Tassadit YACINE
Résumé
Les femmes sont naturellement associées à la production culturelle en particulier dans le secteur traditionnel. Comment ne pas établir de lien entre femmes et artisanat ? La poterie, le tissage, la décoration des murs, des jarres à grains, la broderie, etc., est principalement le fait des femmes en de nombreuses cultures. C’est aussi le cas dans de nombreuses régions du monde berbère et bien entendu celles que nous étudions comme la Kabylie. L’objet de cet article qui s’opère au niveau du travail matériel physique concerne aussi la production intellectuelle. Sans entrer dans les détails, j’essaierai de montrer comment les femmes parviennent à exister en tant que productrice et les obstacles qu’elles ont dû franchir pour exister en tant que telles.
Texte intégral
La société kabyle est connue pour son code exacerbé de l’honneur et pour être le creuset d’une civilisation méditerranéenne ancienne où l’homme (au sens latin de vir) occupe un statut hautement valorisé. La suprématie des hommes sur les femmes puise ses fondements dans la mythologie où l’on voit la femme déchoir du statut de mère du monde et de l’humanité pour tomber dans celui de vilaine sorcière1. De nombreux autres récits soulignent les raisons pour lesquelles les femmes doivent être écartées des lieux publics (le souq, par exemple, qui est un espace éminemment masculin) et désavouées parce qu’elles ont trahi Dieu2. Les exemples où l’on retrouve la femme dans cette position de dominée sont nombreux, position qui puise sa légitimité dans le passé mythique. Cette culture mythique intériorisée n’est pas sans incidence sur la pratique sociale et, par-delà, sur les comportements humains.
Le langage, l’hexis corporelle, la division des tâches rappellent de manière constante, à la fois explicite et implicite, les fondements de la suprématie des hommes sur les femmes. Les femmes doivent se fondre dans cet «édifice» social et culturel bâti par les hommes et pour les hommes. Incorporées au groupe social (au sens de pénétrer dans le corps, faire corps), elles ont tenté tout au long de l’histoire de se faire une place dans les limites imparties par l’ordre dominant. Corps anonyme, les femmes ne parlent pas, elles sont parlées. Elles constituent ce corps collectif dominé où elles sont présentées comme un ensemble homogène au sein duquel tous les membres sont semblables. Pour les hommes, les femmes sont «interchangeables». Cependant ce corps dominé est indispensable pour faire fonctionner le monde, le répéter, le reproduire, le mimer sans y «apporter» la moindre touche personnelle, la moindre création. Il est difficile pour elles, surtout si elles sont cantonnées dans cette opposition, de concevoir le monde (au double sens du terme, de le faire et de le penser). À plus forte raison quand il s’agit de création poétique. Lorsqu'il leur arrive de donner vie et sens aux mots, elles ne sont jamais des auteurs, mais des répétitrices. Comme pour les enfants qu’elles portent mais qui ne portent pas leurs noms, elles ne revendiquent pour ainsi dire jamais la poésie qu’elles inventent. Les femmes n’ont pas la propriété de leur pensée. Car l'expression singulière d’une poétesse se confond d’emblée avec l'expression collective dominée par l’ordre établi.
Pourtant, la Kabylie a connu des femmes-poètes comme Yemma Khelidja Tukrift. Dans chaque village, il arrive que les habitants signalent l'existence d'une ou de plusieurs poétesses qui se distinguent du lot. Cependant, leur renommée ne dépasse guère le cadre du village (au sens de la taddart kabyle) ou de la tribu. Signalons que ces femmes sont versées en général dans une thématique en adéquation avec les valeurs reconnues du groupe : religion, morale, épopée. Elles quittent la sphère stricte de la «féminité» (au sens de tâches dévolues) pour celle plus large de la religiosité. C’est déjà reconnaître un lien implicite avec le piège de la communauté, car pour sortir du cadre étroit de la féminité et acquérir la parole (la parole masculine), elles consentent à intégrer dans leur vision du monde les schèmes de perception, d’appréciation et d’action des dominants dont elles sont les porte-parole mandatés, des porte-parole d'autant plus efficaces qu'elles sont dominées.
La poésie orale tout comme la parole obéit à des codes très stricts. L’importance de la parole est le fidèle reflet du statut du locuteur. Elle a ses propres canaux d’émission et de transmission. Marquée par les conditions sociales et culturelles de conception et d’émission, elle peut donner du crédit, du capital social symbolique, comme elle peut vouer son prétendant au châtiment, à la malédiction, à la ruine. Savoir parler, c’est avoir le sens de la répartie et mettre de son côté les hommes, se faire des alliés, mais c’est aussi posséder le monde (bab n yiles medden akw ines, « celui qui possède la langue possède les hommes », dit le proverbe). La poésie féminine joue donc ce double rôle, celui de conforter l’ordre dominant, parce que cet ordre constitue pour elle une référence, et celui de dénoncer son dysfonctionnement, ses injustices et ses hypocrisies. Les femmes représentent ainsi malgré elles ce corps dominé mais révélateur d’une histoire collective inscrite dans les structures sociales et mentales de tout le groupe. Ce sont elles qui vont permettre de mettre en évidence cette dualité à travers la poésie orale, cette dernière obéissant à des codes très rigoureux3.
Le code ancien distinguait en effet deux genres poétiques : celui des valeurs hautement représentatives (la poésie du haut, celle du cœur) et celui des valeurs stigmatisées (la poésie du bas, celle du sexe et des instincts). Ces distinctions se retrouvent projetées dans l’espace géographique (assemblée, souq, champ ou fontaine, cour, maison, etc.), ce dernier constituant un fidèle reflet de l'espace social.
Si la prise de parole implique symboliquement une prise de pouvoir, cela signifie pour les femmes une inversion symbolique de l’ordre. Le mode de fonctionnement des systèmes sociaux exige une cohérence apparente qui consiste en ce que les femmes entrent totalement ou partiellement dans le jeu — et au besoin se laissent piéger par ce dernier — en masquant par leur silence, leur soumission et leur complicité les rapports de force existants. Ce qui signifie nier et, partant, annuler la domination. Car les hommes en tant que dominants ne peuvent apprécier leur pouvoir que s'il paraît naturel, que s'il est librement consenti. Lorsque les femmes, par leur inconduite, les amènent à exercer un rapport de forces brut, révélant ainsi leur tyrannie, cette brutalité est désapprouvée par l’assemblée des hommes.
Sortie de ce cadre, l’expression féminine est donc perçue comme une atteinte à l’ordre public, une inversion des rapports de force et de sens et, plus encore, une inversion du monde. En revanche, quand elle utilise les canaux traditionnels (la voyance, la poésie, le cas extrême étant la folie), elle permet aux femmes de sortir du groupe tout en se laissant récupérer par lui. Adhérer au schéma traditionnel constitue en somme une catharsis nécessaire dans laquelle des vies socialement condamnées sont mises à profit par la collectivité. Tels sont les principes structurant les schèmes de vision de l'opinion publique.
Sur un plan strictement individuel, la poésie induit des situations paradoxales, au sens où la vision dominante est mise en cause. Il est extrêmement difficile pour une jeune fille (même s’il y a des exceptions qui confirment la règle) d'envisager d’écrire ou de vaticiner. En revanche, c'est plus courant chez les femmes mariées. C'est une façon de fuir — pour beaucoup — leur situation de femme sans «avenir» tout en conservant leur statut d’épouse. Se situant à l’intérieur d’un statut social, d’une classe d’âge, elles tentent d’échapper à cette condition. Lorsqu'elles sont reconnues pour leur pratique, elles ont accès au monde extérieur, ce que n'ont pas les femmes protégées par «l'honneur» masculin. Ce sont les nouveaux rapports introduits par cette position de la femme qui méritent d’être étudiés avec rigueur comme nous le verrons plus loin avec Nouara et Fatima.
Ce type d'expression permet aux femmes de sortir de la sphère de la domesticité, de distendre les liens — considérés comme indéfectibles — avec la famille et /ou le mari. Elles échappent au contrôle social, elles se singularisent (elles étaient «nous», elles deviennent «je»), elles affichent une personnalité différente, indépendante du mari qu'elles cessent de représenter. Mieux : il se produit une inversion des hiérarchies et du sens. Le conjoint devient le mari d'une telle, de la voyante, de la poétesse, de la chanteuse. Son identité de mâle, de représentant de son groupe, est entièrement mise en cause.
C'est ainsi que l'on peut décrire les relations entre les femmes et la poésie jusqu'aux années soixante. On ne peut pas dire que depuis, de ce point de vue, la société se soit totalement transformée, mais on peut cependant remarquer l'émergence timide des femmes dans le domaine de la chanson. Les chanteuses kabyles — comme les chanteurs — ont dû rompre totalement avec le groupe pour exister par elles-mêmes. On remarquera qu'elles ne gardent en public que leur prénom, souvent d'emprunt4. Elles n'ont pas de nom, ni d'appartenance (Chérifa, Hanifa, Ourida, Djamila, Anissa, El Djida, Karima, etc.), donc pas d’insertion explicite dans une généalogie. Le chant individuel est souvent l'expression d'une révolte contre la société. Les grandes figures féminines ont souvent connu un destin tragique : elles ont dû fuir leur village, leur famille et souvent un mari imposé. Dans le domaine de la chanson, comme dans bien d'autres, les femmes ont presque toujours eu des rôles secondaires. Les premières femmes qu’on entendit chanter ne furent que des «interprètes». Elles chantèrent leur vie et celle de leurs pareilles. C'est depuis la fin de la seconde guerre mondiale que les femmes kabyles ont chanté en public, c’est-à-dire depuis la création à Alger, en 1948, d’une chaîne de radio. Les premiers textes relèvent du domaine public. Convenons que pendant les années 50 la différence entre le particulier et le collectif5 était difficile à établir.
La division de l'espace reflète donc les rapports hommes/femmes, confortant bien entendu la domination masculine. Des lieux ayant une fonction très importante dans l’organisation sociale sont prédestinés à la réalisation de la poésie chantée ou simplement récitée : la maison, la cour intérieure, la fontaine, les champs, etc. C'est peut-être cette inscription dans l'espace qui peut nous donner une idée de la fonction réelle de régulation de la parole féminine. Car la poésie féminine a une fonction de régulation qu'il est difficile de passer sous silence. L'espace est presque régi en fonction des statuts sociaux et des sexes. Les femmes occupent les parties intérieures à l'abri des regards, les hommes les lieux ouverts et publics. Il ne faut cependant pas croire à une étanchéité réelle entre les deux mondes. La bipartition intérieur/extérieur se reproduit à l'infini. Mais dans l’univers intérieur et féminin il y a des parties plus ouvertes et plus exposées et d’autres qui le sont moins. La cour intérieure est un lieu fermé par rapport à la rue et, en même temps, un lieu ouvert pour le monde plus cloisonné de la maisonnée. Il en est ainsi de l'intérieur de la maison : il y a des endroits plus exposés à la lumière et donc forcément plus éclairés que d'autres qui sont dans l'ombre.
Nous ne prendrons ici que l’exemple de la cour intérieure (dite afrag) où jadis se déroulaient les fêtes. Ces dernières avaient lieu en automne6. L’afrag est l’extérieur de l'intérieur par rapport à la maison mais c'est aussi l'intérieur de l'extérieur par rapport à la place publique – espace spécifiquement masculin – ou par rapport aux champs, appelés symboliquement lexla, le vide. La mixité dans l'afrag est permise lors des fêtes. Un ordre dans le désordre : deux demi-cercles (dits ici ssef) divisent l'espace : d'un côté les hommes, de l'autre les femmes7 qui peuvent chanter voire danser à tour de rôle. Les groupes ne doivent pas se distribuer de n'importe quelle façon. Lorsque c'est une grande fête qui compte beaucoup d'invités et des invités étrangers à la famille, au groupe (par exemple une fête animée par des musiciens, la musique professionnelle attirant beaucoup de monde), on partage la cour en deux à l'aide d'un fil séparateur sur lequel on étend une couverture8. Ce qui montre bien que la séparation est plus symbolique que réelle. Quelle est la signification de ce geste dans la pratique ?
Les textes chantés par les femmes vont garder toute leur substance, leur sens, leur force. Malgré la mixité qui est en somme fictive, ils sont dits publiquement et on y reconnaît les voix des femmes. Soit ! Mais il y a quelque chose qui échappe à l'esprit rationnel ou à un observateur étranger. Le jeu consiste en fait à permettre le déroulement de la cérémonie et à marquer des limites. L’expression des femmes va atteindre son objectif, celui de toucher l’autre, le destinataire masculin, sans altérer l’ordre social. Revenons au statut de la parole et au statut des agents sociaux. En Kabylie et pas seulement là, la parole avait une fonction très importante, elle avait le pouvoir de donner la vie ou de l'ôter. Pour qu'elle soit efficiente, la parole doit être dite en face, dans un face-à-face, elle doit être publique9. La parole par excellence, c'est celle de l'homme d'honneur (aêrdi), de celui qui rompt et ne plie pas. Ce qui suppose un engagement total de soi, des siens etc. Que signifie donc cette parole dite derrière une couverture, derrière un mur, une porte, une parole en fait sans visage ? Cette parole d'exception, de défoulement, s'entend certes mais ne s'écoute pas. C'est une parole qui sort des «tripes » et se dirige derrière l'oreille, derrière le dos. En revanche, la parole masculine va droit au cœur et elle est devant, elle engage car elle est efficiente. Qu’en est-il aujourd’hui, s’agissant de femmes traditionnelles qui s’expriment en public ?
Deux femmes berbères (une marocaine et une algérienne), issues de sociétés pourtant très éloignées, illustrent ce qui vient d'être énoncé : l'expression féminine est souvent une expression totale (au sens de « fait social total » tel qu'on le retrouve en sociologie) dans la mesure où elle reflète la société dans son ensemble. Les femmes, plus que les hommes, ont le souci de rendre compte non seulement des grands événements qui traversent la cité, mais aussi des petits dont personne ne parle (les petits et les grands moments de la vie). C’est à partir de l’extérieur, de l’exil pour l’une et de la ville pour l’autre, qu’elles peuvent faire entendre leurs voix. Il s'agit de Nouara Bali, originaire de Kabylie et de Fatima Tabaâemrant originaire des Aït Baârem dans le pays chleuh. Elles ont en commun plusieurs points. Celui d'appartenir à des régions dont la langue – le berbère – n’est ni enseignée ni reconnue comme langue de culture, celui d'être orphelines, et enfin celui de s’être lancées dans le monde de la chanson ailleurs que dans leur milieu d’origine stricto sensu. Connaissant mieux l'itinéraire et les textes de Nouara, pour lui avoir consacré un ouvrage, je donnerai plus de détails sur elle que sur Fatima.
Nouara est née en 1939 à Amalou dans la région de Bédjaïa. Elle perd ses parents alors qu'elle n'a pas encore dix ans. Son père émigre en France avant la deuxième guerre mondiale. Sa mère doit se battre avec sa belle-mère qui n’entend pas respecter sa position de mère au sein de la structure familiale. C’est ainsi que naissent différents heurts et malentendus et la mère de Nouara quitte le village du vivant même de son époux pour gagner sa vie. Nouara est l’aînée et elle hérite, malgré elle, du comportement révolté de sa mère. À peine sortie de l'adolescence, elle est prise en charge par ses tantes paternelles qui agissent tantôt en protectrices, tantôt en gardiennes de l'ordre masculin. Ce sont elles qui la donnent en mariage et la poussent à divorcer le moment venu. Le jeu du mariage et du divorce commence très tôt pour la jeune femme. Dès l'âge de douze ans, dit-elle, elle entre dans le cycle infernal des mariages ratés, dont certains sont dus au caractère effronté de la jeune femme et d'autres au fait qu'elle n'est pas pleinement femme dans la mesure où elle n'a pas pu avoir d'enfants. À cette «anomalie», s'ajoute le poids de l'exil forcé. Pour des raisons matérielles, elle a suivi ses différents époux en France.
L'exil est un fardeau
Ma solitude aussi
La mauvaise compagnie dont je suis affublée
Me dégoûte (Esseulée)
C'est en France que Nouara apprend l'existence de modes d'expression différents de ceux de la société traditionnelle et qu'elle opte pour les modes de transcription modernes. Car elle découvre l'école à l'âge adulte et fait d'elle-même le cheminement pour acquérir l'instrument nécessaire à sa survie : l'écriture qui lui permettra de transcrire ses poèmes. Mais elle ne s'arrête pas là ; elle effectuera une démarche particulière en s'adressant à une femme anthropologue, proche d'elle par la culture, pour lui transmettre son savoir. Comme pour de nombreuses femmes, ce sont les moments fondateurs de sa vie qui vont ressortir dans ses vers. En premier lieu l'injustice première qui la prive de l'amour de ses parents, en particulier de l'affection de sa mère disparue très tôt :
J'avais dix ans
Lorsque mère disparut
Me laissant seule avec mon frère (Ma mère m'a laissée)
Dans son groupe d'origine, les hiérarchies sont clairement définies : une fille abandonnée d’abord par son père puis par sa mère alors qu’elle était encore enfant n'a pas la même position sociale (c'est le cas de l'auteur) qu'une fille qui a un père. Ce thème revient comme un leitmotiv dans ses vers :
Père tu m'as reniée
Comme si je n'étais pas ta fille
Mère, de moi tu t'es déchargée
Tu n'as laissé aucune trace
Je ne connaissais pas encore la vie
Lorsque vous m'avez abandonnée
Vous m'avez laissée dans les larmes
Alors que j'étais dans l'innocence
Votre cœur n'a pas tressailli
Vous n'aviez pas craint le Seigneur
Je sais que ma complainte est juste
Puisque je suis de votre sang
Vous m'avez laissé orpheline (poème 296)
À ce handicap de départ s'en ajoute un autre : elle n'a pas d'enfant. Nouara le vit comme une injustice, une soumission aux aléas du destin. Elle fait parler les autres femmes qui, directement ou indirectement, la qualifiaient d'arbre desséché, de bouc solitaire, lorsque elle se rendait à la fontaine(tala) ou aux champs (lexla). Même si Nouara vit en France, sa vision est restée celle d'une femme kabyle n'aspirant qu'à répondre à son devoir de femme et d'épouse accomplie. Plus d'une dizaine de poèmes sont consacrés à ce thème. En voici un extrait :
Si j'avais un enfant
Ce serait un jardin de bonheur
Je lui ferais une maison
Et je n'aurais point de souci
Il égaierait mon cœur
Mais la chance m'a vouée à l'abandon.
Elle s'en est allée
Et a effacé la trace de ses pas
Si je n'étais pas stérile
Je ne divorcerais point
Et ne me séparerais pas de l'aimé
J'aurais fondé un nid d'amour
Mais ce n'est point de ma faute
Car traître est mon destin (poème 297)
L'autre point nodal de sa vie concerne sa relation avec les hommes qui ne peuvent être ici que des maris le plus souvent imposés :
J’eus un mariage de contrainte
Tel est mon destin
Sept ans après
La vie est pour nous deux
Amère (Tel est mon destin)
Dans l'émigration, où le groupe se transforme tout en gardant les mêmes moyens de contrôle que dans la société traditionnelle, Nouara aura à se situer par rapport aux différents maris (elle s'est mariée cinq fois) :
J'ai voulu rencontrer
L'âme sœur
L'aimer
Et vivre avec elle
Mais j'ai échoué
Et tout s'est écroulé
Emportant mes espoirs, mes chimères
La vie m'a joué un mauvais tour. (Poème inédit)
Elle doit aussi se situer dans un univers strictement féminin où les positions des femmes sont définies par le statut des époux et par celui que confère la maternité. Ces différents mariages l'ont amenée à affronter belles-sœurs et belles-mères souvent cruelles.
Il serait cependant faux de croire Nouara enfermée dans ses problèmes. Elle s'intéresse à tout ce qui touche son monde : la revendication culturelle et identitaire, l'immigration, les événements politiques qui concernent son pays : Octobre 88 et les événements récents. La trajectoire de cette femme est très significative ; elle permet de saisir sur le vif la création par les agents de modes de production modernes lorsqu'ils se trouvent hors de leur espace «naturel» d'activité.
Fatima Tabaâemrant est beaucoup plus jeune. Elle est née en 1963 à Aït Lakhsas. Elle aussi perd sa mère à l'âge de deux ans. Son père ne tarde pas à se remarier. Très tôt la petite fille est confrontée à son destin. Dès qu'elle peut être autonome, Fatima se lance dans l'aventure du monde extérieur. Loin de la tribu étouffante, mais protectrice à coup sûr, c'est dans l'univers urbain qu'elle affronte les pires difficultés en se confrontant à la dure loi des rapports de forces dans leur extrême brutalité, « Une jeune et jolie fille sans protection masculine est souvent perçue comme une proie dans la jungle du show biz, fut-il balbutiant comme celui du monde traditionnel ». Les femmes traditionnelles, on l'a vu, ne manquent pas de vivre les pires situations pour exercer le métier de chanteuses ou de danseuses. Il en a été ainsi pour Fatima qui a su se battre non seulement pour s’imposer dans la chanson mais pour y imposer son identité de femme et de tachelhit. Tabaâemrant est connue aujourd'hui comme une des stars de la chanson marocaine. Sa voix, ses textes, sa présence sur scène ont contribué à faire d'elle une vedette de la chanson. Comme Nouara, elle chante aussi la condition d'orpheline :
Comment ne pas pleurer, moi, l'orpheline ?
Comment puis-je faire ? mon cœur
Jamais je n'ai trouvé la paix, le souci est mon lot quotidien
Quels que soient mes actes, le souci est mon fardeau
Mort ! Pourquoi n'es-tu pas tendre ?
Tu m'as enlevé ma mère, à moi qui étais si jeune
Tu es insensible au malheur des orphelins
Ne pleure pas, orphelin, Dieu dans sa bonté a tout vu.10 (Poème inédit)
Comme Nouara, elle chante les amours nostalgiques,
Les amours difficiles :
Me voilà je me plains devant mon tendre ami,
Mes souffrances apparaissent mon cœur ne les supporte plus
Mon amour écoute-moi, si tu entends ma plainte
Même si je ne te vois pas je me plains
Je t'expose ce chagrin que tu as laissé. (Dans les plaintes)
Et enfin Tabaâemrent chante sa culture tachelhit (tamazight) longtemps écrasée par les cultures dominantes. La langue tamazight est digne d’être reconnue car elle possède un alphabet permettant son passage à l’écrit.
Je jure que je ne vendrai jamais mon cœur pour de l'argent
Pour le vider du berbère dont il est plein
De même pour la culture je ne me fatiguerai jamais
Trésor, toi le berbère ; c'est Dieu qui l'a ainsi voulu pour nous
Ces trente neuf lettres de ton alphabet tifinagh
Je les ai toutes apprises par cœur, il ne m'en manque aucune
Quelle chance pour toi, berbère quelle grandeur pour ton histoire.
(Poème inédit)
Fatima chante aussi la libération des femmes et leur enseigne la liberté et la transmission de l’expérience.
La fille est colombe à sa naissance
Quand poussent ses ailes elle n'est plus immobile
Libérez-la si c'est là son destin
Qu'elle parte et qu'elle s'occupe d'elle-même
Pour enseigner aux autres ce qu'elle a appris. (Poème inédit)
Les textes de ces deux femmes permettent de comprendre ce qui a été dit. Les femmes relatent la vie, l'inégalité des chances due à leur sexe, les conditions générales et particulières11. Mais ce qui peut surprendre c'est que la poésie féminine dépasse largement la vie privée et publique des femmes. Car ces dernières sont déléguées, comme on peut le voir dans certains poèmes, pour parler des hommes, en leur faveur, mais aussi en les dénonçant, en les démasquant. Dans un cas, comme dans l’autre on voit bien qu'elles ont fait leur l'idéologie masculine. Car rappeler à l'homme son devoir et ses responsabilités d'homme, n'est-ce pas une façon de reconnaître la division sexuelle du travail et la division du travail sexuel ? La bipartition de l'espace obéit à cette division des rôles12. Conformément à la tradition, les femmes ont essayé de respecter cette vision du monde. Il est cependant des événements historiques qui sont déterminants pour les individus et pour les groupes. Il en fut ainsi pour les femmes dont la guerre d'indépendance contribua à changer le statut (dans la pratique). Celles qui chantaient auparavant l'amour vont désormais chanter avec beaucoup plus d'éloquence la résistance. Les hommes ayant déserté la cité, les femmes sont, du coup, devenues les relais du combat masculin. Elles ont pris naturellement les places assignées aux hommes tout en continuant à assurer leurs propres fonctions.
Bibliographie
BOURDIEU, Pierre
1972 Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris Genève, Droz.
1980 Le sens pratique, Paris, Minuit.
1998 La domination masculine, Paris, Seuil.
ELHABIB HACHLEF, Ahmed & Mohamed
1993 Anthologie de la musique arabe (1906-1960), Paris, Publisud.
FRAISSE, Geneviève
1989 Muses de la raison, Paris, Gallimard.
GADANT, Monique
1995 Femmes et nationalisme en Algérie, Paris, l’Harmattan.
YACINE, Tassadit
1987 Izli ou l’amour chanté en Kabylie, Paris, Maison des sciences de l’homme.
1992a Les voleurs de feu, Paris, Éditions La Découverte.
1992b « L’anthropologie de la peur : rapports hommes/femmes en Algérie », Actes du colloque Amours, phantasmes et sociétés, Paris, l’Harmattan.
1994 « La féminité ou la représentation de la peur dans l’imaginaire social kabyle », Cahiers de littérature orale n° 34, p. 19-43.
1995 Piège ou le combat d’une femme algérienne, Paris, Awal/Publisud.
Notes
1 Yacine 1992a, p. 137.
2 Ibid. p. 144.
3 Yacine 1987. Nous avons montré qu’il y avait des règles propres à la société kabyle mais ces règles sont largement inscrites dans un système mythico-rituel beaucoup plus large et spécifique au monde méditerranéen. Les positions sociales sont déterminées par nombre d’éléments liés à la culture (vieux / jeune, initié / non initié, homme / femme), mais aussi en fonction de la position qu’on occupe dans l’espace (dehors / dedans, place publique (tajmaât, agora) /maison, souq / champ, etc.). Les limites qu’imposait l’espace géographique n’étaient rien d’autre que celles qu’imposait la société, espace géographique et espace social étant jadis intimement imbriqués.
4 Il y a, bien entendu,des exceptions comme Bahia Farah, mais c’est surtout en dehors de la Kabylie (comme Mériem Abed) qu’on peut constater ce phénomène.
5 Signalons que la grande cantatrice Taos Amrouche, internationalement connue, n’entre pas dans cette typologie. Elle exprime certes une douleur sociale, existentielle (être ou ne pas être) mais le moteur principal de son action est fondamentalement intellectuel et politique. Marguerite Taos est d’abord connue comme première romancière algérienne, puis comme chercheur chantant des textes recueillis dans et par sa famille.
6. Bourdieu 1972 : la division de l'espace dans la maison kabyle ancienne.
7. Au Maroc les hommes et les femmes organisent de véritables ballets connus sous le nom de ahwac ou ahidous. Selon les régions, les contacts hommes / femmes sont plus ou moins libres. Les femmes du Souss, même dans la fête, sont séparées des hommes par un rideau blanc, ce qui n'est absolument pas le cas dans le Moyen Atlas. Pour plus de précision : Yacine 1994, p. 19-43 et Yacine 1992b. ; voir également Gadant 1995 et Fraisse 1989.
8 C'est un peu les séparations que l'on trouve aussi à l'intérieur de la tente.
9 Bourdieu 1980.
10 Texte recueilli et traduit par Brahim Lasri.
11 Yacine 1995.
12 Bourdieu 1998.
A propos de Tassadit YACINE
Tassadit YACINE est directrice d’études à l’EHESS à Paris. Elle est directrice de la revue Awal, Cahiers d’Études berbères qu’elle a fondée avec Mouloud Mammeri. Spécialiste de littérature orale berbère, elle a publié de nombreux ouvrages dont les plus récents sont : Les voleurs de feu. Éléments d’une anthropologie sociale et culturelle de l’Algérie, Paris, La Découverte, 1993 ; Jean-Mouloub Amrouche : Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943-1961), Paris, L’Harmattan, 1994 ; Chérif Kheddam ou l’amour de l’art, Paris, Awal-La Découverte, 1995 ; Piège ou le combat d’une femme algérienne, Paris, Awal/Publisud.
Écritures d’urgence de femmes algériennes
Paru dans CLIO, N°9-1999
Soumya Ammar Khodja
Résumé
Il s’agit ici de mettre en relief les thématiques portées par des écritures de femmes algériennes, publiées dans les années 90. Thématiques en relation directe avec le réel algérien. Il ne sera pas tenu compte des genres – romans, journaux « de bord », essai… – en tant que tels dans lesquels ces expressions paraissent (ou prétendent paraître), ni de leur qualité littéraire… Le propos est de porter l’attention sur ces écrits en tant que documents forts témoignant de leur temps, de la société qui les a impulsés. Société où se joue, violemment, passionnément, des enjeux essentiels.
Abstract
This article examines the themes of the writing of Algerian women published during the 1990s, themes with a direct relation to the reality of Algeria. It does not consider as such either the literary genres (novels, diaries or journals, essays, etc. ) in which these expressions appear (or claim to appear), nor their literary quality. . . The intention is to focus attention on these writings as documents of their time, of the society that impelled them, a society where violently and passionately essential issues are at stake.
Table des matières
Un cri mais pas seulement...
Écrire pour...
De la jeunesse...
Du patrimoine...
Un autre Islam...
Culture...
Manque de l'altérité...
Essai d'analyse de la société...
Condition de femmes et féminismes...
Initiations
De la mort...
Nécessité et impuissance de l'écriture...
Conclusion...
Texte intégral
Paradoxe et vérité, ce sont ces femmes algériennes, menant le plus dur et le plus périlleux des combats, qui nous aident et nous réconfortent de leur exemple. Écrivant cela, je ne crois pas attenter à la mémoire des hommes, trop longue liste d'égorgés, saignés, abattus, déchiquetés, émasculés, de ceux qui voulaient pour toutes les Nadia un autre destin, comme de ceux qui, faute de temps que donne une longue vie (...) n'avaient pas compris que la richesse inépuisable, essentielle d'un pays est aussi dans ses femmes.
Au commencement était la mer, postface1.
devant la porte une femme dort
un peu de brume au front
une aile noire sur la poitrine
il y a aussi au bord de la fenêtre
pour la bienvenue
la carafe claire du jour.
Algérie 2.
Il est remarquable que depuis quelques années (depuis 1994 environ) fleurissent des écrits de femmes en relation directe avec la réalité algérienne. Ces écrits relèvent de genres différents (Chroniques, témoignages, récits de vie, entretiens, essais, études, romans) et sont de qualité inégale. Publiés en France3, se différenciant par le genre et la qualité, ils ont un dénominateur commun : l'Algérie en « état d'urgence ». Les années 94-95, en particulier, voient s'aligner des productions qui sont plus exactement des chroniques, des « journaux de bord » fixant ces jours terribles, marqués, entre autres, par l'assassinat de citoyens désignés par le terme globalisant d'intellectuels (écrivains, journalistes, universitaires, médecins...). Le fait que les auteurs en soient des femmes, et des femmes qui, de surcroît, publient (écrivent ?) pour la première fois mérite d'être relevé.
De manière générale, la période se caractérise par une floraison d'écritures. Des hommes et des femmes naissent à l'écriture, impulsés, « encouragés » par la situation de leur pays. Cette première fois s'incarne, pour les unes, dans l'écriture de témoignage et pour les autres (au masculin) dans le roman. Je suppose que l'expression du témoignage, plus directe, plus spontanée que celle du roman, est plus le propre de femmes submergées par la douleur et la révolte et ne se préoccupant pas de les filtrer à travers une forme élaborée. Face à un réel d'une violence inouïe, elles ne se sont pas souciées de rechercher une expression distanciée. Leur parole a fusé tel un cri de douleur et d'alarme. Mais cette constatation n'est pas générale et définitive. Elle est ponctuelle, liée aux premières années qui ont vu surgir la violence. Le temps passe, celle-ci semble s'installer durablement. Cette « durabilité » exige certainement une forme plus complexe qui serait celle du roman, en terme d'écriture. Aujourd'hui, de plus en plus de romans – ou d’ouvrages dits comme tels – sont écrits par des hommes et par des femmes. La source à laquelle ils s'abreuvent est encore et toujours l'Algérie violente.
Mon but, dans cet article, n'est pas de procéder à une étude littéraire ni d'avancer des appréciations de valeur. Je veux simplement entendre ces voix (tous genres confondus), en discerner les significations. Que disent ces femmes de l'entreprise de destruction qui secoue leur pays et que retiennent-elles comme objets d'écriture, de discussion dont elles remplissent leurs pages ?
Un cri mais pas seulement...
Quel sens revêt l'énoncé « Écritures d'urgence » ? Je ne peux m'empêcher de penser aux services d'urgence des hôpitaux. Etats graves, situations de maladie (éruptive), d'accidents demandant des soins immédiats, vies en danger... Je crois que ces écritures longent, au plus près, ce point nodal : là où la mort et la vie, haletantes, s'entrelacent le plus férocement jusqu'à se confondre... « Un jour », en Algérie, le réel devint d'une innommable étrangeté. En vrac, en voici quelques aspects : attentat à la bombe à l'aéroport d'Alger (août 1992) ; assassinat de M'Hammed Boukhobza, sociologue, égorgé, éventré dans son domicile (1993) ; Katia Bengana, adolescente, tuée par balles (1994)... La meule de la terreur ne devait pas cesser de broyer les vies humaines. Ce réel devenant de plus en plus fou, chaotique, comment le supporter, lui faire face (ou lui échapper) ? L'écriture semble être une réponse, une réaction. Assia Djebar écrivait dans L’Amour, la fantasia4: « Et les aurores se rallument parce que j'écris ». Dans le contexte présent, l'écriture est d'abord un cri. Naïla Imaksen expliqua lors d'une table-ronde que, ne sachant pas se lacérer les joues pour exhaler sa douleur lorsqu'elle apprit l'assassinat (mai 1993) de Tahar Djaout, journaliste, poète et romancier, elle entreprit d'écrire. Elle le fit dès l'été 19935.
Les premières chroniques (ce terme est présent en titre ou en sous-titre), celles de Naïla Imaksen, d’Assima Fériel6, de Fatiah7, de Nina Hayat8, si elles sont un cri de désespoir et de révolte procèdent aussi d'un travail de deuil. « Action sur la mort, action vers la vie, pour la vie. Mais action côuteuse, douloureuse »9. Elle sont, chacune à sa manière, un mémorial en hommage aux disparus. Les noms de ces derniers sont souvent cités ainsi que les dates et les conditions de leur mort. À tel point, que certaines d'entre elles peuvent constituer un document ponctuel. Le livre de Ghania Mouffok, Être journaliste en Algérie10, qui n'est pas une chronique mais une étude – état des lieux, interrogations – de la fonction de journaliste en Algérie s'ouvre par une liste de journalistes tués de 1988 à 1995. La lecture en est éprouvante. Elle seule suffirait à renseigner sur la gravité du mal qui ronge ce pays.
Écrire pour...
Une exigence, clairement formulée, s'inscrit dans ces textes : « J'écris, j'écris pour décrire l'horreur, pour ne jamais oublier, pour que les jeunes générations se souviennent et ne soient plus jamais tentées par l'aventure criminelle du fondamentalisme... » (Fatiah). « Il faut écrire, filmer, enregistrer et parler. Parler plus vite que les autres, avant qu'il ne soit trop tard et que tout, à nouveau, ne soit démenti » (Assima). Ecrire pour enseigner, pour contrer les mensonges à venir, pour pouvoir déclarer : cela a été11. Cette insistance ayant trait à la nécessité de fixer –d'engranger – ce qui va devenir du passé est due au fait d'un savoir acquis. Le défaut de mémoire, l'histoire falsifiée sont une des causes de la violence qui sévit en Algérie. Il ne s'agit pas de répéter la même erreur, la même trahison. De plus, s'affirme une prise de conscience quant à l'importance de l'écriture (et d'autres formes d'expression) captant l'événement afin de le restituer, de le reconnaître. Comme une façon de ne pas déposséder les victimes de leur mort, les vivants de leurs souffrances.
De la jeunesse...
Toujours en relation avec la mémoire, il convient de relever une attitude qui se répète assez souvent, d'un texte à l'autre. Les auteurs, à travers narratrices et personnages, reviennent à un passé idéalisé : celui de leur jeunesse. Temps heureux des certitudes, des différences culturelles reconnues et assumées. « Comme j'ai pu être jeune » s'exclame Fatiah, citant les chanteurs qu'elle écoutait : France Gall, Françoise Hardy, Sheila, Sylvie, J. Halliday12. Les fins de semaines à la maison, elle les passait à écouter la radio, fenêtre ouverte sur le monde.
Imperceptiblement, se produit une substitution. La jeunesse individuelle devient celle d'Alger, Alger de l'indépendance, jeune, cultivée, hospitalière. « À cette époque-là, l'Algérie était le pays du Tiers-Monde et Alger, une ville cosmopolite (...). À cette époque-là, la cinémathèque d'Alger projetait des films qui ne passaient nulle part ailleurs »13.
À certains égards, cette façon de procéder rappelle celle des aînés. Au colonisateur qui leur déniait tout passé, ils répondaient par les noms de Jugurtha, de l'émir Abdelkader (noms que certains auteurs reprennent), en écrivant des livres d'histoire, des monographies familiales, des anthologies...14
Dans le contexte d'aujourd'hui où l'ampleur et les formes barbares de la violence semblent prouver l'inexistence de la civilisation dans leur pays, les auteurs réagissent en démontrant qu'elle vient d'un passé qui l’a construite.
Du patrimoine...
D'où les références au patrimoine culturel. La prière de la peur de Latifa Ben Mansour insère des pages didactiques concernant la musique andalouse, de nombreuses citations de chants, de contes sur lesquels, d'ailleurs, s'appuie l'architecture de l’ouvrage. Dans ce dernier, en particulier, apparaît une fierté marquée des origines et de l'ascendance familiale.
Sont évoquées également les valeurs transmises, souvent par les pères (même si, par ailleurs, il leur est reproché leur rigorisme). Mais la désignation des pères, figures par excellence de l'autorité et de la sévérité dans la culture maghrébine, renforce leur argumentation. Ceux-là ont su dépasser leurs contradictions en envoyant leurs filles à l'école15, en leur transmettant ce qu'aujourd'hui, elles estiment être le meilleur de l'Algérie. Une Algérie saine et solide, assoiffée de savoir, tendue vers l'avenir.
Un autre Islam...
C'est grâce à ce capital qu'elles opposent une autre image de l’Islam à celle négative de l'intégrisme religieux. L'Islam de leur enfance et de leur jeunesse, enseigné par les pères et les familles, se résume pour l'essentiel à ces mots : amour du savoir, hospitalité due à l'étranger, convivialité... C'est, entre autres, pour cela que l'assassinat des étrangers en terre algérienne relèvent, pour ces femmes, de la profanation, de la trahison.
Culture...
Le temps de la jeunesse, paradis perdu, a été le temps où l'on a beaucoup lu. Défilent les noms de Sagan, Sartre, Breton, Rimbaud, Baudelaire... Dans leurs textes, les auteurs déploient leur science et citent des romanciers, philosophes, poètes, chanteurs, cinéastes, français, maghrébins, arabes. Les créateurs et penseurs les plus anciens sont invoqués, tels que Rabia Al Addawiya16, Djallal Udine Roumi17.
Manque de l'altérité...
L'une des conséquences du terrorisme pratiqué en Algérie est qu'il reste très peu d'étrangers en ce pays. Conséquence déplorée par les unes et les autres. Plus que cela, l'altérité est ressentie comme un apport vital, comme une fenêtre grande ouverte sur le large et la ressemblance (être uniquement entre soi) comme étouffante et mortifère.
Essai d'analyse de la société...
Douloureusement concernées, tentant d'appréhender une réalité mouvante, explosive, les auteurs esquissent des analyses de la société algérienne. Si elles ne cachent pas leur stupéfaction devant la haine dévastarice n'épargnant même pas les enfants, elles ne sont pas étonnées que le pays vive de graves problèmes. La corruption, le laxisme, l'indifférence au savoir, l'Histoire trahie, l'absence de démocratie, la mise à l'écart des femmes... ne pouvaient que générer une situation intenable. Des réflexions sur l'arabisation mal menée, sur la modernité « authentique et non pas de façade encore plus destructrice » (Fatiah), sur l'école, sur les médias, le pouvoir, la condition des femmes ponctuent les écrits. Écrits qui font entendre une parole de réflexion et d'analyse, parfois naïve. Cette parole s'affirme dans Une Algérienne debout18, Une autre voix19 et, dans une certaine mesure, dans Une femme traquée20.
Les deux premiers ouvrages sont des interviews de Khalida Messaoudi et de Louisa Hanoune. Lors des entretiens, menés par des femmes, elles étaient, respectivement, présidente d'une association féministe et responsable d'un parti. Elles sont, aujourd'hui, députées au parlement algérien. Premières femmes politiques algériennes qui ont su médiatiser leurs personnes et leurs « programmes », elles racontent un parcours individuel exemplaire lié à une collectivité. Ainsi ces interviews ont eu des « retombées » positives, rattachées à l'actualité politique algérienne. Asseoir la notoriété de ces femmes. Faire résonner, amplifier des voix de militantes algériennes. Renforcer une image, plutôt bonne, en France, des femmes algériennes. Ce qui se publie en France a des répercussions en Algérie, surtout quand il est question de personnes connues telles que Khalida Messaoudi et Louisa Hanoune. Il peut être avancé que, d'une certaine façon, ces livres n'ont pas desservi la campagne électorale des futures députées.
Condition de femmes et féminismes...
De même qu'elles ont émis une opinion sur leur société, les auteurs, de manière générale, s'arrêtent sur la situation faite aux femmes algériennes. Elles incriminent l’intégrisme religieux sans pour autant oublier la tradition séculaire de la mise à l’écart des femmes de ce pays, de leur claustration, de leur minorisation. Situation confortée et officialisée par les textes de l'État, dont le Code de la Famille. Violences du passé et du présent se rejoignent, se continuent : « ...l'histoire des femmes est encore à écrire. Que les écrits témoignent de la férocité de ce pays envers ses femmes, férocité millénaire [...]. Femmes rendues folles par leur inexistence sociale et morale, femmes brisées par les longues servitudes, femmes subissant la loi du Code de la Famille faisant d'elles celles qu'on commande encore et toujours deviennent celles qu'on assassine à tour de bras »21.
La vision qui se dégage de La fille de la Casbah22 est pitoyable. Femme célibataire obsédée par le temps qui passe, par la sexualité insatisfaite, par la nécessité du mariage, se jetant – avec préméditation – sans amour et sans plaisir, dans les bras d'un homme, modèle parfait de l'indifférent parvenu, dans l'espoir de se faire épouser.
Le livre de Maïssa Bey, Au commencement était la mer23, propose des personnages féminins évoluant dans un contexte marqué par une incommunicabilité fondamentale. Une jeune fille rencontrant l'amour croit avancer vers le bonheur. Elle va, en fait, gravir les marches de la solitude jusqu'à atteindre peut-être la mort. Solitude dans l'acte d'amour : « Étrangement dédoublée, elle écoute les mots balbutiés dans la défaite du plaisir. Elle ferme les yeux. Elle sent déferler sur elle les vagues d'une tempête qui l'effleure mais ne la submerge pas. Jamais. Spectatrice attentive, elle découvre la force et la faiblesse de l'homme qui la prend. La douceur et la violence de l'homme qui dérive seul et se noie dans son corps offert, puis se retire, s'en va, sans attendre qu'elle le rejoigne »24. Solitude pendant qu'elle avorte clandestinement dans la maison maternelle, en pleine nuit, les cris arrêtés dans sa gorge. Solitude définitive : à personne, elle ne pourra dire son mal, implorer compassion et compréhesion. Le constat s'impose de lui-même. Quelle est cette vie où tout n'aura été que mensonge, même l'enfance, même l'amour d'une mère qui ne voit rien, n'entend rien ? Cette mère « enfermée tout le jour dans sa cuisine » et qui ne conçoit l'amour pour ses enfants que sous sa forme naturelle, directement nourricière « qu'elle distribue à grandes cuillères. Dont elle remplit leurs assiettes. À déborder »25.
Victimes, aliénées mais aussi en colère, accusatrices sont les femmes qui affleurent de ces écrits. Dans le livre de Naïla Imaksen, une femme dit : « Je veux croire que le Dieu auquel j'ai toujours cru n'est pas celui au nom de qui le couteau tranche la gorge des femmes. Je veux le croire alors que les cris étouffés des suppliciées se mêlent aux invocations de leurs assassins témoignant de Sa Grandeur. Je veux le croire et en attendant le jour où je ne le croirai plus, je lui demande d'apaiser l'âme des mortes et de pétrifier le bras des bourreaux »26.
Dans celui d'Assima Fériel, il n'est plus question de colère mais de rage tellurique. Une femme vient d'apprendre que l'administration vient de la déposséder de la pension de son défunt époux. Analphabète, sans ressources, elle en appelle aux passants : « Mes fils, mes frères, vous qui êtes des hommes, aidez-moi à leur faire admettre que je n'ai rien d'autre pour vivre que la pension d'un cadavre... ». Un jeune homme répond à sa supplique : « Accroche-toi à Dieu, si tu veux garder ton bien, au lieu de te donner en spectacle dans la rue comme une traînée. S'il te restait un peu de dignité, tu commencerais par cacher ton visage. Si tu étais ma mère, j'aurais aucune honte à te battre ». Entendant ces mots « La femme n'est plus qu'un tourbillon de feu. Elle danse en se frappant les cuisses ; non, elle crie : « À l'aide ! », puis elle soulève ses nombreuses robes, avance le ventre en écartant les jambes, exhibant, dans une furie rageuse, son sexe blanc, aussi nu que l'énorme sein qu'elle fait jaillir de son autre main. Elle hurle sa furie devant l'homme qui s'est figé, pétrifié, ne sachant comment réagir : tu le vois, ce trou, dit-elle dans un râle animal, c'est de là que ta mère t'a chié. C'est d'ici qu'on vous a tous chiés, bâtards que vous êtes, pédés, femmelettes qu'on a élevés comme des dieux et qui nous le rendent par des menaces, qui osent menacer celles qui leur ont donné la vie. Parce qu'elles n'ont plus personne pour les protéger, on les traite de traînées. Parce qu'elles refusent de mourir comme des misérables, on se permet de les insulter ! Approche-toi de ce trou, viens voir de près ce que la jumelle de ta mère veut te montrer, pour que tu saches une bonne fois pour toutes que tu n'es plus qu'un fils de traînée »27.
Apparaît, d'autre part, une volonté de démontrer la nature foncièrement féministe de l'Islam qui vint sauver les bébés-filles d'une mort certaine. Un discours féministe, appuyé, aux accents emphatiques, parcourt d'un bout à l'autre La prière de la peur : « Quel est le fils de chien... qui a dit que la naissance d'une fille est malédiction pour sa famille ? » « ...Depuis quand un descendant des Sept Coupoles méprise-t-il une femme ? Depuis quand un noble, descendant de l'Aimé de Dieu considère-t-il une femme comme un malheur et une malédiction ? Cette remarque que tu viens de faire, avec ta fougue habituelle, ne concerne pas la famille. Elle provient de gens de peu, à la mentalité d'esclaves... »28. « Le monde doit être dirigé par les femmes... »29. À la fin du livre, les principaux personnages féminins meurent, assassinés ou de désespoir. Le survivant est un homme : Idriss. C'est lui qui fait le serment que l'Algérie sera sauvée par ses femmes.
Initiations
Ces textes arrimés à un réel de dévastation n'ont d'autre choix que d'être tristes. Les incursions dans l'enfance et la jeunesse sont aussi utilisées comme des pauses qui humanisent, éclairent des relations liées à la mort. Les auteurs donnent, également, l'impression qu'elles sont à l'affût du moindre événement positif. Les victoires des sportifs – Hassiba Boulmerka30 et Nourredine Morcelli – sont consignées comme en lettres d'or, mettent un peu de baume sur le cœur, encouragent à ne pas désespérer de l'Algérie. Ce qui signifierait la défaillance des politiques, incapables de susciter pareils émotion et espoir. Certaines notent avec allégresse la naissance d'une nouvelle Afrique du Sud et, avec prudence et sans trop d'illusions, la rencontre « historique » entre Begin et Yasser Arafat.
L'écriture fait accéder ces femmes à des connaissances, à formuler lucidement des sentiments qui s'imposent peu à peu en elles. Elles s'initient à la notion de priorité, de relativisation. Qu'est-ce qui est le plus important dans cette Algérie ? Rester en vie, quitte à partir ? Elles prennent conscience des liens invisibles et forts qui les liaient aux autres citoyens, écrivains, journalistes, universitaires, piliers de l'Algérie républicaine et qui ne sont plus. Elles pleurent les enfants, les inconnus, ceux venus d'ailleurs saccagés par le terrorisme. L'Algérie se défaisant de son altérité, quelle défaite ! Tout cela rend compte d'un lien social vivace.
Il y a aussi ce sentiment inquiet d’appartenance (pour le bien et le pire) à un vaste ensemble dépassant les seules frontières de pays, de la région. Un ensemble ébranlé, se recomposant sous les coups de boutoir de l’Histoire à l’œuvre : « Éperdue mais lucide, j'avais compris que quelque chose venait de nous rattraper, que nous avions voulu fuir. J'avais redécouvert ce jour-là ce que je savais depuis toujours et que j'aurais voulu oublier : il n'est pas de bonheur qui nous mette à jamais hors des territoires de l'Histoire, ce démiurge occulté qui fait de nous des acteurs dans une pièce dont il est le metteur en scène. Or, voilà que partout l'Histoire s'emballait, réglait des comptes, vieilles factures jamais soldées, découpait des nations, traçant des nouvelles frontières, déboulonnait des statues, fracturait des continents. Elle redessinait la géographie du monde... Après s'être assoupie, amollie, elle se réveillait véhémente. Pouvait-elle nous ignorer ? »31
Une réalité négative ne doit pas l'être totalement. Ainsi Fatiah n'hésite pas à souhaiter que cette violence ait au moins un sens : la disparition de l’ancienne société et la naissance d’ue nouvelle. Traversés par des désirs contraires, partir, rester, ces écrits sont aussi des appels de détresse, adressés au monde.
De la mort...
La mort donnée, la vie arrachée... se multipliant vertigineusement. Les auteurs interrogent, essayent de comprendre. Qu'est-ce qui fait devenir terroriste, tueur, tortionnaire, mutilateur ? La mort, objet d'effroi, de méditation, d'écriture. La mort d'inconnus, des aimés, de l'aimé : « Mère, réchauffe-moi d'une larme... ! » Yemma, mère, ce nom dans le dialecte arabe avait dans sa bouche un goût d'enfance. L'enfant appelait sa mère. Yemma... le seul mot que gardaient les hommes en grandissant, et qu'ils invoquaient au moment de la mort : Yemma. J'étais la mère qu'il appe ait