloud Feraoun : Le bon maître en vérité ! Doucement, il déroule sa leçon destinée à des « mauvais » élèves qui sont algériens malgré le meurtre littéraire de leurs compatriotes, et qui se doivent, parce qu’ils sont Algériens, de prendre en charge l’Algérie dans toutes ses composantes. La leçon prend une saveur particulière si l’on voit qu’elle s’adresse exclusivement à Camus qui trouve un homme en face de lui, un Algérien qui existe par-delà son absence dans l’œuvre du Français. Mieux encore ! un Algérien qui a décidé d’exister et de se faire connaître à partir du néant fictionnel de La Peste. L’ironie est à son comble, et serait de nature à justifier le long silence qui s’installe entre les épistoliers après ce premier contact. On ne peut croire que Camus n’ait pas senti les flèches qui lui sont décochées par un Feraoun respectueux mais décidé à dire des vérités, à s’engager sur un chemin où le « nous » et le « vous » se rencontreraient et se reconnaîtraient à parts égales d’humanité. La double et fine hypothèse de travail et de lecture de la controverse indirecte Camus / Feraoun oblige à relire Le fils du pauvre comme une réponse du montagnard algérien de Tizi Haibel à l’exilé parisien qui a osé faire une enquête en 1939 à la veille de la Seconde Guerre mondiale à quelques semaines à peine de la remobilisation de la chair à canon pour défendre la France menacée d’invasion par les troupes nazies. Dans un des tous derniers textes de cette enquête (la conclusion, pp. 936-938) Camus écrivait confirmant les jugements des ethno-anthropologues et réaffirmant le caractère mortifère de la Kabylie, « Qu’une politique lucide et concertée s’applique donc à réduire cette misère, que la Kabylie retrouve, elle aussi, le chemin de la vie (souligné par nous), et nous serons les premiers à exalter une œuvre dont aujourd’hui nous ne sommes pas fiers » (p. 937). Mouloud Feraoun en réagissant au jugement d’A. Camus semble avoir conçu Le fils du pauvre (1950) comme une réponse directe et sans ambiguïté à l’enquête sur la Misère de la Kabylie (1939). D’abord, dès les premières pages et avec un humour fort caustique, Mouloud Feraoun déconstruit en une sentence proverbiale amusée toute la logique sérieuse et grave que Camus voulait imposer du cliché de la Kabylie, terre de misère et enfer de vie « Notre paradis n’est qu’un paradis terrestre, mais ce n’est pas un enfer. » (M. F. Le fils du pauvre, 1954, Seuil, Point, réédition 1995, p. 15) Cette aporie construite sur l’opposition manichéenne de « paradis » et d’ « enfer » ne manque pas de donner l’impression, voire la certitude d’être une réponse à des assertions discutables sur la vie des Kabyles. C’est pourquoi, le texte visé ne pouvait être que celui déjà fort célèbre d’A. Camus qui avait mis la Kabylie sous les feux de la rampe à la veille de la guerre, la grande guerre. Il est d’abord à noter le ton mi-figue mi-olive et fort probablement humoristique du proverbe feraounien. Le texte pourtant sérieux se présente comme une chiquenaude amusée et goguenarde, une boutade un peu bon enfant qui ne vise ni à blesser ni à froisser, mais simplement à contredire et à révéler. Ensuite, le texte décrivant la vie quotidienne dans les villages de Kabylie montre une société traditionnelle certes, archaïque assurément, mais indiscutablement vivante et bel et bien vivante jusque dans les conflits entre frères (Lounis et Ramdane) ou entre voisins et même les voisines et en toute mixité de surcroît (la rixe générale au village). Ce vitalisme naturel dans une communauté est bel et bien un évident signe de vie. Avec le retour de l’émigré (Ramdane) et avec le départ au collège à Tizi d’abord puis à Alger ensuite de Fouroulou débarrassé enfin de la peur et de l’angoisse du villageois, la Kabylie de Feraoun à l’inverse de celle d’A. Camus est véritablement en train de revivre, de renaître, tel un phénix. Ce retour de Ramdane après un exil économique vient répondre aussi et directement aux propositions camusiennes de 1939. Par ailleurs, tout le Sud de la France se dépeuple, et il a fallu que des dizaines de milliers d’Italiens viennent coloniser notre propre sol. Aujourd’hui, ces Italiens s’en vont. Rien n’empêche les Kabyles de coloniser cette région. On nous a dit : « Mais le Kabyle est trop attaché à ses montagnes pour les quitter. » Je répondrai d’abord en rappelant qu’il y a en France 50 000 Kabyles qui les ont quittées. Et je laisserai répondre ensuite un paysan kabyle à qui je posais la question et qui me répondit : « Vous oubliez que nous n’avons pas de quoi manger. Nous n’avons pas le choix. » (A. Camus, op cité p. 932). Mouloud Feraoun démythifie la fatalité de l’exil et l’incontournable nécessité de l’émigration. Enfin, au sujet de l’incompréhension de Camus pour les problèmes de la Kabylie dont Mouloud Feraoun semble lui faire le mesuré reproche ou le grief amical dans ses correspondances (Lettres à ses amis), elle est liée au fait que Camus ne connaissait rien de la Kabylie ni de sa langue et encore moins de sa culture populaire dont s’abreuvait quotidiennement et profondément Feraoun. Le témoignage que rapporte Camus de la bouche d’un paysan kabyle qui parle de résignation à l’émigration (on n’en doutera pas par respect à la parole de Camus qui a fait somme toute un travail de révélation engagé et fort appréciable à l’époque) est par contre catégoriquement démenti par toute la culture de l’enracinement et de « thamourth » dont la chanson populaire kabyle n’aura jamais cessé depuis le début du XXe siècle de se faire l’écho à travers des textes saisissant de beauté, de dignité et de tendresse comme ceux de Cheikh Hasnaoui (lghorva tajrah ouliw, La maison blanche, Njoum Ellil, Rod balek, etc. ) ou de Akli Yahiatène, voire de Allaoua Zerrouki. M. Lakhdar Maougal El Watan 23 mars 2006 Entre assassinat et crime post-mortem Chronique d’une amnésie au long cours Né le 8 mars 1913, Mouloud Feraoun est mort par assassinat physique le 15 mars 1962 la veille de l’indépendance, au moment même du cessez-le-feu en compagnie d’un groupe d’enseignants affectés à la gestion de centres sociaux et mitraillés par des terroristes de l’OAS. Il venait d’avoir à peine 48 ans. Il laissait en l’espace d’une décennie une production appréciable en romans (Le fils du pauvre, 1950, La terre et le sang, 1953, Les chemins qui montent, 1957, Jours de Kabylie) et un recueil de poèmes traduits de Si Mhand Oumhand (Les Isefra, 1960). En chantier, il laissait également pour la postérité Le Journal publié en 1962, Lettres à ses amis (1969), et un recueil de nouvelles, L’Anniversaire (1972) De tous les écrivains algériens, à l’exception de Jean Sénac, dont il était aussi l’ami, il fut le seul à avoir connu, bien connu, Albert Camus. Il eut un échange de correspondance avec lui. Malgré le fait d’avoir été assassiné par l’OAS, Mouloud Feraoun devra payer encore un indigne tribut aux vigiles du terrorisme universitaire qui accableront, dès les années 1970, la quasi-totalité des écrivains algériens francophones de la période nationaliste les accusant d’avoir été des assimilationnistes (hizb frança : parti de la France). Aussi, pourra-t-on à juste titre parler pour Mouloud Feraoun comme pour Albert Camus de crime post-mortem, ce qui appelle toute l’attention sur un double assassinat, physique d’abord qui le ravit à sa famille et à sa patrie suivi, une décennie plus tard, d’un assassinat universitaire qui, paradoxalement, le rend à la famille des hommes de lettres et le sort de l’oubli. Il faut toute la bêtise crasse et la niaiserie haineuse de faux lettrés « chiens de garde » pour provoquer une résurrection par assassinat post-mortem. Quand il entre en production littéraire à la fin des années 1940, début des années 1950, Mouloud Feraoun livre un ouvrage modeste, Le fils du pauvre, que les éditions du Seuil amputeront en réédition d’une bonne partie (il est à espérer qu’une traduction de l’œuvre intégrale voie le jour). Le livre édité en 1950 passe d’abord inaperçu. Il n’est mis sous les feux de la rampe qu’en 1954 quand les éditions du Seuil le publient enfin. Il y a à l’évidence derrière cet événement qui peut paraître banal, un ensemble d’indices qui méritent attention et qui auront longtemps servi à de faux procès et de véritables purges intellectocides. Mouloud Feraoun fait la connaissance d’Albert Camus en 1951, grâce à Emmanuel Roblès leur ami commun. Dans une lettre adressée à Camus, Feraoun nous informe que ce dernier avait été touché et intéressé par Le fils du pauvre. Malheureusement, nous ne disposons pas, et à ce jour, de la lettre de Camus ni d’aucun texte de Camus au sujet du livre de Feraoun. Les éditions Gallimard qui ont assuré la publication intégrale de l’œuvre de Camus n’ont fait aucune place et pas la moindre allusion à ce texte ni à son auteur. Bien plus, l’amitié de Camus pour Feraoun ne lui aura pas ouvert les éditions Gallimard, comme pour d’autres à l’instar de Sénac, et encore ! Quel aura pu donc être l’intérêt de Camus pour Le fils du pauvre de Mouloud Feraoun ? La question, n’ayant sans doute plus aucun intérêt pour l’actualité, n’en demeure pas moins une curiosité saine à assouvir et qui aurait dû, tout d’abord, faire réfléchir ceux qui poignardèrent à froid Feraoun à titre post-mortem et leur éviter les discours incantatoires infâmes parce qu’infamants. Traitant de la vie quotidienne en Kabylie, l’ouvrage décrit la vie paysanne au village, puis la vie citadine à Tizi Ouzou. Ensuite, il nous donne à voir une Kabylie qui n’a presque rien à voir avec l’enquête sur la Misère en Kabylie qu’Albert Camus une décennie plus tôt publia dans Alger Républicain (juin 1939). La volonté farouche que décrit Mouloud Feraoun d’une population attachée et accrochée viscéralement à la terre ancestrale apporte un démenti cinglant aux assertions et aux conclusions camusiennes sur la résignation des Kabyles à s’expatrier et à émigrer massivement dans le centre de la France comme le prétendait l’enquête à la veille de la Grande Guerre. Le fils du pauvre contredit Misère de la Kabylie comme cela aura été démontré dans un récent ouvrage (*). Le second ouvrage qui sera le premier à être publié par Le Seuil en 1953 confirmera cet ancrage dans la patrie ancestrale. La Terre et le sang illustre bien la force de caractère du paysan kabyle. Après une émigration, Ameur Ou Kaci revient au village avec Marie sa jeune épouse française. Celle-ci sera assimilée et totalement assimilée à la communauté villageoise montagnarde. Mais de cette assimilation totale, personne ne parlera, car elle contrevient au cliché conservateur si pratique pour les manipulateurs. Le retour de Ameur chez sa vieille mère Kamouma contredit les conclusions camusiennes de 1939 qui vont servir aux services de propagande et d’action psychologique de l’armée coloniale dans leur offensive contre le traditionalisme kabyle. Déformée par la critique de l’école coloniale, la littérature de Mouloud Feraoun qui est authentiquement nationaliste va être relue et dénaturée par les vigiles-répétiteurs de l’institution inquisitoriale universitaire algéroise comme assimilationniste et quasiment procoloniale. Le second intérêt cardinal de la littérature de Mouloud Feraoun, c’est de témoigner du regain de vitalisme de la société kabyle. Tous les ethno-anthropologues auront considéré celle-ci comme une société de culture mortifère, et Mammeri aussi, entre 1939 et 1969. C’est grâce à Feraoun que Mammeri perçoit le profond souffle de revitalisation de la société berbère qu’il avait décrite enserrée et mortifiée. Il reconsidérera profondément son jugement (préface de la réédition, ENAG, 1990). Nous y reviendrons. M. Lakhdar Maougal (*) A. A. Kassoul et M. L. Maougal, The Algerian destiny of A. Camus Translated by Philip Beitchman Academica Press, Nevada (USA) L'Expression 16 mars 2006 L’humaniste assassiné par des inhumains Combien de temps faut-il pour produire une intelligence de cette trempe? Voilà maintenant quarante-quatre ans que fut lâchement assassiné Mouloud Feraoun, une grande figure de la littérature algérienne, alors qu’il participait à une réunion des centres socio-éducatifs à Ben Aknoun, dont il était inspecteur, un certain 15 mars 1962, par l’Organisation criminelle l’OAS à quelques jours seulement de la signature des accords d’Evian. C’est le 8 mars 1913, que naquit l’écrivain à Tizi Hibel (Tizi Ouzou), dans une famille très modeste, pour ne pas dire misérable, comme il en existait partout en Algérie. Combien de temps faut-il pour produire une intelligence de cette trempe, pour accumuler tant de savoir ? On l’avait assassiné dans le but évidemment de priver l’Algérie de demain de son élite, de ses guides de son intelligentsia. Parce que l’homme était aussi un éducateur, un formateur des cadres de demain et plus que jamais un observateur lucide plus qu’avisé. L’OAS, à travers cet acte ignoble, visait surtout l’Algérie. «A retrouver tant d’intelligence, de sensibilité, de pouvoir créateur, s’avive le regret d’une mort injuste qui, le 15 mars 1962, faisait disparaître l’un des plus grands écrivains de l’Algérie», témoignait son ami écrivain Emmanuel Roblès. De même que reconnu de tout le monde et ayant accédé au sommet de l’échelle dans le domaine de la littérature, l’homme n’a pas pour autant sous-estimé ou délaissé son métier d’instituteur, dont la mission lui tient à coeur. «Il est courant pour les écrivains de parler de second métier. Pour ma part, je n’ai qu’un métier. Ce métier, je le remplis bien. . . Dans ce domaine, nos efforts n’ont jamais été stériles ou vains», écrit-il dans des lettres à ses amis. Mouloud Feraoun étonne par son style facile, simple mais réservé. Ses oeuvres qui sont d’une lucidité éclatante, dont la transcription des faits réels dépasse l’entendement, sont aussi des études sociologiques. En somme, un auteur réaliste sans artifices et un témoignage de son temps qui rendait compte de la vie quotidienne des siens sans honte ni maquillage. «La floraison (de la littérature algérienne) s’explique par notre impérieux besoin de témoigner sincèrement entièrement, de saisir notre réalité sur le vif et dans tous ses aspects afin de dissiper des malentendus tenaces et de priver les consciences tranquilles de l’excuse de l’ignorance. La voie a été tracée par ceux qui ont rompu avec un Orient de pacotille pour décrire une humanité moins belle et plus vraie, une terre aux couleurs moins chatoyantes mais plus riche de sève nourricière; des hommes qui luttent et souffrent, et sont les répliques exactes de ceux que nous voyons autour de nous (. . . )», (écrit-il dans l’Anniversaire). Un homme juste s’est éteint injustement. Ainsi, l’a décidé l’OAS à quelques jours de l’indépendance de l’Algérie. Le grand humaniste fût donc privé de voir les siens déferler de joie dans les rues, ruelles et coins du pays. Abdeslam Aouadène La Dépêche de Kabylie 16 mars 2006 Il y a 44 ans, l’assassinat des inspecteurs des Centres sociaux L’espoir assassiné Les assaillants firent sortir six personnes en les appelant par leurs noms pour les aligner face à un mur et les fusiller. Les six inspecteurs sont : Mouloud Feraoun, Max Marchand, Marcel Basset, Robert Eymard, Ali Hamoutene et Salah Ould Aoudia. Le 15 mars 1962, soit trois jours avant la signature des Accords d’Evian qui allaient mettre fin à la guerre d’Algérie, l’Armée de l’Organisation Secrète (OAS), farouchement opposée à toute idée de l’indépendance de l’Algérie, prit d’assaut le Château-Royal à El Biar où s’étaient réunis les inspecteurs des Centres sociaux, un organisme crée par Jacques Soustelle avec l’assistance de Germaine Tillion. Les assaillants firent sortir six personnes en les appelant par leurs noms pour les aligner face à un mur et les fusiller. Les six inspecteurs sont : Mouloud Feraoun, Max Marchand, Marcel Basset, Robert Eymard, Ali Hamoutene et Salah Ould Aoudia. Ces inspecteurs faisaient partie de ceux qui espéraient fonder un dialogue culturel entre les communautés en présence en aidant les plus pauvres et les plus démunis. Ils voulaient servir de passerelle entre ceux que l’histoire et les vicissitudes de la vie opposaient par les armes. Une entreprise humaniste bâtie sur la fraternité et la paix. Ils étaient sans aucun doute les victimes expiatoires d’un ordre violent, imparable et irrésistible inscrit sur le fronton d’un pays qui n’avait d’autre alternative pour accéder à sa liberté que l’ultime solution : la révolte armée. Les Ultras ne pouvaient imaginer un seul instant, qu’après 132 ans d’occupation, de jouissance de privilèges et de négation de l’indigène, il puisse surgir un nouvel ordre qui redonnerait la dignité aux autochtones et la parole aux gueux. Dans une lettre à Emmanuel Roblès, écrivain et ami de M. Feraoun, Ali Feraoun écrit à propos de son père, le lendemain du drame : "Je l’ai vu à la morgue. Douze balles, aucune sur le visage. Il était beau, mon père, mais tout glacé et ne voulait regarder personne. Il y en avait une cinquantaine, une centaine, comme lui, sur les tables, sur des bancs, sur le sol, partout. On avait couché mon père au milieu, sur une table ". Jean Amrouche, moins d’un mois avant sa mort le 16 avril 1962, écrivait dans un message : " Traîtres à la race des seigneurs étaient Max Marchand, Marcel Basset, Robert Eymard, puisqu’ils proposaient d’amener les populations du bled algérien au même degré de conscience humaine, de savoir technique et de capacité économique que leurs anciens dominateurs français. Criminels, présomptueux, Mouloud Feraoun, Ali Hamoutene, Salah Ould Aoudia qui, s’étant rendus maîtres du langage et des modes de pensée du colonisateur, pensaient avoir effacé la marque infâmante du raton, du bicot, de l’éternel péché originel d’indigénat pour lequel le colonialisme fasciste n’admet aucun pardon. Voilà pourquoi les six furent ensemble condamnés et assassinés par des hommes qui refusent l’image et la définition de l’Homme, élaborées lentement à travers des convulsions sans nombre par ce qu’il faut bien nommer la conscience universelle ". Dans l’introduction à la réédition par l’ENAG de ‘’La Terre et le sang’’, Mouloud Mammeri écrivait à propos de l’assassinat de Feraoun : " Le 15 mars 1962, au matin, une petite bande d’assassins se sont présentés au lieu où, avec d’autres hommes de bonne volonté, il travaillait à émanciper des esprits jeunes ; on les a alignés contre le mur et…on a coupé pour toujours la voix de Fouroulou. Pour toujours ? Ses assassins l’ont cru, mais l’histoire a montré qu’ils s’étaient trompés, car d’eux, il ne reste rien … rien que le souvenir mauvais d’un geste stupide et meurtrier, mais de Mouloud Feraoun la voix continue de vivre parmi nous ". Le fils de Salah Ould Aoudia, Jean-Philippe, ne cesse, lui, de chercher la vérité à propos de ce massacre et de réclamer que justice soit faite. En 1992, il fit paraître un livre intitulé : ‘’L’Assassinat de Château-Royal’’ (éditions Tirésias) du nom du lieu qui abritait les Centres sociaux. Dans une contribution qu’il a faite à l’ouvrage collectif ‘’Elles et Eux et l’Algérie’’ (éditions Tirésias-2004), il note : "Le massacre des Centres sociaux éducatifs est un acte dont les tueurs sont tous si fiers qu’à ce train-là tous les sicaires de cette organisation déclareront un jour qu’ils ont tiré sur les six enseignants des Centres sociaux éducatifs. En toute impunité ! En effet, je ne peux pas, juridiquement, poursuivre un seul de ces onze ‘’salopards’’ qui s’autoproclament assassins de mon père et de ses compagnons. Cette indécente impunité des criminels trouve son origine dans les quelque soixante articles détaillant les lois d’amnistie successives qui témoignent de la bienveillance de la République, sans cesse renouvelée, à l’égard de ceux qui ont pourtant voulu la renverser. Merci aux généreux dispensateurs d’amnistie… Ces pardonneurs, toutes tendances politiques confondues, animés du seul souci de l’unité de la nation, se sont-ils préoccupés de ce que pouvaient ressentir les citoyens hostiles à l’OAS et les victimes de cette organisation terroriste ? Et que dire de l’écoeurante complaisance à l’égard des tueurs de l’organisation que celle des médias qui écartent systématiquement le contrepoids que pourraient constituer les témoignages des victimes, face à un Jacques Susini, par exemple, pilier des émissions sur l’OAS et directement impliqué dans le crime de Château-Royal ? L’affaire du général Aussaresses est significative de la prééminence du bourreau au sein de notre société (…) Eh bien, sans que rien ne nous ait préparé, il a suffi qu’un vieux général borgne proclame haut et fort les multiples exactions par lui commises et ordonnées à ses équipes de ‘’spécialistes en liquidation sommaire’’ pour que l’opinion publique franchisse cet obstacle qu’on pensait insurmontable et admette que la ‘’question’’ préalable avait été restaurée par la France pendant la guerre d’Al

gérie. La parole du tortionnaire a été plus convaincante que celle du supplicié, de l’intellectuel et de l’historien le plus éminent ". En 1998, une association a été créée en France à la mémoire de Mouloud Feraoun et de ses cinq compagnons assassinés pour pérenniser le souvenir de ces humanistes tués dans l’exercice de leurs fonctions et pour entretenir la mémoire autour des idéaux qui étaient les leurs par tous les moyens possibles (conférences, distributions de prix, publications,…). L’association compte “poursuivre l’œuvre humanitaire qu’ils avaient entreprise dans le sens de la fraternité et de la paix, et honorer également toutes les autres victimes de l’intolérance et du fanatisme’’. Amar Naït Messaoud La Nouvelle République 15 mars 2006 Château-Royal se souvient. . . Loin d’être un simple acte isolé, cet attentat, qui a visé six hommes réputés pour leur engagement pour des valeurs telles que la tolérance, la fraternité et l’égalité, a jeté l’émoi parmi la population. Un énième seuil de violence venait d’être franchi, un de trop. Aujourd’hui, 44 ans après ce jour fatidique, on se souvient encore de ce que fut le dévouement des trois Algériens : Mouloud Feraoun, Ali Hamoutène, Salah Ould Aoudia et des trois Français, amis de l’Algérie : Max Marchand, Robert Aymard et Etienne Basset, tués abjectement par l’Organisation de l’armée secrète. (OAS) Engagés dans un projet, dont la portée humaine, sociale et éducative dérangeait au plus haut point, les six hommes étaient très vite devenus des cibles à abattre. Lorsque le commando fait irruption dans les locaux de la direction des centres socio-éducatifs de Château-Royal, le sort des six inspecteurs est scellé. Ils sont appelés un à un à l’extérieur. Là, ligotés et alignés le long du mur d’enceinte de l’établissement, ils sont froidement exécutés à la mitraillette. Une fin atroce et injuste. L’«Association des amis de Marx Marchand, Mouloud Feraoun et leurs compagnons», commémore aujourd’hui, à partir de 10h30, à Château-Royal, l’assassinat des six victimes de l’intolérance. La mémoire reprendra ses droits pour se souvenir de tous ces hommes et surtout d’un homme, Mouloud Feraoun. Ecrivain de la première génération, Feraoun a vu le jour le 8 mars 1913 à Tizi Hibel, dans la commune de Larbaâ Nath Irathen. Rentré à l’école à l’âge de 7 ans, Mouloud Feraoun poursuivra ses études à Tizi-Ouzou. En 1932, il intègre l’Ecole normale de Bouzaréah et là il fait la connaissance d’Emmanuel Roblès. Trois ans plus tard, il retourne à son village natal pour y enseigner et se marie avec sa cousine Dahbia dont il aura sept enfants. En 1946, il occupe le poste de directeur à Taourirt Moussa et en 1957, il revient à Alger, pour diriger l’école Nador au Clos-Salembier. Trois années plus tard, en 1960, il est nommé inspecteur des centres sociaux à Château-Royal (entre Châteauneuf et Ben-Aknoun) et c’est là qu’il est tué en 1962. Parallèlement à sa carrière d’enseignant, Feraoun s’est lancé avec succès dans l’écriture romanesque. Le fils du pauvre est publié en 1939, suivi, dix ans plus tard par La terre et le sang qui remporte un franc succès puis c’est Les chemins qui montent, édité par Le Seuil. Cependant, si certains écrits revêtent un certain aspect autobiographique, Le Journal, qu’il commence à rédiger dès 1955 et qui est publié à titre posthume, finira par dévoiler toute la personnalité attachante et humaniste de son auteur. Hassina A. La Dépêche de Kabylie 15 mars 2006 Commémoration Un fils de pauvre…écrivain de toute une ère Il se peut que la pénurie et le dénuement bazardent certains dans le fatalisme et la résignation, comme il se peut, qu’ils les aiguillonnent à s’exempter de cette exécrable infortune et de relever un challenge contre toutes les entraves pour concrétiser leurs chimères ; ce q

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