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19 septembre 2007 3 19 /09 /septembre /2007 00:00

PROCOPE HISTOIRE DE LA GUERRE DES VANDALES LIVRE I. Les Vandales, qui habitaient sur les bords du Palus-Méotide, étant pressés par la famine, se réfugièrent chez les Germains, que maintenant on appelle Francs, et firent alliance avec les Alains, qui sont de race gothique. Ils vinrent depuis, sous la conduite de Godigisèle, s'établir en Espagne, qui, à partir de l'océan (Atlantique), est la première contrée soumise aux Ro-mains. Honorius consentit à leur établissement dans cette province, sous la condition qu’ils n’y feraient ni dégâts ni ravages, et que la possession de trente ans ne lu rendrait pas pro-priétaires par prescription des terrains concédés. Tel était l'état des affaires dans l'Occident, lorsqu’Honorius mourut de maladie. Constance, mari de Placidie, qui était sœur d'Arcadius et d'Honorius, avait été associée à l'empire; mais comme il était mort même avant Honorius, il en avait joui si peu de temps, qu'il n'avait eu au-cun moyen de s'y faire remarquer. Bon fils Valentinien, élevé à sa cour de Théodose, venait à peine de quitter le sein de sa nourrice, lorsqu'à Rome les soldats: de la garde impériale élurent pour empereur l'un de leur camarades nommé Jean, homme: d'un caractère doux et d'une prudence remarquable, jointe à un grand courage. Bien qu'il eût usurpé l'empire, il se conduisit néanmoins avec une grande modération durant les cinq années qu'il le posséda. Jamais il ne prêta l'oreille aux discours des délateurs, et ne priva injustement aucun citoyen ni de la vie ni de la fortune. Les guerres qu'il soutint contre l'empire de Byzance ne lui permi-rent d'exécuter aucune opération importante contre les barbares. Théodose, fils d'Arcadius, leva une armée contre l'empereur Jean; il en donna le commandement à Aspar et à Ardabu-rius, fils d'Aspar: ceux-ci le vainquirent, le dépouillèrent de la souveraine puissance, et la rendirent au jeune Valentinien. Ce dernier, maure de la personne de l'usurpateur, lui fit cou-per une main, l'exposa, monté sur un âne, dans le cirque d'Aquilée; et, après l'avoir livré de cette manière aux outrages des histrions et de la populace, il lui fit ôter la vie. C'est ainsi que Valentinien parvint à l'empire d'Occident. Ce jeune prince fut élevé par sa mère Placidie dans une extrême mollesse, ce qui corrompit tellement son naturel, que, dès les premières années de sa jeunesse, il fit paraître de pernicieuses inclinations. Il faisait sa société familière des alchimistes et des astrologues, et se livrait éperdument à sa passion pour les femmes d'autrui, quoiqu'il en eût une d'une beauté très remarquable. Cette vie oi-sive et dissolue fut cause qu'il ne reprit aucune des provinces que l'empire avait perdues; qu'il perdit au contraire l'Afrique, et même la vie; et que sa femme et ses filles tombèrent en-tre les mains des ennemis. Voici comment s'opéra la séparation de l'Afrique Il y avait alors, parmi les Romains, deux fameux capitaines, Aétius et Boniface, qui ne le cé-daient à aucun de leurs contemporains en valeur et en talents militaires. Ils suivaient en poli-tique des règles différentes; mais ils avaient tant d'élévation d'esprit et tant de rares qualités, qu'on peut dire qu'ils étaient véritablement les deux plus grands hommes de l'empire, et que toutes les vertus romaines étaient renfermées dans leurs personnes. Lorsque Placidie donna à Boniface le gouvernement de l'Afrique tout entière, Aétius en fut blessé; toutefois il dissi-mula avec soin sa jalousie, car leur haine mutuelle n'avait point encore éclaté, et chacun la cachait avec soin sous les dehors d'une bienveillance apparente. Lorsque Boniface fut parti pour son gouvernement, Aétius l'accusa devant Placidie de vouloir se rendre maître de l'Afri-que; il ajouta que, pour l'en convaincre, il suffisait de le rappeler, et qu'il n'obéirait pas. Cette princesse goûta cet avis, et se résolut de le suivre. Mais Aétius avait déjà écrit secrètement à Boniface, pour le prévenir que l'impératrice lui tendait un piège pour le perdre; qu'elle avait résolu sa mort: il en aurait bientôt lui-même une preuve palpable dans l'ordre qu'il allait rece-voir, et qui lui intimerait sa révocation sans en indiquer les motifs. Boniface ne négligea pas cet avis, mais il le cacha soigneusement aux envoyés de l'empereur, et refusa de déférer aux ordres de ce prince et de sa mère. D'après cette conduite, Placidie, pleinement persua-dée de l'affection d'Aétius pour le service de son fils, délibéra sur le parti qu'il y avait à pren-dre contre Boniface. Le dernier, se voyant hors d'état de résister à la puissance d'un empereur, et ne trouvant pour lui aucune sûreté à retourner à Rome, rechercha de tout son pouvoir l'alliance des Van-dales, qui, comme je l'ai dit, s'étaient établis dans la partie de l'Espagne voisine de l'Afrique. Godigicle était mort; il avait laissé héritiers de ses États ses deux fils: Gontharic, qui était lé-gitime, et Genséric, né d'une concubine. Le premier était encore enfant et d'un caractère fai-ble et indolent; l'autre était très habile à la guerre, et doué d'une infatigable activité. Boniface envoya donc quelques-uns de ses amis vers les deux princes, et conclut avec eux un traité dont les conditions portaient qu'ils partageraient l'Afrique en trois portions; que chacun gou-vernerait séparément la sienne; mais qu'en cas de guerre, ils se réuniraient pour repousser l'agresseur, quel qu'il fût. Par suite de ce traité les Vandales passèrent le détroit de Cadix et entrèrent en Afrique; les Visigoths, quelque temps après, s'établirent en Espagne. Cependant, à Rome, les amis intimes de Boniface, qui connaissaient son caractère et pou-vaient juger ou actions, regardaient comme improbables tous les bruits répandus sur sa dé-fection, et ne pouvaient se persuader qu'il est réellement conspiré contre l'État. Quelques-uns d'entre eux, par ordre de Placidie, allèrent le trouver à Carthage, où ils prirent connais-sance des lettres d'Aétius; et, instruits par là de toute l'intrigue, ils s'empressèrent de revenir à Rome, et de la dévoiler à l'impératrice. Cette princesse en fut stupéfaite; mais comme les affaires de l'empire étaient dans un état peu prospère, et qu'Aétius était tout-puissant, elle ne chercha point à se venger de la perfidie de son funeste conseiller; elle ne lui en fit pas même un reproche. Elle se contenta de faire connaître les machinations d'Aétius aux amis de Boni-face; elle les conjura, en leur donnant sa parole royale pour garantie de la sûreté du comte, de l'engager fortement à retourner à Rome, et de faire auprès de lui les plus vives instances pour qu'il n'abandonnât pas aux barbares les possessions de l'empire. Boniface, instruit par eux du changement de sentiments de Placidie, se repentit du traité qu'il avait conclu avec les Vandales, et employa tous les moyens, prières et promesses, pour les décider à quitter l'Afrique. Mais ils rejetèrent cette proposition, empreinte, disaient-ils, d'un mépris outrageant. Boniface fut contraint d'en venir aux mains avec eux, fut vaincu en bataille rangée, et obligé de se retirer à Hippone,[1] ville forte de Numidie, située sur le bord de la mer, que ces barba-res assiégèrent, sous la conduite de Genséric. Gontharis était déjà mort. Quelques-uns ac-cusent son frère de l'avoir fait périr; mais les Vandales ont une opinion différente. Ils disent que Gontharis, fait prisonnier en Espagne dans une bataille contre les Germains, fut mis en croix par eux; et que Genséric régnait seul sur les Vandales lorsqu'il les conduisit en Afrique. Voilà ce que j'ai appris des Vandales eux-mêmes. Après avoir perdu beaucoup de temps devant Hippone, sans pouvoir ni l'emporter d'assaut ni la forcer à capituler, la famine les obligea de lever le siège. Quelque temps après, Boniface ayant reçu de Constantinople et de Rome un renfort considérable conduit par Aspar, maître de l'infanterie, leur présenta de nou-veau la bataille. Après une lutte acharnée, les Romains éprouvèrent une sanglante défaite, et prirent la fuite dans le plus grand désordre. Aspar s'en retourna dans sa patrie; et Boni-face, étant venu trouver Placidie, se justifia auprès d'elle des accusations dont on avait voulu le noircir. IV. C'est ainsi que les Vandales enlevèrent l'Afrique aux Romains et s'en rendirent les mau-res. Ils réduisirent en esclavage ceux de leurs ennemis qu'ifs avaient faite prisonniers. Dans le nombre se trouvait Marcien, qui, depuis, parvint à l'empire après la mort de Théodose. Genséric avait un jour rassemblé les prisonniers dans une cour de son palais, pour s'assurer si chacun d'eux était traité par son maître d'une manière convenable à sa condition. Exposés à l'ardeur du soleil de l'été vers l'heure de midi, et affaiblis par l'excès de la chaleur, tous les esclaves s'étaient assis; Marcien s'était endormi au milieu d'eux, à l'endroit où le hasard l'avait placé. On prétend qu'alors on vit se placer au-dessus de la tête un aigle, qui, planant dans l'air et restant toujours au même endroit, ombrageait de ses ailes étendues le seul vi-sage de Marcien. Genséric, qui était doué d'un esprit vif et pénétrant, ayant aperçu du haut de son palais ce qui se passait, y vit un indice de la faveur des dieux, fit appeler Marcien, et lui demanda qui il était. Celui-ci répondit qu'il était secrétaire d'Aspar, ce que les Romains, dans leur langue, appellent domestique. Genséric alors, pesant la valeur du présage donné par l'aigle, et le grand crédit dont Aspar jouissait à Byzance, fut convaincu que Marcien était un homme appelé à de grandes destinées. Il résolut donc de l'épargner, s'arrêtant à cette idée que, s'il lui ôtait la vie, il serait évident que l'oiseau n'avait rien prédit, car son ombre of-ficieuse n'aurait point présagé l'empire à un homme qui allait mourir; qu'en outre, la mort de ce prisonnier serait une action injuste. Si le présage était vrai, et si la Providence destinait l'empire à ce prisonnier, ce serait en vain qu'il voudrait attenter à sa vie, puisque tous les ef-forts des hommes ne sauraient empêcher l'exécution des desseins de Dieu. Genséric fit seu-lement jurer à Marcien que, quand il serait en liberté, il ne porterait jamais les armes contre les Vandales. Marcien, délivré de ses fers, revint à Constantinople, et fut élevé à l'empire après la mort de Théodose. Ce fut un prince habile et distingué dans son administration, si ce n'est qu'il négligea entièrement ce qui concernait l'Afrique, comme nous le dirons plus tard. Cependant Genséric, vainqueur d'Aspar et de Boniface, consolida, par une sage pré-voyance, les avantages qu'il devait à la fortune. Comme il craignait que Rome et Byzance n'envoyassent contre lui de nouvelles armées, et que ses Vandales, dans cette lutte, n'eus-sent pas toujours la même vigueur ni la même fortune ....[2], il sut se modérer dans le cours de sa plus grande prospérité, et fit la paix avec Valentinien. Par ce traité il s'engagea à payer à l'empereur un tribut annuel, et, pour gage de l'exécution de ses promesses, il livra en otage Honoric, l'un de ses fils. Ainsi Genséric conserva par sa prudence les avantages qu'il avait acquis par sa bravoure, et gagna si bien l'amitié de l'empereur, que celui-ci lui rendit son fils Honoric ... V. ... Quelque temps après[3] [avoir pillé Rome et l'Italie], Genséric rasa les murailles de tou-tes les villes d'Afrique, excepté celles de Carthage. Il prit ce parti dans l'idée que si les parti-sans des Romains excitaient des soulèvements en Afrique, ils n'auraient plus de places forti-fiées pour leur servir de refuge, et que les troupes que l'empereur enverrait peut-être contre lui ne pourraient s'établir dans des villes ouvertes, et y placer des garnisons pour incommo-der les Vandales. Cette résolution parut alors très sage, et propre à assurer la conquête des Vandales. Mais depuis, lorsque Bélisaire s'empara, avec une promptitude et une facilité ex-trêmes, de toutes ces villes dépourvues de murailles, alors Genséric fut universellement blâmé, et sa prudence excessive passa pour une folle extravagance; car les hommes sont ainsi faits, que leur opinion sur la même mesure varie suivant la diversité des résultats. Le roi Vandale choisit ensuite parmi les habitants de l'Afrique les plus riches et les plus distingués; il donna leurs domaines, leurs mobiliers et même leurs personnes réduites en état de ser-vage, à ses deux fils Honoric et Genzon; le troisième de ses enfants, Théodose, était mort peu de temps auparavant, sans laisser de postérité. Il enleva ensuite aux autres habitants de l'Afrique leurs terres les plus étendues et les plus fertiles; il les partagea entre ses Vandales, d'où ces propriétés ont reçu et conservent encore le nom de lot des Vandales. Les anciens propriétaires furent réduits à la dernière misère; mais ils conservèrent leur liberté, et purent se fixer où ils voulurent. Genséric exempta de toute espèce d'impôt les propriétés qu'il avait assignées aux Vandales et à ses enfants. Toutes les terres qu'il jugea trop peu productives furent laissées par lui aux anciens possesseurs, mais chargées d'impôts qui en absorbaient tout le revenu. De plus, un grand nombre de provinciaux furent exilés ou mis à mort sous di-vers prétextes plus ou moins graves, mais en réalité pour avoir caché leur argent. Ainsi tous les genres de calamités pesaient sur les habitants de l'Afrique. Genséric distribua ensuite en cohortes les Vandales et les Alains, et créa quatre-vingts chefs, qu'il appela chiliarques, pour faire croire qu'il avait quatre-vingt mille combattants pré-sents sous les drapeaux. Néanmoins, dans les temps antérieurs, les Vandales et les Alains ne dépassaient pas, dit-on, cinquante mille hommes; mais leur nombre s'était considérable-ment accru depuis, par la naissance des enfants, et par les agglomérations successives d'autres peuples barbares. D'ailleurs les Alains et les autres peuplades barbares adoptèrent le nom de Vandales, excepté les Maures, dont Genséric avait obtenu la soumission depuis la mort de Valentinien. Avec leur secours, il faisait chaque année, au printemps, des invasions en Sicile et en Italie. Parmi les villes de ces contrées, il en rasa quelques-unes jusqu'aux fondements, il réduisit en esclavage les habitants de quelques autres; et après avoir tout ra-vagé, et épuisé le pays non seulement d'argent, mais encore d'habitants, il se tourna vers les possessions de l'empereur d'Orient; il ravagea l'Illyrie, la plus grande partie du Péloponnèse et de la Grèce, et les îles voisines; il fit de nouvelles descentes en Sicile et en Italie, pilla et dévasta toutes les côtes de la Méditerranée. On dit qu'un jour, comme il allait monter sur son vaisseau dans le port de Carthage, et que déjà les voiles étaient déployées, le pilote lui de-manda vers quelle contrée il devait diriger sa course, et que Genséric lui répondit: «Vers celle que Dieu veut châtier dans sa colère,» C'est ainsi que, sans aucun prétexte, il attaquait tous les peuples chez lesquels le hasard le portait. VI. Léon, voulant venger l'empire de tous les outrages qu'il avait reçus des Vandales, leva contre eux une armée de cent mille hommes, et assembla une flotte recueillie dans toutes les mers de l'Orient. Il se montra extrêmement libéral envers les matelots et les soldats, et n'épargna rien pour réussir dans un dessein qu'il avait si fort à cœur; car on dit qu'il y dépen-sa 1300 centenaires ou 130 millions de francs. Cette énorme dépense fut infructueuse. En effet, comme Dieu n'avait pas voulu que cette puissante flotte détruisit les Vandales, il arriva que Léon en confia le commandement à Basiliscus, frère de sa femme Vérina, homme d'une ambition démesurée, et qui aspirait à monter sur le trône sans violence, et par le seul crédit d'Aspar. Aspar appartenant à la secte des ariens, et ne voulant pas y renoncer, ne pouvait arriver lui-même à l'empire; mais son crédit lui permettait de faire aisément un empereur. Dé-jà il tramait dans l'ombre une conspiration contre Léon, qui l'avait offensé. On dit aussi qu'alors, dans la crainte que la défaite des Vandales n'affermit trop la puissance de Léon, il donna des instructions secrètes à Basiliscus pour qu'il ménageât Genséric et les Vandales. Léon avait donné naguère à l'empire d'Occident au sénateur Anthème, illustre par sa nais-sance et par ses richesses, et il l'avait envoyé en Italie, avec ordre de faire, conjointement avec lui, la guerre aux Vandales. Genséric avait sollicité en vain cette dignité pour Olybrius, qui, ayant épousé Placidie, fille de Valentinien, était son parent et son ami. Irrité de ce refus, il porta le ravage sur toutes les terres de l'empire. Il y avait dans la Dalmatie un homme d'une naissance distinguée, nommé Marcellien, qui autrefois avait été l'ami d'Aétius. Après la mort de ce général, Marcellien se révolta contre l'empereur, entraîna dans sa défection les habi-tants de la province, et se rendit maître de la Dalmatie, sans que personne s'opposât à ses ambitieux desseins. Léon le gagna à force de caresses, et l'engagea à opérer une descente en Sardaigne, île alors soumise aux Vandales. Marcellien les en chassa sans beaucoup de peine, et s'empara de l'île. Dans ce moment aussi Héraclius, qui avait été envoyé de By-zance à Tripoli, y vainquit les Vandales en bataille rangée, prit facilement les villes de cette contrée, et, après avoir laissé ses vaisseaux à l'ancre, s'avança par terre vers Carthage. Tels étaient les préludes de la guerre. Cependant Basiliscus aborda, avec toute sa flotte, à une petite ville éloignée de Carthage de deux cent quatre-vingts stades,[4] et que les Romains appelaient Mercurium, à cause d'un vieux temple qu'on y avait élevé en l'honneur de Mercure.[5] S'il n'eut pas à dessein consu-mé le temps et s'il eût été droit à Carthage, il l'eut emportée d'emblée et soumis les Vanda-les, qui n'étaient point alors en état de lui résister, tant Genséric redoutait Léon, qu'il regar-dait comme un empereur invincible, tant l'avait effrayé la conquête de la Sardaigne et de Tri-poli, et l'apparition de cette flotte de Basiliscus, la plus formidable qu'eussent jamais équipée les Romains. Mais le retard de Basiliscus, causé par sa lâcheté ou par sa trahison, fit échouer l'entreprise. Genséric sut habilement profiter des avantages que lui laissait la lenteur de son adversaire. Il arma le plus grand nombre de Vandales qu'il put rassembler, les fit monter sur ses grands vaisseaux, et fit préparer beaucoup de barques légères, où il ne mit point d'équipage, mais qu'il remplit de matières combustibles.[6] Ensuite il envoya des dépu-tés à Basiliscus, et le pria de remettre le combat au cinquième jour: il demandait ce temps pour délibérer, et promettait ensuite de donner pleine satisfaction à l'empereur. On dit même qu'il envoya, à l'insu de l'armée romaine, une grande somme d'or à Basiliscus, et qu'il lui acheta cette trêve. Il agissait ainsi, dans l'espoir que, pendant ce laps de temps, il s'élèverait un vent favorable; ce qui arriva en effet. Basiliscus, soit pour s'acquitter de ses engagements envers Aspar, soit pour vendre à prix d'argent l'occasion propice, soit qu'il crût en cela pren-dre le meilleur parti, accéda aux demandes de Genséric, demeura inactif dans son camp, comme s'il attendait que l'ennemi eût trouvé le moment d'agir. Les Vandales, sitôt qu'ils vi-rent se lever le vent qu'ils avaient attendu avec tant d'impatience, déploient leurs voiles, et, traînant à la remorque les barques qu'ils avaient préparées comme je l'ai dit, naviguent vers la flotte romaine. Lorsqu'ils en furent tout près, ils mettent le feu aux brûlots, et, déployant toutes les voiles de ces navires, ils les lancent sur la flotte romaine. Comme les vaisseaux en étaient très serrés, 1a flamme des brûlots se communiquait facilement de l'un à l'autre, et les navires étaient détruits par le feu, avec les barques qui les avaient incendiés. A mesure que l'embrasement s'accroissait, sur la flotte romaine régnait un tumulte étrange; tout retentissait de cris forcenés, mêlés au murmure du vent et au pétillement de la flamme. Les soldats et les matelots, s'exhortant mutuellement dans cette confusion épouvantable, repoussaient de leurs crocs et les barques incendiaires et leurs propres navires, qui, au milieu de cet horrible désordre, se consumaient réciproquement. En même temps les vandales fondent sur eux, les accablent d'une grêle de traits, coulent à fond les vaisseaux et dépouillent le soldat ro-main, qui s'enfuyait avec ses armes. Cependant, parmi les Romains, il y eut quelques hom-mes qui, dans cette lutte, déployèrent un grand courage. Celui qui se distingua le plus fut Jean, lieutenant de Basiliscus, qui n'avait nullement participé à la trahison du général. Son vaisseau avait été entouré d'une multitude d'ennemis: il fit face de tous côtés, en tua un grand nombre; et lorsqu'il se vit enfin sur le point d'être pris, il se précipita du pont dans la mer avec toutes ses armes. Genson, fils de Genséric, adressait de vives instances à ce guerrier courageux, pour le décider à se rendre, lui promettant la vie, lui engageant sa pa-role. Ce fut en vain; il s'engloutit dans la mer en prononçant cette seule parole: « Qu'il ne se jetterait pas vivant dans la gueule des chiens. » Telle fut l'issue de cette guerre. Héraclius retourna à Constantinople; Marcellien était mort par la perfidie d'un de ses collègues. Basilis-cus, de retour à Byzance, gagna un lieu d'asile, se prosterna en suppliant dans l'église consacrée à Jésus-Christ, que les Byzantins appellent le Temple de la Sagesse,[7] persua-dés que cette appellation convient parfaitement à Dieu. Il fut sauvé par les prières de l'impé-ratrice Vérina. Quant à l'empire, qui avait été le but de toutes ses actions, il ne put l'obtenir alors, ses protecteurs Aspar et Ardaburius ayant été mis à mort dans le palais par ordre de Léon, qui les soupçonnait d'avoir conspiré contre sa vie. VII. L'empereur d'Occident Anthémius périt assassiné par son gendre Ricimer. Olybrius, après avoir occupé l'empire pendant quelques mois, termina sa vie de la même manière. Léon aussi étant mort à Byzance, eut peur successeur un autre Léon, fils de Zénon et d'Ariane, fille du premier Léon. Son père lui fut associé à l'empire, à cause de son jeune âge; mais l'enfant ne vécut que peu de temps. Avant ces événements, l'empire d'Occident avait été occupé par Majorin, que je ne pourrais sans injustice passer sous silence. Celui-ci, qui surpassait en vertus tous les empereurs ro-mains ses prédécesseurs, fut vivement touché des malheurs de l'Afrique. Il leva dans la Li-gurie une puissante armée, pour marcher contre les Vandales; et comme il était nourri dans les travaux et dans les dangers de la guerre, il résolut de la conduire lui-même à l'ennemi. Mais, jugeant qu'il était nécessaire de reconnaître d'abord les forces des Vandales, le carac-tère de Genséric, et de plus les sentiments d'affection ou de haine que portaient aux Vanda-les les Maures et les Africains, il entreprit lui-même cette exploration. Il prit donc le rôle d'un envoyé de l'empereur, se donna un faux nom, et partit pour aller trouver Genséric. Mais pour n'être pas reconnu, ce qui lui eût attiré des malheurs et suscité des obstacles, il eut recours à cet artifice. Comme il était connu partout pour la beauté de sa chevelure, qui était d'un blond pâle et qui avait l'éclat de l'or le plus pur, il employa une pommade inventée pour la teinture, qui en un moment rendit ses cheveux parfaitement noirs. Quand il fut en présence de Gen-séric, ce prince barbare, après avoir employé plusieurs moyens pour l'épouvanter, le mena enfin, comme pour lui faire honneur, dans un appartement rempli d'une grande quantité de superbes armures. On dit que ces, armes s'entrechoquèrent alors d'elles-mêmes avec un bruit terrible. Genséric crut d'abord que c'était l'effet d'un tremblement de terre. Mais lorsqu'il fut sorti de l'arsenal, qu'il eut demandé si la terre n'avait pas tremblé, et qu'on lui eut unani-mement répondu qu'on n'avait ressenti aucune secousse, il fut frappé de terreur, convaincu que c'était un prodige, bien qu'il ne pût deviner ce qu'il présageait. Quand Majorin eut atteint son but, il s'en retourna dans la Ligurie, où s'étant mis à la tête de son armée, il la conduisit par terre jusqu'aux colonnes d'Hercule.[8] Il avait résolu d'y passer le détroit, et ensuite de marcher par terre directement sur Carthage. Genséric, instruit du pro-jet de Majorin, et ayant appris la manière dont ce prince l'avait déçu sous la figure d'un am-bassadeur, conçut de sérieuses craintes, et prépara tout pour la guerre. La haute opinion que les Romains avaient prise des rares qualités de leur empereur, leur donnait l'espoir bien fondé de recouvrer l'Afrique. Mais, au milieu de ses préparatifs, ce prince, chéri de ses sujets et redouté de ses ennemis, fut atteint de la dysenterie, et mourut en peu de temps. Népos, qui lui succéda, mourut de maladie, n'ayant régné que quelques jours. Glycérius après lui obtint la même dignité, et en fut privé par le même genre de mort. Auguste fut en-suite revêtu de la pourpre impériale. Il y a eu d'autres empereurs d'Occident dont je tais à dessein les noms, parce qu'ils n'ont régné que peu de temps, et qu'ils n'ont rien fait de mé-morable. Voilà ce qui se passa dans l'Occident. Dans l'Orient, Basiliscus, toujours dévoré du désir de régner, usurpa facilement le trône qu'il convoitait, l'empereur Zénon et sa femme s'étant enfuis dans l'Isaurie, dont ils étaient origi-naires. Basiliscus avait à peine régné dix-huit mois, lorsque Zénon, qui avait appris que les gardes du palais et presque tous les autres corps de l'armée étaient révoltés de sa tyrannie et de son avidité insatiable, leva une armée et marcha contre lui. Basiliscus rassembla aussi des troupes, dont il donna le commandement à Armatus. Mais lorsque ce général fut en pré-sence de Zénon, il lui livra ses troupes, à condition qu'il créerait César son fils Basiliscus,[9] encore enfant, et qu'il le désignerait pour son successeur. Basiliscus, abandonné de tous, se réfugia dans la même église qui lui avait déjà servi d'asile. Mais il fut livré à Zénon par Aca-cius, évêque de Constantinople, qui lui reprocha son impiété, et les troubles que, par son adhésion aux erreurs d'Eutychès, il avait suscités dans l'église chrétienne. Ces reproches n'étaient pas sans fondement. Quand Zénon eut recouvré la puissance impériale, pour ac-quitter sa promesse envers Armatus, il nomma son fils César; mais bientôt il lui ôta ce titre, et fit mourir Armatus. Ensuite il relégua l'usurpateur Basiliscus, sa femme et ses enfants, dans la Cappadoce, les contraignit à partir au milieu des rigueurs de l'hiver, et les y laissa sans vivres, sans vêtements, sans aucune assistance. Ces malheureux exilés, également tourmentés par la faim et par le froid, n'avaient d'autre ressource que de se serrer les uns contre les autres pour se réchauffer. Enfin, après une longue et cruelle agonie, ils moururent dans ces tendres et douloureux embrassements. C'est ainsi que Basiliscus expia les maux qu'il avait faits à l'empire; mais cela arriva plus tard. Genséric s'étant, comme nous l'avons dit, débarrassé de ses ennemis autant par la ruse que par la force, dévastait plus cruellement que jamais les provinces maritimes de l'empire ro-main. Enfin Léon transigea avec lui, et conclut un traité de paix perpétuelle, dans lequel il fut convenu que les Vandales et les Romains s'abstiendraient mutuellement de toute espèce d'hostilités. Ce traité fut religieusement observé par Zénon, par Anastase son successeur, et même par l'empereur Justin. Mais sous le règne de Justinien, neveu et successeur de ce dernier, une guerre s'allume entre les Romains et les Vandales, que je raconterai plus tard. Genséric mourut bientôt après, dans un âge fort avancé. Il régla par son testament, entre autres dispositions, qu'à l'avenir le royaume des Vandales appartiendrait toujours à l'aîné de ses descendants en ligne directe et de race masculine. Genséric mourut donc, comme nous l'avons dit, ayant régné trente-neuf ans sur les Vandales, depuis la prise de Carthage. VIII. Comme Genzon était déjà mort, Honoric, l'aîné des enfants survivant de Genséric, lui succéda sur le trône. Tout le temps qu'Honoric régna sur les Vandales, ils n'eurent d'autre guerre à soutenir que celle des Maures. Ces peuples étaient demeurés en repos durant la vie de Genséric, contenus par la crainte que leur inspirait sa puissance; mais à peine fut-il mort, qu'il s'éleva entre eux et les Vandales une guerre cruelle, où les deux peuples souffri-rent tour à tour. Honoric exerça des injustices et des violences horribles contre les chrétiens d'Afrique. Comme il voulait les contraindre à embrasser la secte des ariens, ceux qu'il trou-vait peu disposés à lui obéir, il les faisait périr par le feu ou par d'autres supplices non moins cruels. Il fit couper la langue tout entière à plusieurs d'entre eux, qu'on a vus de notre temps à Constantinople parler très distinctement, et sans être gênés par l'absence de l'organe qu'ils avaient perdu. Il y en eut deux cependant qui perdirent la parole, pour avoir eu commerce avec des femmes débauchées. Honoric, après huit ans de règne, mourut de maladie, au moment où les Maures du mont Aurès venaient de se détacher des Vandales et de se décla-rer indépendants. (Le mont Aurès est situé, dans la Numidie, à treize journées de Carthage, et s'étend du nord au midi.) Depuis, les Vandales ne purent jamais les soumettre, les pentes abruptes et escarpées de ces montagnes les empêchant d'y porter la guerre. Après la mort d'Honoric, Gondamond, fils de Genzon, parvint au trône des Vandales par la prérogative de l'âge, qui le rendait le chef de la maison de Genséric. Il fit souvent la guerre aux Maures; plus souvent encore, il soumit les chrétiens à des supplices atroces. Il mourut de maladie dans la douzième année de son règne, et eut pour successeur son frère Trasa-mond, prince remarquable par la beauté de sa figure, par une prudence et une grandeur d'âme singulières. Celui-ci engagea aussi les chrétiens à abjurer la religion de leurs ancê-tres, non pas, comme ses prédécesseurs, par le fouet et les tortures, mais en distribuant (les honneurs, des richesses, des dignités à ceux qui changeaient de religion. Quant à ceux, quels qu'ils fussent, qui restaient fermes dans leurs croyances, il feignait seulement de ne pas les connaître; ou si quelqu'un d'entre eux commettait un crime, soit involontairement, soit avec préméditation, il leur offrait l'impunité, pourvu qu'ils consentissent à l'apostasie. Sa femme étant morte sans lui laisser d'enfants, il crut utile de se remarier pour assurer la stabi-lité de sa dynastie, et envoya une ambassade à Théodoric, roi des Goths, pour lui demander en mariage sa sœur Amalafride, veuve elle-même depuis peu de temps. Théodoric la lui en-voya avec une escorte de mille seigneurs Goths, qui devaient lui servir de garde. Ceux-ci étaient suivis de compagnons et de servants d'armes choisis parmi les guerriers les plus braves, et dont le nombre s'élevait à cinq mille environ. Il donna aussi à sa sœur le promon-toire de Lilybée en Sicile. Cette alliance rendit Trasamond le plus illustre et le plus puissant roi qui eût jamais commandé aux Vandales, et lui acquit l'amitié particulière de l'empereur Anastase. Ce fut cependant sous son règne que les Vandales éprouvèrent, en combattant les Maures, le plus rude échec qu'ils aient jamais essuyé. Les Maures qui habitent aux environs de Tripoli avaient pour chef un prince très expérimenté dans la guerre et plein de sagacité, nommé Gabaon. Ce prince, instruit d'avance de l'expédi-tion que préparaient contre lui les Vandales, se conduisit de cette manière: Il commença par ordonner à ses sujets de s'abstenir non-seulement de toute espèce de crimes, mais de tous les aliments propres à amollir le courage, et surtout de l'usage des femmes. Il construisit en-suite deux camps fortifiés, dans l'un desquels il se plaça avec tous les hommes; il mit les femmes dans l'autre camp, et prononça la peine de mort contre ceux qui oseraient pénétrer dans cette enceinte. Cela fait, il envoya des espions à Carthage, et leur commanda d'obser-ver les profanations que les Vandales, en marchant contre lui, exerceraient dans les temples révérés des chrétiens; et quand ceux-ci auraient repris leur route, d'entrer dans ces lieux sa-crés, et d'y tenir une conduite tout à fait opposée. On prétend même qu'il dit « qui il ne connaissait point le Dieu qu'adoraient les chrétiens, mais que puisqu'il avait une puissance infinie, comme on l'assurait, il était bien juste qu'il châtiât ceux qui l'outrageaient, et qu'il pro-tégeât ceux qui lui rendaient des honneurs. » Quand les espions furent arrivés à Carthage, ils examinèrent à loisir les préparatifs des Vandales; et lorsque leur armée se fut mise en marche vers Tripoli, ils la suivirent, revêtus de vêtements très simples. Dès le premier cam-pement, les Vandales logèrent dans les élises leurs chevaux et leurs bêtes de somme, et, s'abandonnant à une licence effrénée, troublèrent les saints lieux de toute sorte d'outrages et de profanations. Ils accablaient de soufflets et de coups de bâton les prêtres qui tombaient entre leurs mains, et leur imposaient les services réservés ordinairement aux plus vils escla-ves. Après le départ des Vandales, les espions de Gabaon s'acquittent exactement de ce qui leur avait été prescrit. Ils nettoyaient les églises, balayaient avec soin et transportaient au dehors le fumier et tout ce qui était de nature à profaner le lieu saint, allumaient toutes les lampes, s'inclinaient respectueusement devant les prêtres, et leur donnaient des marques de bienveillance et d'affection; enfin ils distribuaient des pièces d'argent aux pauvres qui étaient assis autour de l'église. Ils suivirent ainsi l'armée des Vandales, expiant partout les profana-tions commises par ces barbares. Ceux-ci étaient arrives assez près des Maures, lorsque les espions, les ayant devancés, allèrent rapporter à Gabaon les sacrilèges que les Vandales s'étaient permis dans les temples chrétiens, et ce qu'ils avaient fait eux-mêmes pour les sé-parer; ils ajoutèrent que l'ennemi était à peu de distance. Gabaon, à cette nouvelle, se pré-pare au combat. Il trace une ligne circulaire dans la plaine où il avait dessein de se retran-cher. Sur cette ligne il dispose obliquement ses chameaux, et en forme une sorte de palis-sade vivante qui, du côté opposé à l'ennemi, était composée de douze chameaux de profon-deur. Au centre il plaça les enfants, les femmes, les vieillards, et la caisse de l'armée. Quant aux hommes en état de combattre, il les place, couverts de leurs boucliers, sous le ventre des chameaux. L'armée des Maures étant rangée dans cet ordre, les Vandales ne surent comment s'y prendre pour l'attaquer; car ils n'étaient accoutumés ni à combattre à pied, ni à tirer de l'arc, ni à lancer des javelots. Ils étaient tous cavaliers, et ne se servaient guère que de la lance et de l'épée. Ils ne pouvaient donc, de loin, causer aucun dommage à l'ennemi, ni faire approcher des Maures leurs chevaux, que l'aspect et l'odeur des chameaux remplis-saient d'épouvante. Pendant ce temps-là les Maures, qui, à couvert sous leur rempart vivant, lançaient une grêle de traits, ajustaient à leur aise et abattaient les chevaux et les cavaliers, qui, de plus, avaient le désavantage de combattre très serrés. Les Vandales prirent la fuite, et les Maures, s'élançant hors de leur retranchement, en tuèrent un grand nombre, en firent beaucoup prisonniers, et de cette nombreuse armée il ne retourna dans leur pays qu'un fort petit nombre de soldats. C'est ainsi que les Maures défirent les Vandales sous le règne de Trasamond, qui mourut après avoir occupé le trône pendant vint-sept ans. IX. A Trasamond succéda Ildéric, fils d'Honoric et petit-fils de Genséric; prince extrêmement doux pour ses peuples et de très facile accès, qui ne persécuta jamais les chrétiens, mais dépourvu de talents militaires, et ne pouvant même entendre parler de guerre. Hoamer, son neveu, guerrier remarquable par ses hauts faits, commandait l'armée, et avait acquis une si belle réputation, qu'on l'appelait l'Achille des Vandales. Sous le règne d'Ildéric, les Vandales furent défaits eu bataille rangée par les Maures de la Byzacène que commandait Antallas, et virent se rompre les relations d'amitié qu'ils avaient autrefois contractées avec Théodoric et les Goths. La cause de cette rupture fut l'emprisonnement d'Amalafride, et le massacre de tous les Goths qu'on avait accusés de conspiration contre Ildéric et les Vandales. Cependant Théodoric n'essaya pas d'en tirer vengeance; il sentait que ses trésors ne suffiraient pas à l'armement de la flotte qui lui était nécessaire pour faire une invasion en Afrique. Ildéric était uni par les liens étroits de l'amitié et de l'hospitalité avec Justinien, qui, sans être encore par-venu à l'empire, le gouvernait en effet sous son oncle Justin, que sa vieillesse et son incapa-cité rendaient inhabile aux affaires. Justinien et Ildéric entretenaient, par de magnifiques pré-sents, leur attachement réciproque. Il y avait alors à la cour des Vandales un certain Gélimer, fils de Gélarid, petit-fils de Genzon, et arrière-petit-fils de Gensé-ric: comme il était, après Ildéric, le plus âgé des princes du sang royal, tout le monde pensait qu'il devait bientôt arriver au pouvoir. Il passait pour le plus ha-bile capitaine de son siècle; mais c'était un homme d'un caractère fourbe et rusé, habile à susciter des révolutions et à s'emparer du bien d'autrui. Comme la couronne ne lui arrivait point assez tôt au gré de son impatience, il ne se soumettait qu'avec peine aux lois qui ré-glaient la succession. Il s'attribuait toutes les fonctions royales, en usurpait d'avance toutes les prérogatives, et le caractère doux et facile d'Ildéric encourageait cette ambition effrénée. Gélimer enfin engagea dans ses intérêts les plus braves des Vandales, et leur persuada de déposer Ildéric, comme un lâche qui s'était laissé vaincre par les Maures, et qui, par jalousie contre un prince issu de Genséric, mais d'une autre branche que la sienne, voulait le priver du trône et livrer à Justin l'empire des Vandales. C'était là, disait-il, l'unique motif de l'ambas-sade qu'Ildéric avait envoyée à Constantinople. Les Vandales, séduits par ces perfides ca-lomnies, prononcent la déposition de leur roi. Gélimer ayant ainsi usurpé l'autorité suprême dans la septième année du règne d'Ildéric, jeta en prison ce prince, et ses deux frères Hoa-mer et Évagès. Quand Justinien, qui dans l'intervalle était arrivé à l'empire, fut instruit de cette révolution, il envoya en Afrique des ambassadeurs chargés de représenter à Gélimer[10] qu'il pouvait bien conserver sur le trône le vieux Ildéric, puisque ce prince n'avait que l'ombre de la souve-raineté, et qu'elle reposait tout entière dans les mains de Gélimer; qu'en consentant à cette transaction, il acquerrait les faveurs du ciel et l'amitié des Romains. Gélimer renvoya des dé-putés sans leur donner de réponse. Pour comble d'insulte, il fit crever les yeux à Hoamer, et resserrer dans une prison plus étroite Ildéric et Évagès, sous prétexte qu'ils avaient le des-sein de s'enfuir à Constantinople. Justinien, apprenant ces nouveaux excès, lui envoya une nouvelle ambassade.[11] Il somma Gélimer de renvoyer à Constantinople Ildéric et ses deux frères, sinon il le menaçait de sa vengeance, et d'armer contre lui toutes les forces de l'em-pire. Gélimer répondit[12] « qu'on n'avait point de violence à lui reprocher; que les Vandales, indignés contre un prince qui trahissait son pays et sa propre maison, avaient jugé à propos de lui ôter la couronne, pour la donner à un autre à qui elle appartenait de droit; que, chaque souverain ne devant s'occuper que du gouvernement de ses propres États, l'empereur pou-vait s'épargner le soin de porter ses regards sur l'Afrique; qu'après tout, s'il aimait mieux rompre les nœuds sacrés du traité conclu avec Genséric, on saurait lui résister; et que les serments par lesquels Zénon avait engagé ses successeurs ne seraient pas impunément violés. » Justinien était déjà aigri contre Gélimer. Après avoir lu cette lettre, il sentit redoubler en lui le désir de la vengeance; et comme il était habile à concevoir et actif pour exécuter, il résolut de faire sans retard la paix avec les Perses, et de porter la guerre en Afrique. Béli-saire, général de l'armée d'Orient, était à Constantinople où l'empereur l'avait rappelé, sans lui dire, ni à aucun autre, qu'il lui destinait le commandement de l'expédition d'Afrique. Pour mieux cacher ses projets, il avait fait semblant de le destituer. Cependant la paix fut conclue avec les Perses, comme je l'ai raconté dans les livres précédents. X. Quand Justinien eut terminé ses différends avec la Perse et mis en bon ordre les affaires de l'intérieur, il s'ouvrit à son conseil de ses projets sur l'Afrique. Mais lorsqu'il eut déclaré sa résolution de lever une armée contre Gélimer et les Vandales, 1a plupart de ses conseillers furent saisis de terreur en se rappelant l'incendie de la flotte de Léon, la défaite de Basilis-cus, le grand nombre de soldats qu'avait perdus l'armée, et les dettes énormes qu'avait contractées le trésor. Surtout le préfet du prétoire, que les Romains appellent préteur, celui de l'ærarium, et tous les officiers du fisc et du trésor public, étaient déjà en proie à de vives angoisses, dans l'attente des rigoureux traitements qu'on leur ferait essuyer pour les contraindre à fournir les sommes immenses que nécessiteraient les dépenses de cette guerre. Il n'y avait point de capitaine qui ne tremblât à la pensée d'être chargé du comman-dement, et qui ne cherchât à éviter ce pesant fardeau; car il fallait nécessairement, après avoir subi les hasards et les incommodités d'une longue navigation, asseoir son camp sur une terre ennemie, et, aussitôt après le débarquement, en venir aux mains avec une nom-breuse et puissante nation. De plus, les soldats, revenus tout récemment d'une guerre lon-gue et difficile,[13] et qui commençaient à peine à goûter les douceurs de la paix et du foyer domestique, montraient peu d'empressement pour une expédition qui les forcerait à combat-tre sur mer, genre de guerre jusqu'alors étranger à leurs habitudes, et qui, des extrémités de la Perse et de l'Orient, les transporterait au fond de l'Occident pour affronter les vandales et les Maures. Le peuple, selon sa coutume, voyait avec plaisir arriver un événement qui lui of-frait un spectacle nouveau sans compromettre sa sûreté personnelle. Personne, excepté Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, l'homme le plus hardi et le plus éloquent de son siècle, n'osa ouvrir la bouche devant l'empereur, pour le dissuader de cette entreprise: les autres se bornaient à déplorer en silence le malheur des temps. Jean de Cappadoce prit la parole,[14] et, après avoir protesté au prince qu'il était entièrement soumis à ses volontés, il lui représenta « l'incertitude du succès, déjà trop prouvée par les malheu-reux efforts de Zénon; l'éloignement du pays, où l'armée ne pouvait arriver par terre qu'après une marche de cent quarante jours, et par mer qu'après avoir essuyé les risques d'une lon-gue et dangereuse navigation, et surmonté les périls d'un débarquement qui trouverait sans doute une opposition vigoureuse. Qu'il faudrait à l'empereur près d'une année pour envoyer des ordres au camp et en recevoir des nouvelles;[15] que s'il réussissait dans la conquête de l'Afrique, il ne pourrait la conserver, n'étant maître ni de la Sicile, ni de l'Italie; que s'il échouait dans son entreprise, outre le déshonneur dont ses armées seraient ternies, il attire-rait la guerre dans ses propres États. Ce que je vous conseille, prince, ajouta-t-il, n'est pas d'abandonner absolument ce projet, vraiment digne de votre courage, mais de prendre du temps pour délibérer. Il n'est pas honteux de changer d'avis avant qu'on ait mis la main à l'œuvre: lorsque le mal est arrivé, le repentir est inutile. » Ce discours ébranla Justinien, et ralentit un peu son ardeur pour la guerre. Mais alors un évêque[16] arriva de l'Orient, et dit qu'il avait une communication importante à faire à l'empe-reur. Ayant été introduit en sa présence, il lui assura que Dieu lui avait commandé en songe de venir le trouver, et de lui reprocher, en son nom, qu'après avoir résolu de délivrer les chrétiens d'Afrique de la tyrannie des barbares, il eût abandonné par de vaines craintes un si louable dessein. « Le Seigneur, dit-il, m'a dit ces mots: Je serai à tes côtés dans les com-bats, et je soumettrai l'Afrique à ton empire. » Après avoir entendu ces paroles du prêtre, Justinien reprend sa première ardeur. Il rassemble des soldats, fait équiper des vaisseaux, préparer des armes et des vivres, et ordonne à Bélisaire de se tenir prêt à partir, au premier jour, pour l'Afrique. Cependant un citoyen de Tripoli, nommé Pudentius, fit révolter cette ville contre les Vandales, et envoya demander quelques troupes à Justinien, lui promettant qu'avec ce secours il réduirait facilement la province sous son obéissance. Justinien y en-voya un capitaine nommé Tattimath avec une petite armée, dont Pudentius se servit si habi-lement, qu'en l'absence des Vandales il s'empara de la province et la soumit à l'empire. Gé-limer s'apprêtait à punir la révolte de Pudentius, lorsqu'il en fut empêché par un accident im-prévu. Il y avait parmi les sujets de Gélimer un guerrier de race gothique, nommé Godas, homme courageux, actif, doué d'une force de corps singulière, et qui, paraissant dévoué au service de son maître, avait reçu de sa libéralité le gouvernement de la Sardaigne, à la charge de lui payer un tribut annuel. Mais comme il avait l'esprit trop faible pour supporter et pour digérer, s'il est permis de parler ainsi, la prospérité de sa fortune, il usurpa la souveraineté, s'empara de l'île tout entière, et refusa mémé le tribut. Quand il sut que Justinien était tout entier au désir de se venger de Gélimer et de porter la guerre en Afrique, il lui écrivit «qu'il n'avait pas personnellement à se plaindre de son maître; mais que les cruautés de Gélimer lui inspi-raient une telle indignation, qu'il croirait s'en rendre complice s'il continuait de lui obéir; que, préférant le service d'un prince équitable à celui d'un tyran, il se donnait à l'empereur, et qu'il le priait de lui envoyer des troupes pour le soutenir contre les Vandales.» Justinien apprit avec joie cette nouvelle; il lui envoya Eulogius, avec une réponse dans laquelle il louait Go-das de sa prudence et de son zèle pour la justice. Il lui promit de joindre ses armes aux siennes, de lui envoyer des troupes et un commandant pour garder l'île avec lui, et enfin de le protéger contre tous les efforts des vandales. Eulogius, arrive en Sardaigne, trouva Godas portant le nom de roi, entouré de gardes, et revêtu des insignes de la souveraine puissance. Après avoir lu la lettre de l'empereur, il répondit «qu'il recevrait avec plaisir un renfort de sol-dats, mais qu'il n'avait nul besoin de général;» et il renvoya Eulogius avec une lettre conçue à peu près dans cet esprit. XI. Avant que cette réponse fût parvenue à Constantinople, Justinien avait déjà fait partir Cy-rille avec quatre cents hommes, pour défendre la Sardaigne conjointement avec Godas. Il préparait aussi contre l'Afrique une armée composée de dix mille hommes d'infanterie et de cinq mille cavaliers, tant romains que fédérés. Dans l'origine le corps des fédérés n'était composé que de barbares qui, n'ayant pas été vaincus par les Romains, avaient été incorpo-rés dans l'État avec une condition égale à celle des citoyens ... Les fédérés étaient comman-dés par Dorothée, chef des légions d'Arménie, et par Salomon, que Bélisaire avait nommé son lieutenant.[17] Ce dernier était eunuque, par suite d'un accident qui lui était arrivé dans son enfance. Les autres officiers des fédérés étaient Cyprien, Valérien, Martin, Athias, Jean, Marcel, et Cyrille, dont nous avons déjà parlé. La cavalerie romaine était commandée par Rufin et par Aigan, lieutenants de Bélisaire, et par Barbatus et Pappus; l'infanterie, par Théodore surnommé Ctenat, Térence, Zaide, Marcien, et Sarapis. Jean, originaire de la ville d'Épidamne, nommée aujourd'hui Dyrrachium, commandait à tous les capitaines d'infanterie; Salomon, né dans l'Orient, sur les frontières de l'empire, près de l'endroit où s'élève mainte-nant la ville de Dara, était le capitaine général. Aigan était issu de parents Massagètes, peu-ples que maintenant on appelle les Huns; les autres commandants étaient presque tous de la Thrace. Il y avait en outre des corps de barbares auxiliaires, quatre cents Érules comman-dés par Pharas, et près de six cents Massagètes, tous archers à cheval, conduits par deux capitaines très fermes et très braves, Sinnion et Balas. La flotte était composée de cinq cents bâtiments de transport, dont les plus grands contenaient cinquante mille médim-nes,[18] et les plus petits trois mille. Ces navires étaient montés par vingt mille matelots, tirés presque tous de l'Égypte, de l'Ionie et de la Cilicie. Calonyme d'Alexandrie était l'amiral de toute la flotte. Il y avait de plus quatre-vingt-douze vaisseaux longs, à un rang de rames, ar-més en guerre et couverts d'un toit, afin que les rameurs ne fussent pas exposés aux traits des ennemis. On appelle maintenant ces vaisseaux dromons, à cause de la rapidité de leur course.[19] Les rameurs y étaient au nombre de deux mille, tous de Constantinople; il n'y en avait aucun qui ne fût propre à plusieurs choses. Archélaüs prit part aussi à cette expédition. Il avait été auparavant revêtu de la charge de préfet du prétoire à Constantinople et dans l’Illyrie: il fut alors nommé questeur de l'armée: c'est le nom qu'on donne au trésorier chargé des dépenses. Enfin Bélisaire, pour la seconde fois général des armées de l'empire d'Orient, avait été revêtu par l'empereur du commandement suprême de toutes ces forces. Il était en-touré d'une garde nombreuse, armée de lances et de boucliers, dont tous les soldats étaient braves, et avaient une longue expérience du métier des armes. De plus, l'empereur lui avait donné par écrit le plein pouvoir de tout régler comme il le jugerait convenable, et avait or-donné que les décisions de Bélisaire auraient la même force que si elles émanaient de l'em-pereur lui-même; enfin cet écrit lui confiait la plénitude du pouvoir impérial. Bélisaire était ori-ginaire de la portion de la Germanie située entre la Thrace et l'Illyrie. Cependant Gélimer, à qui Pudentius avait enlevé Tripoli et Godas la Sardaigne, n'espérant plus recouvrer la Tripolitaine parce que cette province était trop éloignée, et que les rebelles avaient reçu un renfort de troupes romaines, jugea convenable de différer l'expédition contre Tripoli, et de se hâter d'attaquer la Sardaigne avant qu'elle ait reçu des secours de l'empe-reur. Il choisit donc cinq mille de ses meilleurs soldats, cent vingt vaisseaux très légers, et les envoya en Sardaigne, sous le commandement de son frère Tzazon. Ceux-ci, animés par le ressentiment de la perfidie de Godas, se portèrent sur cette île avec une ardeur extrême. L'empereur cependant fit partir d'avance Valérien et Martin, avec ordre d'attendre dans le Péloponnèse le reste de la flotte [20].... XII. Justinien, la septième année de son règne, aux approches du solstice d'été, fit approcher le vaisseau amiral du rivage qui bordait la cour du palais impérial. Le patriarche Épiphane y monta, et, après avoir imploré la bénédiction du ciel, il fit entrer dans le vaisseau un soldat nouvellement baptisé. Après cette solennité, Bélisaire mit à la voile avec sa femme Antonine, et Procope l'auteur de cette histoire, qui certes redoutait beaucoup d'abord les dangers de cette guerre; mais il fut depuis rassuré par un songe qui calma ses craintes, et le détermina à suite cette expédition[21] ... Le vaisseau amiral fut suivi par toute la flotte, qui, ayant abordé à la ville d'Héraclée (ancien-nement Périnthe), s'y arrêta pendant cinq jours pour attendre un grand nombre de chevaux dont Justinien avait fait présent à Bélisaire, et qui avaient été choisis dans les haras impé-riaux de la Thrace. D'Héraclée la flotte se rendit au port d'Abydos, où le calme la retint quatre jours. Là, deux Massagètes s'étant enivrés, selon la coutume de ces peuples naturellement grands buveurs, tuèrent un de leurs camarades qui les avait irrités en leur lançant des bro-cards. Bélisaire les fit saisir, et pendre sur-le-champ à un arbre de la colline qui domine Aby-dos. Cet acte de sévérité révolta les Huns, et surtout les parents des meurtriers. Ils s'écriaient qu'en s'engageant au service des Romains, ils n'avaient pas prétendu s'assujettir aux lois romaines; que, suivant celles de leur pays, un emportement causé par l'ivresse n'était point puni de mort. Comme les soldats romains, qui étaient aussi bien aises que les crimes fussent impunis, joignaient leurs plaintes à celles des Massagètes, Bélisaire les as-sembla tous, et devant l'armée entière il leur parla ainsi :[22] « Êtes-vous donc de nouveaux soldats qui, faute d'expérience, se figurent qu'ils sont maîtres de la fortune? Vous avez plu-sieurs fois taillé en pièces des ennemis égaux en valeur et supérieurs en force. N'avez-vous pas appris que les hommes combattent, et que Dieu donne la victoire? C'est en le servant qu'on parvient à servir utilement le prince et la patrie; et le culte principal qu'il demande, c'est la justice. C'est elle qui soutient les armées, plus que la force du corps, l'exercice des armes, et tout l'appareil de la guerre. Qu'on ne me dise pas que l'ivresse excuse le crime: l'ivresse est elle-même un crime punissable dans un soldat, puisqu'elle le rend inutile à son prince et ennemi de ses compatriotes. Vous avez vu le forfait, vous en voyez le châtiment. Abstenez-vous du pillage; il ne sera pas moins sévèrement puni. Je veux des mains pures pour porter les armes romaines. La plus haute valeur n'obtiendra pas de grâce, si elle se déshonore par la violence et par l'injustice. » Ces paroles, prononcées avec fermeté, portèrent dans les cœurs une impression de crainte qui contint les plus turbulents dans les bornes du devoir. XIII. Bélisaire cependant prit de grandes précautions pour que la flotte restât toujours réunie, et abordât en même temps dans le même lieu. Il savait qu'un grand nombre de vaisseaux, surtout lorsque les vents soufflent avec violence, se séparent pour l'ordinaire, s'écartent de leur route, et que les pilotes ne savent plus lesquels ils doivent suivre des navires qui les ont devancés. Après y avoir longtemps pensé, il employa ce moyen: Il fit teindre en rouge le tiers des voiles du vaisseau amiral et de deux autres qui portaient ses équipages; sur la poupe de ces vaisseaux il fit placer des lampes suspendues à de longues perches, afin que les vais-seaux du général pussent être reconnus le jour et la nuit, et ordonna à tous les pilotes de les suivre exactement. De cette manière, les trois vaisseaux dont j'ai parlé servant de guide à la flotte, aucun des autres navires qui la composaient ne s'écarta de sa route. Quand il fallait sortir du port, on donnait le signal avec la trompette. D'Abydos, ils arrivèrent à Sigée par un vent très fort, qui s'apaisa tout à coup et les porta doucement à Malée, où le calme de la mer leur fut très utile. Surpris par la nuit à l'entrée de ce port extrêmement étroit, cette flotte immense et ses énormes vaisseaux furent mis en dé-sordre, et coururent les plus graves dangers. C'est là que les pilotes et les matelots déployè-rent leur vigueur et leur habileté, en s'avertissant par leurs cris, en écartant avec des perches les vaisseaux qui allaient se choquer, et en les maintenant à une juste distance. Ils auraient eu, à mon avis, beaucoup de peine à se sauver eux et leurs vaisseaux, s'il s'était élevé un souffle de vent, même favorable. Ayant échappé au danger, comme je l'ai dit, ils abordèrent à Ténare, nommée aujourd'hui Cænopolis; et ensuite à Méthone, où ils trouvèrent Valérien et Martin oui étaient arrivés peu de temps avant eux. Le vent étant tombé tout à fait, Bélisaire y fit jeter l'ancre à sa flotte, débarquer les troupes, et passa en revue les chefs et les soldats. Le calme régnant toujours, il exerçait ses soldats aux manœuvres, lorsqu'une maladie, dont je vais expliquer les causes, se répandit dans l'armée. Jean, préfet du prétoire, était un méchant homme, plus habile que je ne pourrais l'exprimer à trouver des moyens de grossir le trésor aux dépens de la vie des sujets de l'empire. J'en ai touché quelque chose dans les livres précédents de cette histoire; je vais dire maintenant comment il causa la mort de plusieurs soldats. Le pain que l'on distribue à l'armée doit être mis deux fois dans le four, et cuit de manière à pouvoir se conserver longtemps sans se gâ-ter. Le pain ainsi préparé est nécessairement plus léger; aussi, dans les distributions, les soldats consentent-ils à une diminution du quart sur le poids ordinaire. Jean imagina un moyen d'économiser le bois, et de réduire le salaire des boulangers sans diminuer le poids du pain. Pour cela il fit porter la pâte dans les bains publics, et la fit placer au-dessus du fourneau dans lequel on allume le feu. Lorsqu'elle parut à peu près cuite, il la fit jeter dans des sacs, et charger sur les vaisseaux. Lorsque la flotte fut arrivée à Méthone les pains étaient brisés, décomposés, réduits en farine, mais en une farine corrompue et couverte d'une moisissure fétide. Les commissaires des vivres mesuraient cette farine aux soldats, en sorte que le pain était distribué par chenices et par médimnes.[23] Une nourriture si mal-saine, jointe à la chaleur du climat et de la saison, engendra bientôt une maladie épidémi-que, qui enleva cinq cents soldats en peu de jours. Le mal eût été plus grand, si Bélisaire n'en eût arrêté le cours en distribuant aux soldats du pain frais cuit à Méthone. Lorsque Jus-tinien en fut instruit, il loua le général, mais sans punir le ministre. De Méthone ils abordèrent à Zacynthe, et, après y avoir fait une provision d'eau suffisante pour

traverser la mer Adriatique et s'être pourvus de tout ce qui leur était nécessaire, ils re-mirent à la voile; mais ils eurent des vents si mous et si faibles, que ce fut seulement au bout de seize jours qu'ils abordèrent à un endroit désert de la Sicile, voisin du mont Etna. Pendant ce long trajet, l'eau qu'on avait embarquée se corrompit, excepté celle que buvait Bélisaire et ceux qui vivaient avec lui. Celle-ci avait été conservée pure, grâce à l'ingénieuse précaution de la femme du général. Ayant rempli d'eau des amphores de verre, elle les plaça dans la cale du navire où les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer, et les enfouit dans le sable. Par ce procédé l'eau se conserva parfaitement potable. XIV. A peine descendu dans cette île, Bélisaire se trouva incertain et agité par mille pensées diverses; il ne connaissait ni le caractère ni la manière de combattre des Vandales qu'il atta-quait; il ne savait pas même par quels moyens ni sur quel point il commencerait la guerre. Il était surtout vivement troublé de voir ses soldats frémir à la seule idée d'un combat naval, et déclarer sans rougir qu'ils étaient prêts à combattre avec courage, une fois débarqués; mais que si la flotte ennemie les attaquait, ils tourneraient le dos, parce qu'ils ne se sentaient pas capables de combattre à la fois les flots et les Vandales. Dans cette perplexité, Bélisaire en-voie à Syracuse Procope, son conseiller, afin de s'informer si les ennemis n'avaient pas fait de dispositions, soit dans l'île, soit sur le continent, pour s'opposer au passage de la flotte romaine; sur quel point des côtes d'Afrique il serait préférable d'aborder, et par où il serait plus avantageux d'attaquer les Vandales. Il lui ordonna de venir, lorsqu'il aurait rempli sa mission, le rejoindre à Cancane, ville située à deux cents stades de Syracuse, où il se dispo-sait à conduire toute sa flotte. Le but apparent de la mission de Procope était d'acheter des vivres, les Goths consentant à ouvrir leurs marchés aux Romains, en vertu d'un traité conclu entre Justinien et Amalasonthe, mère d'Atalaric, qui, ainsi que je l'ai raconté dans mon His-toire de la guerre des Goths, était devenu, encore enfant et sous la tutelle de sa mère, roi des Goths et de l'Italie. En effet, après la mort de Théodoric, le royaume d'Italie étant dévolu à son neveu Atalaric, qui avait déjà perdu son père, Amalasonthe, craignant pour l'avenir du jeune prince et de ses États, avait fait avec Justinien use alliance qu'elle entretenait par toute sorte de bons offices. Dans cette circonstance, elle avait promis de fournir des vivres à l'ar-mée romaine, et fut fidèle à sa parole. Procope, à peine entré à Syracuse, rencontra, par un heureux hasard, un de ses compatrio-tes qui avait été son ami d'enfance, et qui était établi depuis longtemps dans cette ville, où il s'occupait du commerce maritime. Cet ami lui apprit tout ce qu'il avait besoin de savoir. Il l'aboucha avec un de ses serviteurs arrivé depuis trois jours de Carthage, qui lui assura que la flotte romaine n'avait point d'embûches à craindre de la part des Vandales; qu'ils igno-raient entièrement l'approche des Romains, que même l'élite de l'armée vandale était oc-cupée à réduire Godas; que Gélimer, ne soupçonnant aucun danger, sans inquiétude pour Carthage et pour les autres villes maritimes, se reposait à Hermione, ville de la Byzacène, à quatre journées de la mer;[24] que les Romains pouvaient naviguer sans redouter aucun obstacle, et débarquer sur le point de la côte où les pousserait le souffle du vent. Procope alors prend le domestique par la main, et tout eu lui faisant diverses questions, en l'interro-geant soigneusement sur chaque chose, il l'amène au port d'Aréthuse, le fait monter avec lui sur son vaisseau, ordonne de mettre à la voile et de cingler rapidement vers Caucane. Le maître, qui était resté sur les rivages, s'étonnait qu'on lui enlevât ainsi son serviteur. Pro-cope, du vaisseau, qui déjà était en marche, lui cria qu'il ne devait pas s'affliger; qu'il était nécessaire que son domestique fût avec le général, pour l'instruire de vive voix et pour gui-der la flotte en Afrique; qu'on le renverrait promptement à Syracuse avec une ample récom-pense. En arrivant à Cancane, Procope trouva la flotte dans un grand deuil. Dorothée, commandant de l'Arménie, venait de mourir extrêmement regretté de tous ses compagnons d'armes. Béli-saire, à la vue du domestique, aux nouvelles qu'il apprit de sa bouche, manifesta une vive joie, et loua beaucoup Procope de le lui avoir amené. Aussitôt il commande aux trompettes de donner le signal du départ, aux matelots de hisser rapidement les voiles; et la flotte tou-che aux îles de Gaulos et de Malte, qui séparent la mer Adriatique de la mer Tyrrhénienne. Le lendemain, il s'éleva un vent d'est qui poussa la flotte sur la côte d'Afrique, à la ville que les Romains appellent Caput-Vada,[25] d'où un bon marcheur peut se rendre en cinq jour-nées à Carthage. XV. Lorsque la flotte fut près de la côte, Bélisaire ordonna de serrer les voiles et de jeter les ancres ... Le débarquement des troupes s'opéra le troisième mois après leur départ de Cons-tantinople. Bientôt Bélisaire ayant choisi sur le rivage l'emplacement du camp, ordonna aux soldats et aux matelots de creuser le fossé et d'élever les retranchements. On lui obéit sur-le-champ. Le nombre des travailleurs était considérable; leur zèle était excité tant par leurs propres craintes que par la voix et les exhortations du général; aussi, dans le même jour, le fossé et les glacis furent achevés, et les palissades plantées sur le retranchement. Par un hasard presque miraculeux, au moment où l'on creusait le fossé, il jaillit à la surface du sol une source abondante, jusqu'alors inconnue en ce lieu, et qui sembla une faveur du ciel, d'autant plus inespérée que cette partie de la Byzacène est extrêmement aride. Cette source suffit abondamment à tous les besoins des hommes et des animaux. Procope félicita son général de cette heureuse découverte. Il se réjouissait, disait-il, de voir le camp abondam-ment pourvu d'eau, moins à pause des avantages qu'elle lui procurerait, que parce qu'elle était un présage certain, envoyé par Dieu même, de la facilité de la victoire; ce qui fut en ef-fet prouvé par l'événement. L'armée passa la nuit suivante dans le camp, dont la sûreté fut garantie, suivant l'usage, par des patrouilles et des gardes avancées. Cinq archers seule-ment, par ordre de Bélisaire, veillèrent sur chacun des navires, qu'on fit aussi entourer par les vaisseaux de guerre, afin de les défendre en cas d'attaque. XVI. Le lendemain, quelques soldats s'étant écartés dans la campagne pour y piller des fruits murs, le général les fit battre de verges, et prit cette occasion de représenter à son ar-mée[26] « que le pillage, criminel en lui-même, était encore contraire à leurs intérêts que c'était soulever contre eux tous les habitants de l'Afrique, Romains d'origine, et ennemis na-turels des Vandales. Quelle folie de compromettre leur rareté et leurs espérances par une misérable avidité ! Que leur en coûterait-il pour acheter ces fruits que les possesseu

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